Les scènes
d'émeutes qu'a vécues l'Algérie pendant plusieurs jours sont tout, sauf
inattendues. Dans les cafés, sur les plages de l'été, dans les taxis, les
avions, les trains, au Sud, au Nord, à l'Est, à l'Ouest, il ne ressort d'aucune
conversation un élément positif sur l'état du pays.
Sans doute y
a-t-il l'outrance dont nous sommes coutumiers et qui nous conduit à grossir le
trait. Il n'en reste pas moins que, quand rien ne trouve grâce, aux yeux de la
quasi-totalité de la population, les dirigeants, mais aussi la société, doivent
s'interroger sérieusement sur les raisons d'un tel fossé. Une réunion inter
ministérielle s'est tenue pour étudier les moyens de faire baisser les prix de
l'huile et du sucre… Certains cancers provoquent, paraît-il, des maux de tête.
Pour autant, aucun médecin sérieux ne prescrirait à un malade atteint de cette
affection, un traitement à base d'aspirine ! C'est pourtant exactement ce qu'a
inscrit cette commission à son ordre du jour. Qui peut sérieusement penser que
la hausse des prix de denrées basiques, certes importantes, peut conduire des jeunes
gens à affronter des mers inhospitalières, voire meurtrières, quittant ainsi
leur pays, leurs familles, leurs amis ? Qui peut croire que la hausse des prix
du sucre et de l'huile ou la pénurie de farine ait été à l'origine de la
tragédie de la décennie noire, dans laquelle des dizaines de milliers de
citoyens ont perdu la vie ? Qui peut avancer qu'il suffirait de leur distribuer
gratuitement des tomates et des patates, pour ramener le sourire et la joie de
vivre chez nos compatriotes ?
A l'évidence, le mal est plus profond, plus
insidieux. Il concerne le gouvernement et la classe politique mais aussi et
peut-être d'abord la société dans son ensemble.
Aucun peuple au monde ne peut vivre sans
horizon, sans le sentiment de participer à une aventure collective, de
contribuer à l'édification d'une maison commune.
Un vieux conte philosophique : Deux maçons
sont à l'ouvrage. Ils construisent chacun un mur. Ils en sont, à peu près, au
même point. Un passant s'adresse au premier. «Que fais-tu ?», lui demande-t-il.
«Tu vois bien, répond l'ouvrier, un peu agacé. Je construis un mur. J'empile
des briques les unes sur les autres, je mets du ciment comme liant et à la fin,
ça fait un mur». L'homme pose la même question au second ouvrier qui lui répond
: «Je construis un palais».
Nous ressemblons,
hélas, bien plus au premier maçon qu'au second. Faute de comprendre la finalité
de nos actions quotidiennes, nous les exécutons mal, dans l'ennui, avec un
sentiment d'inutilité. Si nous parvenions à intégrer l'esprit du second
artisan, la moindre des tâches quotidiennes nous paraîtrait plus légère, plus
nécessaire, parce qu'elle participerait de la création d'une Å“uvre collective.
Nous retrouverions le bonheur de constituer une communauté de destin, de
construire un avenir qui nous survivrait, tout en donnant du sens à notre
existence.
La forme même de
notre protestation pose problème. Il y a eu de trop nombreuses destructions
d'infrastructures utiles, lycées, cliniques. Il y a eu trop de pillages,
d'attaques de biens privés. Bien sûr, tous les protestataires n'ont pas agi de
la sorte mais il y a eu beaucoup trop d'actes condamnables pour que cette
donnée puisse être ignorée. Elle indique, de façon claire, que ces émeutes sont
la manifestation d'une exaspération pure qui ne se donne pas d'autre finalité
que l'assouvissement d'une vengeance, que l'expression brute d'une rage. C'est
là qu'intervient la faillite de la société, du pouvoir, de la classe politique.
La société a montré son incapacité à produire du sens, à exprimer des valeurs
partagées, à inscrire la révolte dans un projet, à offrir une perspective à sa
jeunesse, autre que le retour à la léthargie habituelle qui succède aux coups
de sang.
Elle est, encore
aujourd'hui, incapable de définir un horizon, incapable d'offrir à sa jeunesse
une part de rêve, incapable de lui désigner un continent à conquérir sans qu'il
soit nécessaire qu'elle risque sa vie sur d'improbables rafiots, puisque ce
continent, tapi dans les limbes, est tout proche. Ce continent s'appelle
Patrie, Nation, habits de lumière qu'elle doit faire endosser à la terre
d'Algérie pour qu'elle lui redevienne accueillante, nourricière, naturelle,
qu'elle lui soit terre à chérir et source de fierté plutôt que désert
improbable, tout juste bon à accueillir son ennui dans la ronde imbécile des
jours. Plutôt que de rejeter tous les torts sur le Pouvoir (qui le mérite !),
la société doit faire son examen de conscience et admettre qu'elle a failli. Si
nous acceptons cette introspection et le diagnostic qui en découlerait, nous
aurons fait plus de la moitié du chemin vers la sortie du tunnel et l'entrée,
enfin, dans le cercle des Nations qui comptent des pays dont les dirigeants
n'ont rien d'autre en vue que l'épanouissement de leurs citoyens. Le
gouvernement et la classe politique ne sont que l'émanation de la société.
Aucun gouvernement ne peut durer s'il ne dispose pas d'un soutien, au moins
tacite de la population qu'il administre.
La corruption au
sommet ? Bien sûr qu'elle existe ! Mais est-elle absente chez le bon peuple ?
Combien coûte un extrait de naissance, une admission à l'hôpital, un diplôme ?
Il y a une relation dialectique entre dirigeants et dirigés fondée sur un
consensus secret, qui se résume par la phobie du changement. «El Moualfa khir
mettelfa» (Il vaut mieux conserver ce qui nous est habituel plutôt que de
tenter la nouveauté), dit un proverbe particulièrement populaire. Cela fait des
décennies à présent, que notre société glisse de manière insensible mais
évidente vers une forme d'autisme, d'enfermement, qui nous conduit à jeter
l'anathème sur l'originalité (El Bid3a), à vivre dans un univers de plus en
plus étroit, dans un consensus mortifère qui consiste à condamner la différence
et à uniformiser les comportements. Comment une société de culture musulmane
séculaire peut-elle se sentir menacée par quelques centaines de conversions ?
Pourquoi cette inclination à régir la vie des gens en décrétant non conforme
telle ou telle attitude ? La modernité, c'est l'accès à l'universel, de
préférence à partir de sa propre matrice culturelle parce que c'est la voie
naturelle. Notre société tend à l'interdire. Le Pouvoir est autoritaire,
certes, mais ce n'est pas lui, mais bien nous qui prononçons les interdits,
alimentaires, vestimentaires. C'est nous qui veillons à leur respect. C'est
nous qui élevons nos enfants dans le strict respect des seules normes admises
et qui, pensant les protéger, limitons leurs contacts avec le monde extérieur,
décrit comme un lieu de perdition. C'est nous, nous tous ou presque, chacun
dans sa sphère privée, qui payons pour que notre enfant soit scolarisé dans un
meilleur établissement, pour qu'il échappe au service national, pour qu'il ait
un logement… Nous sommes devenus un archétype de communauté schizophrène. Nous
dénonçons tous, d'une même voix, ce que nous pratiquons tous, la corruption, le
mensonge, le passe-droit. Nous nous indignons de la saleté de nos rues en
faisant semblant d'oublier que cette saleté n'est pas un article d'importation
et que ce sont nos ordures que nous jetons à tort et à travers, à toute heure
du jour et de la nuit. Ce sont nos sacs en plastique qui viennent remplacer les
feuilles des arbres et qui tuent nos paisibles vaches qui découvrent qu'en
Algérie, les pâturages peuvent être des champs de mines. Les escaliers crasseux
de nos immeubles plongés dans le noir sont nos escaliers et leur crasse est la
nôtre. Reconnaissons l'état des choses, avant qu'il ne soit trop tard, avant
que l'Histoire nous donne définitivement congé. Changer les choses, c'est se
changer soi-même, interroger sa propre responsabilité. Dans le film, Le
Guépard, Visconti dépeint une société aristocratique menacée par les vents du
changement et l'irruption du peuple. Un aristocrate conservateur, attaché donc
au maintien de la situation de l'Italie dans laquelle les nobles avaient le
beau rôle, dit ceci : «Il faut que tout change pour que rien ne change».
Autrement dit, il faut donner l'illusion du mouvement pour que l'ordre des
choses demeure immuable. C'est un peu ce que nous faisons, de temps à autre ;
une flambée de colère, une agitation extrême, le sentiment du changement, puis
retour à la prostration en attendant le prochain incendie.
Depuis octobre
88, il y a eu les émeutes qui ont débouché sur le multipartisme et la
libération de la presse. Nous n'avons pas eu le temps de savourer ces conquêtes
que nous avons été happés dans le trou noir d'une décennie massacrante. La
parenthèse sanglante a été fermée par décret et les choses sont redevenues
telles qu'elles étaient. Pendant le maelström sanglant, nous étions convaincus
que le changement serait au bout de l'épreuve. Il n'en a rien été. Nous avons
été renvoyés à notre existence médiocre dans des villes obscures, désertées dès
la tombée de la nuit, jonchées des cadavres des cinémas désaffectés et des
théâtres effondrés. Les pizzerias ont remporté facilement la bataille qu'elles
menaient contre les librairies. Les soucis d'avant sont revenus en caravane :
comment truander pour avoir un module, pour payer moins d'impôts, pour accéder
à une bourse ou une prise en charge médicale à l'étranger. Pour paraphraser
l'aristocrate du Guépard, il faut que «quelque chose change vraiment pour que
tout change». Il est inutile d'apostropher nos gouvernants pour qu'ils
orchestrent le changement. Ils n'en ont ni le désir ni la capacité. C'est nous,
Algériens recrus d'épreuves, qui détenons les clés de notre avenir. Quoi que
nous fassions, nous aurons des dirigeants qui nous ressemblent. Cultivons
l'effort, l'enthousiasme, la créativité ; nous aurons par surcroît le
gouvernement le plus vertueux du monde.
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Posté Le : 13/01/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Brahim Senouci
Source : www.lequotidien-oran.com