Algérie

Il était une fois un chef d'orchestre et cinq trapézistes…



« Enfin le chef d'orchestre abaissa sa baguette, et toutes les personnes qui étaient sur la scène se mirent ensemble à faire du bruit »(1).

Le chef, c'est la personne qui est à la tête, qui dirige, qui commande, gouverne et ordonne. Il peut être Monarque, Roi, Empereur, Président, Prince ou tout à la fois. Ses volontés, ses ordres, doivent être exécutés. Contestation, désobéissance ne sont guère de rigueur. Peuple, gouvernement, autorités civiles, judiciaires, religieuses, médiatiques et même militaires se soumettent à ses caprices. L'allégeance totale de ses sbires, de ses subordonnées et de ses subalternes lui confère un pouvoir absolu. Serviteur de l'Etat, son rayonnement conditionne celui de son pays au point où par moment, il se prend pour l'Etat. Sa soif inextinguible de pouvoir le mène parfois au despotisme et à l'autoritarisme. Absolutiste, il se meut alors en dictateur, en oppresseur et même parfois, en brigand, en gangster et en mafiosi. Ruses, man?uvres dilatoires, menaces et pressions multiples tiennent alors lieu d'argumentaire.

Les feux de la rampe électorale viennent de s'éteindre. C'est la fin des clameurs, du tumulte et des esclandres. La Ghaïta, le Bendir, le Karkabou et le Barah se sont tus, mais le vacarme et la fureur politique sont loin de s'estomper. « Impasse, Impair et manque ! » proclame le croupier qui tient le jeu, paie et ramasse l'argent. Il est le seul à maîtriser les règles et les mots de passe, Les arcanes du pouvoir sont impénétrables, excepté pour les détenteurs de monopoles économiques et financiers qui veillent au grain. Leviers de commande et ficelles en main, ces derniers manipulent à leur guise. Au fil des temps, ils ont acquis une habileté redoutable pour dissimuler ou mettre en avant à peu près ce qu'ils veulent. Face aux prédateurs et aux zélateurs bien tapis à l'ombre du pouvoir, le citoyen lambda ne peut qu'afficher sa circonspection. Complexes et inextricables à ses yeux, les enjeux d'une présidentielle le dépassent. Marginalisés et exclus, à longueur d'année, des décisions politiques et des débats qui les concernent, il s'inquiète et s'angoisse de cet excès soudain de mansuétude et de sollicitude de la part des prétendants à l'ambition suprême. Médusé et craignant le pire, il assistera à leurs monologues sans broncher et applaudira même des deux mains au besoin, pourvu qu'on lui fiche la paix. Il en est ainsi, depuis l'indépendance.

Monotone et monocorde était cette dernière campagne présidentielle. Les volubiles discours des tribuns du peuple, ressassés à satiété ont fini par dégager un sentiment de lassitude manifeste. Loin de dissiper les nuages persistants, les diatribes verbales et les palabres n'ont fait qu'accentuer le brouillage persistant des consciences des citoyens les plus aguerris. Les ténors de l'opposition ont préféré prendre la poudre d'escampette. Avaient-ils le choix, leurs partis n'ayant pas été agréés pour des raisons obscures ? Mais, déterminés à défier le pouvoir politique qui les a mis sur la touche, ils ont tenu à manifester leur refus de « mascarade électorale » en tournant le dos aux urnes. Le boycott massif est pour eux synonyme de « sursaut collectif salutaire contre l'injustice, les humiliations, en même temps qu'un signal fort envoyé, aussi bien au pouvoir qu'aux partis politiques tolérés ». Cette forme de désobéissance civique, qualifiée d'«acte de résistance passive face au jeu politicien », n'a guère été du goût des pouvoirs publics. Une véritable levée de boucliers s'en suivit. Les partisans de l' « abstention positive » et ceux qui ont osé émettre des voix dissonantes, ont été traités avec un mépris outrageant. Tournés en dérision, conspués et vilipendés, ils ont même été traités de hors-la-loi, de « traîtres à la patrie et au peuple » et de « renégats ». « Les appels à l'abstention ne reflètent aucunement les valeurs prônées par l'Islam » dira en substance, le ministre du culte. Il est assurément plus aisé de jeter l'anathème que d'essayer de comprendre les raisons qui incitent à l'abstention.

«Lorsque l'autorité cesse de paraître juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de le paraître aux maîtres ». Fustel de Coulange (2)

« Qu'on vote ou qu'on s'abstienne, le président sera élu ». On peut à juste titre s'interroger sur ces propos sibyllins tenus par une figure de proue du pouvoir. Pareille violence verbale est stupéfiante ! Pour qui prend le temps de décrypter la réalité politique, les bonnes raisons qui incitent au boycott ne manquent pas. Le constat de cette dernière décennie est accablant tant la régression est manifeste dans nombre de domaines, quoi qu'en pensent ou disent les laudateurs qui s'agrippent avec l'énergie du désespoir à la rente. Le pays est déglingué politiquement, économiquement, matériellement, culturellement et moralement. L'intolérance, qui n'a pas reculé d'un iota, s'infiltre à nouveau dans les c?urs. Au pluralisme politique en panne, aux ralentisseurs démocratiques qui constituent une entorse aux libertés fondamentales, sont venus s'ajouter un chômage en perpétuelle croissance, une paupérisation à nulle autre pareille, une baisse du pouvoir d'achat, la malvie… Le journal entier ne suffirait pas à établir une liste exhaustive de nos maux sociaux. Comment, dans ces conditions, se rendre aux urnes pour perpétuer cette dramatique situation. Excepté les nantis qui affichent, toute honte bue, leurs fortunes mal acquises, chacun s'accorde à reconnaître que la vie en Algérie est de plus en plus désespérante. La division manichéenne du pays en « pro » et en « anti » n'a fait qu'accentuer les clivages. Face aux « indigènes de la République » qui tentent vaille que vaille de survivre au marasme, les arrivistes, les faux dévots, les hypocrites et les bigots prennent racine. Les milliardaires véreux, les faux moudjahids pourris, les démocrates autoproclamés et les bureaucrates corrompus, qui ont squatté le pays et paralysé la société, creusent, chaque jour un peu plus, le fossé énorme entre la population et les organes politiques et administratifs qui la dirigent.

L'histoire nous enseigne que la mauvaise foi en politique est sans limites. C'est désormais un principe établi en Algérie. On se fait élire pour se servir et non pour servir. On crée des richesses pour soi et non pour les autres. Même discrédités par un vote qui frise le ridicule, les parlementaires, dont on a démultiplié outrageusement les salaires, à la veille d'échéances électorales majeures, renvoient l'ascenseur à qui de droit, en levant en permanence la main au ciel et en amendant, à la sauvette, la loi fondamentale. Véritable forfaiture pour asseoir une légitimité quasi-de droit divin, au prétexte de parachèvement d'un programme de relance économique.

La gérontocratie qui refuse de transmettre le témoin, pense être éternelle. « Lorsque j'ai ouvert les yeux sur la politique, au lendemain de l'indépendance, l'actuel Président était ministre, me disait un vieil ami. Un demi-siècle plus tard, il est encore au pouvoir et entend bien ne pas le lâcher».

Si encore le bilan était satisfaisant. Or de l'aveu même du principal intéressé, le bilan n'est guère reluisant. Difficile de rester muet face à tant de dysfonctionnements. Chez nous, on peut être juge et parti tout à la fois. Une véritable armada en opérations de séduction a été mise en place pour soutenir le chef d'orchestre. Les dépassements flagrants dénoncés par les candidats, n'ont pas été suivis d'effets. La pseudo neutralité de l'administration n'était que poudre aux yeux. Le Premier ministre, ministres de la république, walis, présidents d'APC et d'APW en exercice, tous ont été réquisitionnés pour la campagne désireux de bénéficier d'une rallonge à leurs mandats. Toute la logistique (humaine, financière, matérielle et administrative) a été monopolisée au profit d'un seul candidat. Ministères, administration, médias publics, écoles, mosquées, universités, ambassades, consulats, sociétés nationales, (Sonatrach, Air Algérie, entre autres), police et même l'armée, tout ce beau monde a été mis exclusivement au service d'une seule et même personne. Des caravanes culturelles ont été mises sur pied pour sillonner le pays et des avions ont été affrétés pour la circonstance.

« Quand on est en République, il n'est pas permis de ne s'occuper que de soi. La République n'est pas un mol oreiller sur lequel on puisse dormir » (3)

Se proclamer démocrate et en même temps, refuser à l'Autre le droit d'avoir une opinion politique divergente, n'est guère logique. Interdire tout mouvement de masse et tout rassemblement qui n'allaient pas dans le sens de l'éloge et autoriser des méga-meetings pour idolâtrer le maître de céans est ridicule. Assujettir les populations et les transplanter d'une ville à l'autre frise le ridicule. N'est-il pas scandaleux d'appâter les électeurs par des promesses mirifiques, et de procéder à des distributions insensées de deniers publics à la veille d'échéances électorales ? Le chantage par l'argent, par les promesses ne réconciliera pas la société avec ses dirigeants. Paralyser enfin, des journées entières, les wilayas et couper tous les téléphones n'ont fait qu'accentuer le malaise. L'écran de fumée ne fait plus illusion. Pour qui doutait encore, la médiocre partition électorale, le piètre concert du chef d'orchestre et le jeu dissonant des trapézistes juchés sur leurs ergots ont été plus que convaincants. Les portraits géants qui frisent l'indécence, le badigeonnage des façades, n'ont fait qu'accentuer les balafres des villes.

Il faut un sacré culot pour prétendre que la violence nihiliste s'est estompée et dire que le bilan a été globalement positif, alors que tout un chacun est à même de mesurer les horreurs du quotidien et les contre-performances du service public. On ne peut exempter l'Etat et les responsables politiques de leurs responsabilités. S'il est facile d'effacer des ardoises des mauvais gestionnaires, il s'avère plus difficile d'effacer des mémoires tous les couacs, toutes les bourdes gravissimes, tous les événements dramatiques et surtout les émeutes tragiques qui, en Kabylie et ailleurs, ont fait tant de victimes innocentes. L'inquiétude de la jeune génération, frustrée, déçue et assignée à résidence, en dit long sur son désarroi. Victime d'une gouvernance délétère, on lui fait, en plus, subir l'invective alors qu'elle patauge dans le glauque, ballottée entre la drogue, le suicide et la harga. Sous d'autres cieux, le résultat des élections est un message des électeurs aux gouvernants. Chez nous, c'est l'inverse. Le chef compositeur, auteur et interprète de la partition, a montré qu'il était capable de faire le grand écart sans jamais perdre l'équilibre. Les candidats trapézistes, plus pittoresques que dangereux, ont finalement joué un grand rôle : ils ont contribué à crédibiliser le scrutin. La population a opté pour la sagesse négative. L'intelligentsia, quant à elle, a préféré rejoindre les maquis de la tranquillité. Notre pays tournerait-il à l'envers ? Il y a lieu de le croire à voir toutes ces incohérences, le profond fatalisme et la résignation qui s'avèrent être aussi dangereux que les compromissions. Toutes les girouettes qui ont brassé du vent, tous les courtiers de la « boulitique » et tous laudateurs s'apprêtent à empocher le jackpot. Nombreux sont ceux qui vont tomber en disgrâce. Faute de visibilité, faute de confiance, nous revoilà à la case départ. Le plus dur est probablement devant nous, une fois le siège d'El Mouradia pourvu. Le pays risque ne risque-t-il pas une rupture d'anévrisme social alors que notre sécurité alimentaire est menacée ? Quel projet de société va-t-on nous proposer pour redonner confiance aux citoyens? Un Etat de droit est-il envisageable ? Ni dupes, ni naïfs, ni crédules, les citoyens en ont marre. Le charivari, les embrouillaminis politiques et la chienlit ne les intéressent plus. Ils souhaitent la paix, même sans travail, sans nourriture, sans soins, avec des conditions de vie décentes. Ils souhaitent vivre dans la dignité, dans la sécurité et voir leurs droits respectés. Un peu plus de justice, un peu moins d'inégalités, une société plus solidaire, est-ce vraiment impossible ?



1. Montherlant
2. Fustel de Coulange
3. Jean Macé






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