Algérie - 03- De Carthage à Rome


ILS ONT DEFIE L'EMPIRE
Gildon
(Gildo)
Y. Moderan
p. 3134-3136
https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.1928
Index | Texte | Bibliographie | Citation | Auteur
1Fils de Nubel, qu’Ammien Marcellin définit vers 370 comme un potentissimus regulus des nations maures et plus particulièrement des Jubaleni, à localiser en Maurétanie Césarienne, peut-être dans les Bibans. Le nom de Gildon en lui-même témoigne d’une origine berbère et princière : c’est en effet la vocalisation du mot GLD des inscriptions libyques, qui a donné en berbère moderne aguellid*, “le chef, le roi”.
2Gildon naquit probablement dans les années 340 dans un milieu qui, pour être maure, n’en était pas moins déjà très romanisé. Selon une hypothèse de S. Gsell reprise et développée par G. Camps, Nubel devrait en effet être identifié à Flavius Nuvel, officier de l’armée romaine, commandant d’une unité de cavalerie, les equites Armigeri juniores, qui avec sa femme Nonnica (Monnica ?) fit construire vers le milieu du ive siècle à Rusguniae une basilique abritant une relique de la vraie Croix.
3L’hypothèse n’est pas absolument sûre, mais la carrière des fils de Nubel illustre cependant très bien la double identité qu’elle suppose. Si celui qui était peut-être l’aîné, Firmus, prit en effet en 372, au nom de son héritage maure, la tête d’un soulèvement en Maurétanie Césarienne, en revanche Sammac, assassiné peu avant, était un proche du comte d’Afrique Romanus, et Gildon, apparemment très tôt, s’engagea dans le camp romain contre son propre frère. Il apparaît pour la première fois dans nos sources en 372 ou 373, aux côtés du magister equitum Théodose l’Ancien, et dès ce moment il semble détenir un poste important dans l’armée impériale : Théodose lui confie la tâche d’arrêter Vincentius, un dignitaire de l’entourage de Romanus disgracié ; puis il se signale par la capture de deux alliés de Firmus, Bellen, un chef des Mazices, et Féricius, un préfet de tribu. On ignore son rôle ensuite dans la fin de la guerre et dans la reprise en main du pays. Sans forcément avoir renoncé à l’héritage de son père, il semble alors avoir poursuivi résolument une carrière dans l’armée romaine, qui le mena très vite à un sommet. Il réapparaît en effet dans nos sources vers 385, et c’est pour accéder, à Carthage, à la charge qui avait été celle de Romanus, c’est-à-dire le commandement en chef de toutes les armées romaines d’Afrique, avec le titre de comes Africae. Un peu plus tard, avant 393, il porta même le titre de “comte et maître des deux milices pour l’Afrique”, avec le rang nobiliaire officiel de vir spectabilis. Malgré l’attitude plus qu’ambiguë de Gildon lors de l’usurpation de Maxime en 388, l’empereur Théodose, fils du général auprès de qui il avait servi en 373-375, ne cessait, de toute évidence, de faciliter cette extraordinaire ascension. On a supposé que cette faveur persistante reflétait surtout la volonté impériale de s’appuyer sur un homme précieux par ses liens avec les tribus berbères. Mais c’est oublier que la famille de Nubel, tout au moins à lire Ammien Marcellin, était surtout puissante en Maurétanie Césarienne : or le domaine du comte d’Afrique était bien plus vaste, et rien ne permet de dire que des attaches clientélaires personnelles l’unissaient aux gentes de Tripolitaine ou de Numidie par exemple. En fait, c’est selon nous plus vraisemblablement l’habileté de Gildon à nouer des liens avec la plus haute aristocratie romaine qui explique ses succès. Il semble en effet avoir épousé une noble et très chrétienne dame de Carthage (réfugiée plus tard à la cour impériale, elle est qualifiée de sancta par saint Jérôme), et il maria surtout sa fille Salvina à Nebridius, qui n’était rien moins que le neveu de l’impératrice Flacilla, femme de Théodose.
4Parallèlement, il se constitua dans toute l’Afrique, et en particulier en Proconsulaire, un gigantesque patrimoine foncier qui lui permit certainement d’acquérir une véritable place au sein de la vieille aristocratie romaine régionale.
5Cette extraordinaire réussite finit par le griser, et son comportement prit au cours des années 390 un caractère de plus en plus despotique. Nous possédons en effet sur cette époque un dossier assez précis grâce aux nombreuses œuvres antidonatistes de saint Augustin. Il apparaît que Gildon, sans jamais être explicitement signalé comme un fidèle de l’Église schismatique (ce qui semble exclure un motif religieux à ses actes), protégeait en Numidie méridionale l’action de l’évêque Optat de Timgad, le chef des donatistes alors largement prédominants dans cette région. Augustin évoque à ce propos la “société gildonienne”, dans laquelle Optat n’était qu’un “satellite”, parmi d’autres, du comte. L’expression, qui n’est pas isolée dans l’œuvre de l’évêque d’Hippone, est suggestive et laisse entendre que Gildon, probablement pour mieux asseoir son pouvoir personnel, s’était fait, dans le vaste territoire soumis à son autorité, le protecteur de différents potentats locaux, parfois au mépris du droit. C’est à la lumière de ce comportement qu’il faut, au moins en partie, expliquer sa rupture avec Ravenne en 397.
6A l’automne de cette année, en effet, Gildon décida de bloquer les transports réglementaires de blé annonaire vers Rome, et il proclama unilatéralement le rattachement de l’Afrique à l’empire romain d’Orient. La réaction du régent Stilichon, véritable maître de l’empire d’Occident, fut rapide : le comte d’Afrique fut déclaré “ennemi public” (cf. CIL IX, 4051) et une armée, confiée à son propre frère Mascezel, fut envoyée contre lui. Gildon fit face en mobilisant l’armée romaine, cantonnée surtout en Numidie, et en appelant à la rescousse de nombreuses tribus berbères (probablement en faisant jouer simplement les traités qui les unissaient à l’Empire dont, au nom d’Arcadius, il se prétendait encore le représentant). Théveste était le lieu choisi pour cette concentration. Mais Gildon fut devancé par l’avance rapide de Mascezel et il dut livrer bataille non loin de cette ville, sur la route d’Ammaedara (Haïdra), près de la rivière Ardalio (printemps 398). L’engagement fut bref : très vite, ses troupes romaines passèrent dans le camp impérial et, devant cette défection, ses auxiliaires maures rentrèrent chez eux. Abandonné de tous, Gildon gagna Thabraca (Tabarka) et tenta de fuir par mer, peut-être vers l’Orient. Mais repris par les forces de Mascezel, il fut arrêté et mourut le 31 juillet 398, exécuté ou contraint au suicide.
7On a beaucoup écrit sur la signification de cette rupture avec Ravenne, en l’interprétant le plus souvent comme une révolte berbère qui aurait prolongé, à une vingtaine d’années d’écart, celle de Firmus. Or, en dehors des origines de Gildon, la thèse ne se fonde surtout que sur les invectives du poète Claudien qui, dans plusieurs œuvres, dénonce le tyrannus Maurus, héritier de Jugurtha et de
8Juba et chef d’un soulèvement de tous les “barbares” d’Afrique, des Autololes du Maroc aux Nubiens voisins du Nil. Mais Claudien était un poète de cour, panégyriste officiel de Stilichon, et son témoignage, entièrement nourri d’images et de clichés littéraires empruntés à Salluste, Lucain ou Silius Italicus, ne relève que de la propagande la plus outrancière. En réalité, rien dans le comportement de Gildon ne paraît s’inspirer d’une quelconque référence à Firmus, et la manière lamentable dont s’est achevée son aventure, avec la défection rapide de ses auxiliaires maures, ne donne guère de crédibilité à cette interprétation. Deux sources beaucoup plus sûres que Claudien, Zosime et surtout Orose, qui écrivait à peine vingt ans après la révolte et en Afrique, auprès de témoins directs comme saint Augustin, n’en disent d’ailleurs par un mot. Zosime ne considère la guerre de 397-398 que comme un épisode de la lutte acharnée que se livraient alors Stilichon et Eutrope, le principal ministre d’Arcadius ; et Orose, sans exclure la sincérité du rattachement du comte d’Afrique à l’empire d’Orient, envisage plus simplement une tentative séparatiste motivée par les seules ambitions personnelles de Gildon. C’est cette interprétation qui nous paraît en définitive la mieux fondée. Certes, une part de mystère demeure sur les causes précises de la crise de 397-398, et l’aventure fut trop courte pour que Gildon révèle ses véritables intentions. Mais les suites de la révolte ne laissent guère de doutes : presque toutes les mesures de remise en ordre qui nous sont alors connues sont des lois de confiscation de l’énorme patrimoine foncier de Gildon ou de répression d’un trafic clandestin de blé annonaire, et non des traités avec des tribus berbères. Ces textes, et ce que nous savons de la très forte insertion antérieure du comte dans l’aristocratie la plus éminente du temps, doivent donc, selon nous, conduire à assimiler Gildon bien plus à un potentat romain de province grisé par son pouvoir qu’à un chef maure insurgé au nom de son peuple.
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Bibliographie
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Ammien Marcellin, Res Gestae, XXIX, 5, éd. J. C. Rolfe, coll. Loeb, t. 2, Londres, 1963.
Claudien, De bello Gildonico, ed./trad. française E. M. Olechowska, Leiden, 1978.
Orose, Historiae advenus paganos, VII, 36, éd./trad. M.-P. Arnault-Lindet, t. 3, Paris, 1991.
Zosime, Histoire nouvelle, V, 11, ed./trad. F. Paschoud, t. 3, Paris, 1986.
Mazzarino S., Stilicone, la crisi imperiale dopo Theodosio, Rome, 1942, p. 163-168.
Demougeot E., De l’unité à la division de l’empire romain (395-410), Paris, 1951, p. 171-189.
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DOI : 10.1086/364644
Kotula T., “Der Aufstand des Afrikaners Gildo und seine Nachwirkungen”, Das Altertum, 18, 1972, p. 167-176.
Camps G., “Rex gentium Maurorum et Romanorum”, Antiquités Africaines, 20, 1984, p. 183-218.
Moderan Y., “Gildon, les Maures et l’Afrique”, MEFRA, t. 101, 1989, 2, p. 821-872.
Duval N, “Les systèmes de datation dans l’est de l’Afrique du Nord (ive-xie siècles)”, Ktéma, t. 18, 1993, p. 189-211.
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Pour citer cet article
Référence papier
Y. Moderan, « Gildon », Encyclopédie berbère, 20 | 1998, 3134-3136.
Référence électronique
Y. Moderan, « Gildon », Encyclopédie berbère [En ligne], 20 | 1998, document G49, mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 30 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/1928 ; DOI : https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.1928


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