C'est justement
en ce début de la saison estivale que l'affluence vers les rives du mythique oued
tend vers son apogée à la recherche de ses îlots de fraîcheur et de son
ambiance délicieusement conviviale.
Combien de fois,
au plus fort des pointes de canicule et lorsque l'atmosphère devenait lourde et
l'air irrespirable malgré les prouesses de la climatisation, j'ai surpris avec
délectation mon esprit en train de gambader de rocher en rocher à travers les
nombreux filets d'eau cristalline de l'oued de notre enfance. Je ressentais en
ce moment magique cette bise légère caresser tout mon être et apaiser cette
sensation d'oppression. Je barbotais dans une mare un peu plus profonde au
milieu d'une colonie de barbeaux que j'essayais d'attraper à la main et qui me
glissaient entre les doigts pour aller se réfugier sous les grosses pierres
immergées dans l'eau. Un souffle de vent laissait entendre un froissement dans
les feuillages de la végétation luxuriante des berges qui ombrageait de grandes
étendues où on se réunissait pour deviser ou jouer aux jeux de société de
l'époque: les dominos ou le had(1).
Les gazouillis
des oiseaux se mêlaient aux cris de joie des multiples groupes d'enfants à la
peau tannée par les dards de soleil, disséminés dans une mer de galets à la
recherche des crabes et autres tritons. Les adultes bivouaquaient dans les
nombreuses criques autour d'un thé ou même d'un repas préparé sur place. En
certains moments de la journée, lorsque le soleil est au zénith, on pouvait
facilement admirer l'exubérance d'une féerie de jeux de lumière aux couleurs de
l'arc-en-ciel survoler une portion du paysage. La réverbération des rayons de
soleil sur les menus cristaux de silice léchés par les ondes d'eau cristalline
crée ce genre d'animation optique.
Aussi loin que
porte la vue, on pouvait apercevoir des familles entières regroupées par liens
agnatiques ou par simple voisinage. On y organisait des waadas(2) avec
ghaïta(3) et bendir(4) où l'on venait danser. Sur des feux de bois on préparait
dans de grosses marmites en laiton le fameux aïch qu'on offrira aux saints de
l'oued, aux convives et à tout passant qui viendrait de leur côté alléché par
l'odeur des épices dont nos grands-mères gardaient jalousement le secret.
Quelques anses de l'oued sont habituellement occupées par les lavandières dont
quelques-unes ont marqué nos mémoires par la beauté de leur chant langoureux
qu'on écoutait discrètement lorsqu'elles étaient à l'ouvrage. Sur les multiples
rochers immaculés et même sur le gravier elles étendent à sécher au soleil les
écheveaux de laine lavée et essorée dans l'eau limpide de l'oued. Elle deviendra
plus tard, sous les doigts magiques de l'authentique Bou-Saadia, l'incomparable
burnous blanc et le haïk éthéré dont la région tire une fierté bien méritée
grâce à la finesse de leur tissage.
Comme par accord
tacite, l'espace est réparti paisiblement entre les différents quartiers et on
pouvait retrouver la configuration sociale de la ville dans la manière de
fréquenter les mêmes endroits: telle portion de l'oued attire toujours les
habitants de tel quartier. On pouvait ainsi s'orienter grâce aux repères naturels:
Les Ben... campent traditionnellement derrière tel bosquet de roseaux, les
Ouled..., par contre, affectionnent le voisinage du nid de palmiers surplombant
le gué, etc.
Même les fervents
disciples de Bacchus n'osaient pas s'aventurer au-delà d'une zone que les us
ont fini par délimiter.
Aucune règle de
conduite n'a été écrite ou débattue dans des forums mais tous respectaient un
code d'honneur que personne ne pouvait transgresser.
Certains lieux
ont acquis leur popularité grâce à la présence des sources d'eau fraîche,
véritables garde-manger, dans lesquelles on plongeait les fruits, légumes et
autres laitages. D'autres ont fini par se confondre avec des personnages et des
événements célèbres de l'histoire de la région. Il y a même des endroits qu'on
associe volontiers à certaines personnes émergeant du lot à la suite d'un
événement ou d'un simple comportement facétieux: on n'oublie pas facilement
l'endroit où Kabkoub assurait le passeur lors des grandes crues au péril de sa
vie ou la réplique des paysages du Far West où Naceri et sa bande mimaient les
scènes de combat des westerns au grand émerveillement des bambins... !
Si pendant les
grandes chaleurs, les personnes à la force de l'âge migraient vers les lacs
proches du moulin Ferrero et encore plus haut selon les rares moyens de
transport de l'époque, le reste de la population trouvait son lot de fraîcheur,
barbotait et taquinait le poisson à l'endroit même qu'enjambe actuellement le
pont reliant Haret Echorfa à Dechra El-Gueblia, considérés parmi les plus
anciens quartiers de la ville.
A cause de
l'exode rural, la ville a connu une extension anarchique de ses quartiers
périphériques. Beaucoup d'espaces et même des jardins mitoyens aux berges de
l'oued ont été livrés inconsciemment à la voracité du béton. Les conséquences
de cet afflux incontrôlé ont été catastrophiques à cause des décharges sauvages
et des eaux usées qu'on déversait directement sur les pentes.
L'oued qui
faisait la renommée de la ville devenait ainsi un égout à ciel ouvert charriant
les rejets de tous les quartiers du voisinage. Les hôtes des eaux de l'oued
tels les poissons et les grenouilles dont le coassement nocturne a émerveillé
les écrivains en visite à Bou-Saada ont disparu à jamais avec le reste de la
faune propre à cet endroit jadis paradisiaque. Lors de ses grandes crues, il
lui arrivait de sortir de son lit et de déborder dans les jardins limitrophes
occasionnant quelques dégâts vite réparés grâce à la solidarité des membres de
la communauté. Et tout rentrait dans l'ordre.
Une assemblée de
sages veillait à l'entretien des digues qui captaient l'eau en amont et des
seguias qui assuraient la distribution de l'eau servant à l'irrigation de la
palmeraie et à la consommation domestique, à l'aide d'un réseau de rigoles
judicieusement réparties.
La plupart des
ressources surtout agricoles de la région sont assurées par les dons de cet
oued, véritable épine dorsale de toute l'activité de la ville. Sur ses deux
rives, s'alternaient les buissons inextricables de lauriers roses et les branches
des arbres courbant la tête sous le poids de leurs fruits. Isabelle Eberhard
avait été subjuguée par l'auréole qu'on devinait au-dessus des amandiers en
fleurs ou des milliers d'éclats des galets roses et blancs qui sertissaient le
lit de l'oued.
Entre Aarraga et
ce qui fut l'atelier du célèbre peintre Dinet, trônait au centre d'une
constellation de nervures schisteuses tapissant le fond, un immense rocher de
granit luisant presque cubique porté par trois autres rochers. Le tout
constituait une caverne surplombant un lac que chaque groupe d'enfants tentait
d'accaparer à lui seul, tant il était... poissonneux ! De mémorables bagarres
pour sa conquête ont jalonné son histoire tumultueuse. Assez profond et large,
il permettait d'acrobatiques plongeons aux plus audacieux mais aussi la pêche
ou le lézardage simplement à l'ombre de cette voûte naturelle. A certaines
occasions, les vieilles venaient brûler des bâtonnets d'encens auprès de ses
bases. Aucune crue, aussi furieuse soit-elle, n'a réussi à l'ébranler. On s'est
toujours demandé d'où est tombé donc cet énorme caillou qu'on appelait pourtant
«El-hadjra Ettayha»(5) et qui est devenu le lieu de ralliement par excellence
de plusieurs bandes de garnements pour décider, entre deux trempettes, de la
razzia à effectuer sur les jardins avoisinants ou la transhumance vers d'autres
contrées plus lointaines.
Petit à petit, le
laxisme général a fini par tout corrompre. Rien n'a échappé à l'envahissement
des eaux usées et des détritus. Nos bambins se désaltéraient et s'ébattaient en
toute innocence dans cette eau, tellement elle était saine. La bêtise humaine
l'a transformée en une fange nauséabonde dans laquelle surnagent des tonnes
d'objets hétéroclites. Là où des essaims de touristes venaient s'émerveiller
devant les dons de la nature, on a peur de s'y aventurer aujourd'hui tant la
sensation de désolation est poignante. On se hâte de traverser cet endroit
devenu maléfique pour abréger au maximum l'exposition aux mauvaises odeurs ou
le hideux spectacle de ces eaux putréfiées. Il offre une image pitoyable
enveloppée dans un silence réprobateur. Le célèbre rocher, jadis toujours
colonisé par une nuée de bambins, s'est retrouvé bien seul, les pieds dans la
gadoue noirâtre.
Dans la posture
d'un vieil homme terrassé par le poids d'une déchéance arbitrairement
prématurée, il a été condamné par l'ingratitude de ses sujets à une fin peu
glorieuse. Toujours est-il que la simple vue de ce rocher, quelle que soit
l'humiliation subie, permettait à une petite braise de maintenir le feu de
l'espoir, en attendant des jours meilleurs. Les décideurs avaient promis de
mettre fin à cette situation dramatiquement honteuse, qu'on peut imputer à tous
les habitants de la ville ; ne serait-ce que pour leur coupable passivité. Il
devenait alors des plus urgents la mise en place des conduits bien dimensionnés
adossés aux berges pour capter et drainer toutes les eaux usées vers une
station d'épuration située en contrebas de la ville. Le calibrage des endroits
jugés et reconnus comme goulot d'étranglement pour permettre un transit normal
des courants suffirait donc pour éloigner tous les désagréments ! La prochaine
crue aurait fait le reste en matière de nettoyage et de restauration de la
beauté du site.
Après plusieurs
études, les travaux sont finalement lancés au grand bonheur de la ville !
C'était
malheureusement oublier le déficit en communication entre les différentes
parties intéressées par les retombées de cet ouvrage: cette initiative,
certainement louable à l'origine, s'est vite transformée en une menaçante
perspective pour la beauté du site. L'entreprise a sans doute compris qu'il
fallait éliminer tout ce qui peut s'apparenter à un obstacle potentiel. Pour
cela, rien de tel que de transformer l'oued en un sinistre canal avec des bords
lugubrement linéaires construits en béton et un fond tellement décapé qu'il
ressemblerait à une autoroute où l'on pourrait circuler en limousine ! Du jour
au lendemain les brise-roches et autres monstres de terrassement ont fait leur
oeuvre et des chapelets de rochers scintillant de mille feux sous les rayons du
soleil, il ne reste que des gravats baignant piteusement dans la boue.
Même «El-hadjra
Ettayha», la millénaire, ne survivra pas au défit que lui a lancé le brave
tankiste, mais surtout au manque de vigilance (comme toujours) des amoureux de
la nature.
En voulant trop
bien faire, les alternatives aux conséquences négatives de ce projet n'ont pas
été suffisamment anticipées: outre la défiguration préjudiciable à l'harmonie
du paysage maintenant consommée à certains endroits, la consolidation des
berges pourrait ouvrir la voie à d'autres fâcheuses déconvenues dans le futur.
Au cas où la
résistance aux crues est avérée, même si on n'est jamais à l'abri d'une
surprise, les résultats de cette opération ne deviendront-ils pas une
incitation à la construction des inévitables résidences secondaires «pieds dans
l'eau» avec vue imprenable sur la palmeraie.
Ce qui aura pour
effets directs: la disparition des derniers jardins et de toute trace de
végétation sur les deux côtés de l'oued avec... multiplication des points de
rejet des eaux usées et autres détritus. Donc en peu de temps, on reviendra à
la case départ avec le massacre d'un paysage paradisiaque en prime ! On aura
tout simplement ramené, après une débauche d'efforts et d'espoirs, le clone de
oued El-Harrach et le sublime panorama de son embouchure.
Note :
1- Had : jeu de
société à l'aide d'osselets.
2- Waâda : fête
promise chaque année au même moment.
3- Ghaïta :
instrument traditionnel de musique à vent.
4- Bendir :
instrument de musique à percussion.
5- Hadjra Ettayha
: pierre tombée littéralement.
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Posté Le : 02/07/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Amara Khaldi
Source : www.lequotidien-oran.com