Quand il avait dû économiser les 300 francs français pour l'édition du «fils du pauvre» à compte d'auteur (puisque aucun éditeur n'avait daigné lui donner de réponse favorable à l'époque), Mouloud Feraoun savait-il que son premier roman allait devenir un roman culte et mythique qui sera lu par des millions de lecteurs et qui allait devenir le roman algérien le plus vendu de tous les temps? Certes, ce roman avait été écrit avec ses tripes et avec talent mais à l'époque, Mouloud Feraoun était encore loin d'être ce romancier de renommée internationale qu'il devint plus tard. Loin de capituler face aux refus unanimes et absurdes que lui avaient apposés les différents éditeurs sollicités à l'époque, Mouloud Feraoun se résolut à opter pour l'édition libre en prenant en charge lui-même les frais d'impression. De son salaire d'instituteur, il défalqua pendant plusieurs mois une partie pour réunir la somme nécessaire pour que «Le fils du pauvre» paraisse enfin! Malgré le fait que la formule «compte d'auteur» était (et toujours) loin d'être honorifique, «Le fils du pauvre» avait été salué unanimement par la critique littéraire. D'ailleurs, «Le fils du pauvre», écrit en 1939, ne tarda pas à obtenir le Grand Prix littéraire de la ville d'Alger. Mouloud Feraoun a eu, en parallèle, la chance de tisser une amitié solide avec l'écrivain Emmanuel Roblès qui avait ses entrées dans le monde de l'édition parisien, très fermé du reste, chose qui lui permit de persévérer sur le chemin de l'écriture romanesque grâce aux encouragements de ce dernier. A chaque fois que Mouloud Feraoun était gagné par des zones de découragement, Emmanuel Roblès le relançait en lui rappelant son talent incontestable. Ce qui poussa Mouloud Feraoun à écrire deux autres romans majeurs dans la littérature algérienne et qui constitueront avec «Le fils du pauvre» une sorte de trilogie. Il s'agit de «La terre et le sang» et de «Les chemins qui montent». Le mythique Fouroulou Menrad grandit et affronte la vie autrement et sous une autre identité dans les deux autres romans de l'enfant de Tizi Hibel. Cette trilogie, en plus de ses qualités littéraires indéniables, constitue également une mine d'informations sur le mode de vie dans les villages kabyles durant les années trente et quarante.
Le chemin de l'écriture
Mouloud Feraoun réussit, dans ces trois romans, à embrasser l'ensemble des facettes de la vie quotidienne en milieu rural. Feraoun y dépeint même les aspects psychologiques et sociologiques qui prévalaient à l'époque tout en abordant avec minutie le volet inhérent aux conditions sociales de vie qui étaient extrêmement difficiles. Feraoun y aborde le phénomène de l'émigration, notamment dans «La terre et le sang». La prouesse de Mouloud Feraoun c'est d'avoir réussi à créer une parfaite symbiose entre la structure romanesque et l'aspect documentaire dans ses oeuvres. On peut aller jusqu'à dire qu'il s'agit du même roman écrit en trois tomes tant le lien qui relie ces oeuvres est d'une évidence éclatante. D'ailleurs, «Les chemins qui montent» constitue tout simplement la suite de «La terre et le sang». Mais le génie de Mouloud Feraoun fait que l'on peut lire «Les chemins qui montent» en premier sans éprouver aucunement le sentiment que l'oeuvre est amputée. On peut aussi s'astreindre à ne lire que «La terre et le sang» sans aucunement sentir un goût d'inachevé.
A la veille du cessez-le-feu
Après cette trilogie, et la guerre d'indépendance battant son plein, Mouloud Feraoun fut happé par la souffrance qu'engendrait la répression militaire française dans les quatre coins du pays. Il mit alors sa plume au service de cette cause, à sa manière bien sûr. Il écrit, au jour le jour, son «Journal», où sont narrés avec le moindre détail et le style littéraire qui est le sien, les événements de la guerre d'Algérie dont l'auteur était témoin d'une manière ou d'une autre. L'auteur consignait bien entendu ses propres visions, opinions, courtes analyses laconiques et lectures pointues des événements. Le résultat est un volumineux ouvrage de plus 400 pages unique du genre bien sûr, et qui constitue une véritable chronique, sans concession, des années de braises. Mouloud Feraoun n'y mit d'ailleurs jamais de point final à son journal puisqu'il fut assassiné avant l'indépendance par les sanguinaires de l'Organisation Armée Secrète (OAS) la veille de la proclamation du cessez-le-feu entre l'ALN et l'armée française. Le crime abject qui allait faire taire l'une des meilleures voix littéraires algériennes et maghrébines se produit le 15 mars 1962, soit quatre jours avant le cessez-le-feu. Quant au «Journal» de Mouloud Feraoun, qui raconte la guerre d'Algérie de 1955 à 1962, il ne fut édité qu'après l'assassinat de l'auteur. Il demeure l'un des documents les plus denses sur cette période de l'Histoire du pays. Dans son journal, Mouloud Feraoun exprimait, de manière explicite, ses prémonitions quant à sa mort imminente. Une prophétie parmi tant d'autres d'un écrivain visionnaire et clairvoyant qui a légué à la littérature francophone de très belles lettres.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 16/03/2019
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Par Aomar MOHELLEBI
Source : Lexpressiondz.com