Algérie

"Il faut dissocier rigueur budgétaire et austérité"



L'économiste explique que la rationalisation des dépenses publiques (?) "devrait tout d'abord toucher le système de privilège dispendieux et que les coupes, tel qu'envisagées, n'auront aucun impact sur les fondamentaux".Liberté : Dans le projet de loi de finances complémentaire (PLFC) 2020, les dépenses de fonctionnement ont été réduites de moitié. La cure d'austérité touche également le budget d'équipement. Quelle lecture en faites-vous et quelles seront les conséquences de ces mesures pour l'économie '
Kouider Boutaleb : La politique d'austérité telle qu'on l'entend habituellement, plus qu'une politique de rigueur et de rationalité des choix budgétaires, a pour objectif la réduction des dépenses publiques, afin de résorber les déficits et diminuer, par voie de conséquence, l'endettement des pays qui s'y engagent. En théorie ? néoclassique s'entend ?, la politique d'austérité a pour objectif donc la résorption des déficits publics.
Pour réaliser cet objectif, plusieurs leviers peuvent être utilisés tels que les coupes dans les budgets sociaux, la restriction du crédit, l'augmentation de la pression fiscale, la réduction du coût de travail (gel des recrutements dans la Fonction publique et des augmentations de salaires?). Les conséquences théoriques de cette thérapie se présentent ainsi : la réduction des dépenses publiques permet de regagner la confiance des marchés, les taux d'intérêt diminuent (l'Etat peut emprunter pour moins cher) et le déficit se réduit. Par ailleurs, la réduction du coût du travail et l'allégement de la fiscalité des entreprises favoriseront la compétitivité des entreprises qui peuvent gagner de nouveaux marchés (nationaux ou internationaux). L'amélioration de la compétitivité globale de l'économie relance la croissance, les recettes publiques augmentent et les déficits publics se réduisent.
Ces schémas théoriques n'ont jamais fonctionné dans la pratique, les objectifs d'une telle politique (d'austérité) n'ont jamais été atteints. L'économiste américain, Paul Krugman, prix Nobel en 2008, a sévèrement critiqué, dans son livre traduit en français, sous le titre Sortez-nous de cette crise? maintenant !, tous ceux, experts et gouvernants, qui ont préconisé de réduire d'urgence le déficit public, en s'engageant dans des politiques d'austérité. De même pour Joseph Stiglitz, prix Nobel 2001, ancien directeur adjoint de la Banque mondiale, qui a dénoncé le mythe de l'austérité dans un livre traduit en français sous le titre Le Prix de l'inégalité. Un large consensus est désormais établi contre les politiques d'austérité inconséquentes basées sur des coupes budgétaires aux effets dévastateurs sur le plan socioéconomique. C'est ce qui expliquerait pourquoi on doit dissocier rigueur budgétaire et austérité.
Quelle est la différence entre les deux concepts '
Il s'agit de séparer en théorie les mesures qui participent d'un contrôle des dépenses, voire d'une réduction de celles-ci, et celles qui peuvent, en plus, avoir un effet négatif sur la croissance qu'il faudrait, par conséquent, éviter dans la mesure où seule la croissance peut nourrir les recettes sur le long terme. Les mesures d'austérité qui réduisent les dépenses de l'Etat, les aides sociales, les biens publics (santé, éducation?) auront des conséquences socioéconomiques désastreuses comme l'ont clairement montré les expériences internationales.
En Algérie, on semble encore vouloir éviter des coupes budgétaires sombres dans la lignée des thérapies austères qui ont longtemps été préconisées. Le pays a eu recours à des mesures de restriction budgétaire décidées dans la loi de finances 2020 et complétées par une loi de finances en projet (PLFC 2020). La politique budgétaire, qui a pris un tour restrictif, tient, pour l'essentiel, nonobstant toutes les autres mesures prises pour renflouer le budget de l'Etat, à deux grandes mesures, ayant un impact sur la réduction des dépenses publiques : la réduction de moitié (50%) du budget de fonctionnement de l'Etat de 2020, laquelle mesure n'a, cependant, pas été détaillée, mais il a été précisé que cette réduction est décidée sans toucher aux salaires et aux retraites des fonctionnaires ; le gel ou le report de certains projets d'équipements.
Toutes les mesures prises le sont sous la pression de l'urgence de faire face au déficit budgétaire et de la récession économique. Ce sont des mesures qui n'ont aucun impact sur les fondamentaux (croissance économique, emploi, exportations?). En définitive, comme nous n'avons cessé de le souligner, de l'affirmer et de l'étayer, le problème en Algérie ne relève certainement pas de la simple conjoncture qu'il faut traiter avec les leviers traditionnels des politiques de rigueur budgétaires. Le problème, tout le problème, réside dans la dépendance quasi totale vis-à-vis de la rente des hydrocarbures, capital non reproductible.
La vision du gouvernement semble confinée dans une seule direction : l'augmentation des taxes et impôts pour renflouer les caisses de l'Etat. N'existerait-il pas d'autres formes de collecte de ressources pour financer le budget et les activités économiques '
Le relèvement des prix des carburants nous paraît assez légitime. En dehors de l'objectif poursuivi, à savoir une augmentation des recettes de l'Etat, la taxation dans ce domaine joue un rôle important dans la transition énergétique qui est devenue une nécessité absolue dans la perspective de l'épuisement des énergies fossiles, nonobstant leurs effets néfastes sur l'environnement. On ne peut assurer un développement socioéconomique durable que si les modes de production et de consommation énergétivores avec leur cortège de conséquences néfastes (épuisement des ressources fossiles, pollution, atteinte à l'environnement) soient remis en cause. Concernant, par contre, la taxation des achats de véhicules neufs, là, on pourrait objecter qu'il fallait sans doute taxer lourdement les grosses cylindrées, voitures de riches, mais pas les "voitures populaires".
Cela étant, et pour répondre à la question de savoir s'il n'existerait pas d'autres formes de ressources pour financer le budget et les activités économiques, on peut répondre en disant qu'elles sont nombreuses. Lorsqu'on observe la structure des allocations budgétaires, on se pose toujours des questions sur le montant alloué à certaines institutions : à titre d'exemple, le budget alloué au ministère des Moudjahidine (qui n'existe nulle part que chez nous), celui de la Présidence, etc. La réduction de certains budgets, pour ne pas parler de reconsidération de l'utilité de certaines institutions budgétivores, serait parfaitement de mise, notamment au temps présent marqué par une réduction sévère des finances publiques. Rien n'empêche le Président de prendre des mesures courageuses, à l'instar du président sénégalais Macky Sall qui a supprimé le Sénat dans son pays et utilisé les fonds alloués à cette institution pour construire une centrale électrique. "Mon peuple a plus besoin d'électricité que de sénateurs qui ne servent à rien." La rationalisation des dépenses publiques, si vraiment la volonté politique existe, devrait tout d'abord toucher le train de vie de l'Etat et de tous ces démembrements, autrement dit, le système de privilège dispendieux que rien ne justifie, surtout en période de crise et même au-delà.
Le pays se trouve face à un dilemme en ce sens que, d'une part, il doit faire redémarrer son économie et, d'autre part, protéger sa population contre le coronavirus. Comment voyez-vous la situation évoluer dans les semaines ou les mois à venir '
C'est une problématique quasi universelle, tous les pays y sont confrontés. Il faut beaucoup de persévérance, mais aussi de science, de savoir, d'imagination pour pouvoir rétablir des équilibres rompus. Chez nous, en Algérie, la situation est sévèrement compliquée par notre dépendance d'une seule ressource pour nos moyens de paiements extérieurs, laquelle ressource s'est considérablement réduite conséquemment à la chute brutale des prix des hydrocarbures sur le marché international.
Cela étant, la situation semble pour le moment maîtrisée, on n'observe pas de pénurie dans nos marchés, l'inflation est tout autant assez comprimée. Mais le chômage gonfle même si on ne dispose d'aucun chiffre pour l'étayer et la précarité s'étend de plus en plus dans les couches populaires. C'est là une situation qui risque de devenir intenable dans un très proche avenir, et c'est la raison pour laquelle, il faut aller vers le déconfinement (avec naturellement un balisage sanitaire souple, mais rigoureusement observé) sans tarder, pour relancer, un tant soit peu, l'économie (limiter les pertes) et pour remettre au travail ceux dont le revenu est tributaire du travail indépendant, et ils sont nombreux.
De quelle marge de man?uvre le gouvernement dispose-t-il pour affronter la crise économique et financière, dans un contexte où les ressources sont limitées '
D'une manière générale, le pays dispose encore d'une certaine marge de man?uvre qui s'identifie à la possibilité de recourir à un ou plusieurs leviers. Les réserves de change : présentement, c'est pratiquement la seule véritable marge de man?uvre existante, cela pour encore 2 à 3 années au plus, si des mesures drastiques de redressement économique sont prises rapidement (relever le taux d'investissement productif, maximiser autant que faire se peut la substitution des produits nationaux aux produits étrangers, appel conséquent aux IDE?). L'emprunt national : le recours efficient à l'emprunt national pour pallier un manque de ressources publiques pour faire face à des conjonctures défavorables n'est, toutefois, possible que dans des économies de marché accomplies, ce qui n'est guère le cas chez nous en Algérie. L'avènement des banques islamiques, avec beaucoup de communication, d'explications, pourrait aussi contribuer à drainer l'épargne nationale et l'orienter vers des activités productives de richesses. L'endettement extérieur : l'Algérie n'étant pas endettée, elle dispose du recours à l'endettement international (qui est exclu pour le moment) et qui, faut-il le rappeler, et le souligner, n'est pas en soi un problème. C'est l'utilisation qui en est fait qui doit être considérée. Si les ressources émanant de l'endettement extérieur sont orientées vers des utilisations productives nettement ciblées qui permettent à terme de générer des emplois et de la valeur ajoutée et, par conséquent, des ressources permettant d'assurer le remboursement des emprunts, l'endettement extérieur serait bénéfique et, par conséquent, recherché. Et bien d'autres leviers encore si nous étions éclairés par des institutions dédiées.
Propos recueillis par : Youcef Salami


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