Algérie

Il faut que je garde une espèce de barbarie



Il faut que je garde une espèce de barbarie
Kateb Yacine : « C’est un grave dilemme que d’être obligé à la fois de vivre, d’écrire et de se cultiver. On ne peut pas faire les trois, surtout si on veut en plus faire œuvre de révolutionnaire, et en plus rester libre dans la vie, libre toujours, libre de tout voir, si on veut pousser les choses jusqu’au bout. Alors, évidemment, il faut choisir. Il faut choisir par exemple entre aller au théâtre tous les soirs ou aller dans la rue et voir les gens, ou alors s’enfermer et écrire. Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare. Ça a l’air facile mais c’est très, très difficile, parce qu’il y a toujours, surtout dans une vielle comme Paris, la tentation du cosmopolitisme, la tentation de vouloir acquérir des notions de culture qui en fait ne sont pas essentielles, qui sont des choses qu’on peut avoir connues mais pour celui qui veut créer vraiment, celui qui veut abattre, ça peut le gêner. Or, moi, je sentais qu’il y avait beaucoup de choses à abattre. Par exemple, au départ, si je n’avais pas choisi Rimbaud, et si je n’en étais pas tenu là, si j’avais voulu assumer toute la culture française, si j’avais eu une espèce de fringale de la culture, je serai devenu ce que je reproche d’être à beaucoup d’écrivains, c’est-à-dire une espèce de monstre, une espèce de glouton qui a dévoré des tas de plats étrangers, qui ensuite en fait un, pour dire : voilà, je connais la cuisine universelle. Mais en fait, ce n’est pas ça un poète. C’est quand même très difficile. Parfois il faut toute une vie, il faut aussi beaucoup de solitude, puis il faut chercher, ce que je n’ai pas encore trouvé moi, la vie profonde du pays, en Algérie. En Algérie, les plus cultivés c’est les analphabètes. Ceux qui m’en apprennent le plus, avec qui j’ai du plaisir à être, c’est ceux-là. Les chômeurs, par exemple, qui n’ont jamais été à l’école, c’est les plus riches. Dès qu’ils se mettent à parler, c’est tout un travail parce qu’il y a tout un côté presque policier, il faut les faire parler, trouver le moyen de les toucher dans leurs fibres, et là on s’aperçoit qu’il y a toute une humanité, extrêmement riche, une espèce de Cour des miracles, pour parler comme Victor Hugo, une espèce d’immense richesse enterrée, enterrée dans l’ignorance d’elle-même mais aussi dans le fait qu’en général les écrivains et les hommes de culture ne voient jamais ça, ne vont jamais là. Par exemple, nous avons vraiment de très grands poètes qui sont des analphabètes, qui n’ont jamais su ni lire ni écrire, donc ils ne connaissent ni Shakespeare ni Eschyle ni rien, et parfois c’est mieux, parce que très souvent, par contre, ce que nous appelons les lettrés chez nous, les gens que vous lirez, professeurs d’université, etc., ils sont de mauvais goût et d’une impuissance criante dès qu’il s’agit de vraies poésies. »


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