C'est moi,
Djelloul, mon frère, c'est la carcasse craquante de ton épouse Fatna qui vient
te rendre visite comme d'habitude. Ça fait un bon moment que je suis assise à
tes côtés, mais essoufflée, je n'ai pas pu prononcer un mot !
La fatigue avait
sucé les derniers débris de moelle qui merestait dans les os et le peu d'air
que j'avais dans les poumons ! Mais louange à Dieu, la voix m'est revenue.
Aujourd'hui, j'ai failli rendre l'âme hors de mon foyer ! Tu te rends compte du
scandale ! On aurait retrouvé le corps de ta femme étalé sans pudeur dans la
poussière comme celui d'un vagabond ! Mais le Seigneur n'a pas voulu que je
devienne la pâture des langues de serpent qui sifflent sans répit dans toutes les
maisons !
Ô Djelloul, il est fini le temps béni où mes
pieds pouvaient dévorer joyeusement des kilomètres de chemin comme les pattes
d'une gazelle. Maintenant, chaque jour qui passe emporte avec lui un lambeau de
la vigueur qui bouillonnait dans mes jambes. Pour arriver jusqu'à toi, combien
de fois j'ai été obligée de m'arrêter et de m'asseoir à même la poussière pour
reprendre haleine ! C'est qu'aujourd'hui, en plus du long chemin raboteux qui
me sépare de ta demeure, il fait une chaleur accablante, et mes yeux n'ont pas
découvert un seul arbre pour abriter ma tête du feu qui pleuvait du ciel ! Sans
la bouteille d'eau que j'ai emportée avec moi, le soleil m'aurait calcinée !
Ces soupirs et ces halètements que tes os ont entendus, il y a quelques minutes,
n'appartenaient pas à une personne qui t'est étrangère, non Djelloul, mais à ta
propre femme qui a failli étouffer auprès de ta tombe. Mais à présent, louange
à Dieu, abritée par ce parapluie, j'ai repris mon souffle et je peux te parler.
En dehors du fossoyeur qui marmonne, tout seul sous le figuier qui ombrage le
mausolée, le cimetière est désert. À qui parle-t-il ? De quoi parle-t-il ? Dieu
seul le sait. C'est un homme étrange mais conscencieux. Depuis qu'il travaille
ici, les allées sont soigneusement dessinées et les herbes qui foisonnaient sur
les tombes ont été éradiquées. Il a des mains divines ! Tantôt, quand il m'a
vue franchir la porte d'entrée du cimetière, il s'est avancé vers moi, m'a
saluée, et m'a dit : «Vous êtes en retard, aujourd'hui, ma sÅ“ur. Courez vers
lui pour le rassurer, il doit se ronger d'inquiétude ? Il y a un instant, il
m'a semblé entendre ses os s'entrechoquer d'impatience. Comme ça : tac, tac,
tac. Où est-elle ? Où est-elle ?... Mais ne faites pas attention à ce que je
dis... C'est dommage que vous ne serez pas enterrée à ses côtés, ma soeur. Des
centaines de tombes vous sépareront. Les Arabes n'arrêtent pas de rejoindre
leur Dieu !... Qui lui tiendra compagnie alors ?... Qui lui parlera ? Mais
faites vite, ma sÅ“ur ! Je n'ai pas envie qu'il m'insulte, tout à l'heure pour
vous avoir retenue !... Attendez ! Je vais vous chercher un vieux parapluie que
je garde dans le mausolée. Le soleil tape dur aujourd'hui !» Un instant plus
tard, il m'a remis l'objet et m'a encore dit : «Vous feriez peut-être mieux de
ne pas vous attarder là-bas, ma sÅ“ur... Vous semblez très fatiguée... Vous
aurez peut-être besoin, tout à l'heure, de vous reposer un peu à l'intérieur du
mausolée... »...
Le cimetière est
donc désert. C'est cette tranquillité que je voulais le jour où j'ai pris la
décision d'éviter de venir me recueillir sur ta tombe par un vendredi. Car tu
sais que cette journée sacrée attire ici une foule tapageuse et tourbillonnante
qui m'aurait empêchée de me confier à toi, Djelloul ! Comment une femme
pourrait-elle ouvrir son cÅ“ur à son mari quand elle est cernée d'énergumènes
pourvus d'oreilles plus fines que celles d'un chien policier ? Surtout les
femmes, qui ne prennent plus le chemin du cimetière pour se recueillir, mais
pour ramasser les paroles des gens et les transformer en papotage venimeux.
En plus, pendant cette journée, le cimetière
devient un marché public où les femmes viennent exposer, là aussi, la viande
surchauffée de leurs fesses charnues et houleuses aux regards affamés de nos
garçons, qui n'arrêtent pas de sucer des cigarettes, tentant vainement
d'engourdir les serpents qui se tortillent furieusement dans leurs reins, les
pauvres gosses ! Les choses ont changé, Djelloul ! Même les lieux sacrés ne
sont pas respectés ! Ces polissons sillonnent le cimetière, piétinant les
tombes, se lorgnant avec des yeux voraces, saturant l'air d'odeurs lourdes,
comme un troupeau de chèvres en chaleur. Les bébés, que l'on retrouve étouffés
dans des sachets en plastique, ou découpés en morceaux, ne tombent pas du ciel
!...
Ô Djelloul, mon nez flaire un malheur ! Ces
mâles aux yeux sombres, traversés de lueurs visqueuses, finiront un jour par
bondir sur ces femelles frissonnantes et les déchirer avec leurs dents !... Le
sang des vierges languissantes inondera les tombes !... La folie envahira le
pays et aucune femme ne sera épargnée !... Insatiables, fougueux, des millions
de jeunes fauves défonceront les portes des maisons et emporteront sur leur dos
des proies soumises... Pendant des jours et des nuits, l'air s'emplira d'odeurs
de chair déchiquetée... Hurlant de jouissance, folles, mais obéissantes, mais
consentantes, les femmes offriront leur chair aux crocs pointus de leurs
prédateurs... Mais qu'a-t-elle ma langue à radoter de la sorte ?!... Qu'a-t-il
mon cÅ“ur à cogner comme un tambour ? Que se passe-t-il en moi ? Vers quelle
boue puante Satan veut-il entraîner mon corps ? Au nom de Dieu, le Clémént, le
Miséricordieux ! Au nom de Dieu, le Clémént, le Miséricordieux ! Ô Seigneur !
Pardonne-moi ces paroles tordues ! Que m'est-il arrivé ?...
Ô Djelloul mon frère, pourquoi m'as-tu
abandonnée ? Il y a dix ans maintenant que tu m'as quittée pour venir roupiller
ici ! As-tu une idée de l'enfer dans lequel mon corps a flambé durant toutes
ces années ? Non, bien sûr !
En vérité, même
vivant, tu me rendais folle de rage, toujours se plaignant, toujours en rogne,
la gueule ruisselante d'insultes et de morale poisseuse, changeant d'humeur,
toutes les minutes, alors que je ne désirais qu'une seule chose : que tu me
serres, de temps à autre, dans tes bras pour calmer la bête féroce qui me
dévorait le ventre !
En vain, j'ai attendu que tu cesses de
hurler. En vain, j'ai attendu que tu cesses de m'insulter en crachant sans
arrêt. En vain, j'ai prié Dieu pour qu'Il te débarrasse de ces fureurs subites
qui saccageaient ta raison et empoisonnaient ma vie et celle de mes enfants.
Les années s'accumulaient sur mon dos, n'apportant malheureusement avec elles
aucun changement. Même notre pain quotidien a été, à la longue, imprégné par le
goût âcre de tes hurlements. Jusqu'au jour où j'ai eu cette idée qui m'a
délivrée de tes humeurs massacrantes. Alors, j'ai obtenu le silence derrière
lequel j'ai haleté pendant des années. J'ai engourdi tes nerfs. J'ai embué ton cerveau.
J'ai vidé ton corps des diables qui l'habitaient. Et une nuit, tu as poussé ton
dernier soupir. Ô Djelloul, depuis que tu es parti, c'est la nuit surtout que
ma chair redoute ! Dès que j'éteins la lumière, je sens les griffes brûlantes
de Satan m'écorcher les hanches, et pour ne pas hurler et ameuter toute la
maison, je plante mes dents dans l'oreiller et je pleure, et je pleure,
suppliant la mort de venir mettre un terme à ma torture, et surtout empêcher
ces bêtes visqueuses qui envahissaient mes nuits de m'entraîner par les cheveux
vers les jardins luxuriants de Satan ... Mais la mort ignore mes cris comme si
elle veut que je souffre encore ! Certes, lorsque je l'appelle, elle accourt,
me palpe de ses doigts froids, me renifle un instant, mais finit toujours par
s'éloigner de moi, comme dégoutée, et va chercher ailleurs de la pâture pour
ses vers de terre. Pourquoi ? Pourquoi ? Que me reproche-t-elle ? Pourquoi ce
châtiment? De quoi m'accuse-t-elle ?
Mais que les choses soient claires entre
nous, Djelloul mon frère ! Il y a un moment dans la vie où la vérité doit être
dite ! Quand tu étais encore en vie, mes nuits n'étaient pas meilleures ! Mais
il y avait un corps qui respirait à portée de ma main, qui nourrissait mes
espérances, qui me permettait de rêver. Et pourquoi le cacher ? De temps à
autre, tu te métamorphosais en étalon fougueux, tu t'emparais de ma chair avec
des bras qui me fascinaient, les lèvres ruisselantes de murmures qui
disloquaient mon corps ; et la raison mise en pièces par ces folies que tu me
chuchotais dans l'oreille, je te murmurais moi aussi des mots qui éperonnaient
tes flancs, qui te faisaient galoper avec plus d'ardeur... La nuit s'emplissait
de frissonnements douloureux et délicieux... Et repus, nous nous laissions couler
voluptueusement au fond des eaux tranquilles du sommeil...
Mais tu criais et
tu m'injuriais sans raison ! Chienne ! Vache ! Anêsse ! Mule ! Truie ! Chèvre !
Poule ! Tu me haïssais. Combien de fois tu as écrabouillé le cÅ“ur de mes
enfants en me crachant dessus en leur présence ! La scène se répétant, ils se
sont mis à me mépriser ! Ce n'était plus leur maman qu'ils avaient sous les
yeux, mais un tas d'ordures puantes et couvertes de mouches ! Une merde !...
Ils avaient raison de me regarder ainsi ! Sans un geste, sans un mot, soumise
et rampante, je te laissais m'humilier devant eux ! Jusqu'au jour où j'ai eu
cette idée qui m'a fait reconquérir le cÅ“ur de mes enfants.
Ô Djelloul mon frère, que Dieu bénisse tes
parents, ne m'accuse pas ! Ne me rends pas responsable de ta mort ! Car je suis
persuadé que tu me soupçonnes ! Chaque fois que je viens te voir, tu fais
entrechoquer violemment tes os ! Depuis dix ans, tu n'as pas cessé ce
crépitement ! Au lieu de te reposer au fond de ce trou, au lieu d'accepter ton
destin, tu m'accuses de t'avoir tué ! Mais je ne t'ai pas tué. Je ne croirais
jamais que les petites quantités de raticide que je mélangeais à tes repas ont
été à l'origine de ta mort...
La vérité est que tu n'étais pas bien
portant. Un visage verdâtre. Une poitrine tout le temps bouchée par des
mucosités que tu as pris l'habitude d'avaler. Tu puais le tabac à des
kilomètres. Des jambes maigres comme des clous. Je me demandais par quel
miracle tu pouvais tenir debout. Souviens-toi, Djelloul ! Tu te mettais nu face
au miroir de notre chambre et tu me demandais : «Ô femme, quel est ce bouc
rachitique qui me regarde ? Ne me dis pas que c'est ton mari ? Dieu
Tout-Puissant ! Serais-tu une chèvre ?» J'éclatais de rire ! Tu continuais tes
plaisanteries. Tu te mettais à chevroter en grimaçant : «Où est ma douce chèvre
? Ma douce et chaude chèvre ! Je veux la mordre jusqu'au sang !» Alors, je
bêlais de frayeur ! Je bêlais ! Je bêlais ! Et mes bêlements te rendaient
fou... Et j'aimais cette folie... Qui transformait notre lit en paille fraîche
et odoriférante... Mais il y avait ces cris et ces insultes...
Au fil des jours,
les petites quantités de raticide t'ont calmé. Peu à peu, une lassitude a
envahi ton corps. La poudre t'a plongé dans une torpeur ouatée. Tes mouvements
sont devenus cotonneux. Ta voix s'est assoupie. Tes yeux se sont voilés. Ta
chair s'est amollie. J'ai obtenu le silence derrière lequel j'ai haleté pendant
des années.
Tes accusations ne sont pas fondées, Djelloul
! Je ne t'ai pas tué ! Je te connais assez pour deviner que tu ne me crois pas
! Ta tête est dure comme de la pierre ! Mais je vais te dire la vérité :
quelques jours après ta mort, j'ai regretté tes hurlements et tes insultes,
Djelloul mon frère !... Pourquoi hurlais-tu comme un fou ? Pourquoi ? Quelle
bête tourmentait ainsi ton cÅ“ur ?...
Maintenant, laisse-moi partir ! Je vais
essuyer d'abord mes larmes... Je ne veux pas que le fossoyeur me voit pleurer
comme une sotte sur une tombe vieille de dix ans... Car avant de partir, je
dois lui rendre son parapluie et me reposer un moment à l'intérieur du
mausolée... Le cimetière est désert aujourd'hui... Cet homme est étrange...
L'autre fois, il m'a offert de l'eau fraîche et des figues juteuses...
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Posté Le : 13/05/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com