Algérie - El Anka

IL ÉTAIT NÉ LE 20 MAI 1907 / El Anka : Le Cardinal iconoclaste



IL ÉTAIT NÉ LE 20 MAI 1907 / El Anka : Le Cardinal iconoclaste


« S’il fût né sous la bannière étoilée des Etats -Unis d’Amérique, il y eut les mêmes célébrité et gloire qu’un Ray Charles (Ahmed Azzegagh, poète et journaliste).
La colonisation française avait mis à mal tout ce qui constituait la mémoire active et collective des Algériens, fondement de leur personnalité. En Algérie, colonie de peuplement, davantage que dans le reste du Maghreb placé sous le régime du protectorat, l’envahisseur, asservisseur et pillard , avait engagé à grande échelle l’ensevelissement de la culture nationale déjà passablement frappée d’inertie par des siècles de contradictions, de conflits et de décadences. Ainsi en avait-il été du Malhoun, poésie orale déconnectée du mandarinat littéraire et ainsi rayée de l’ethnographie coloniale. El Anka , par la musique et le chant , aura été de ceux qui ont le mieux et le plus travaillé à la sauvegarde et à la reviviscence artistique de la littérature poétique d’expression dialectale où se rencontrent la beauté esthétique et le degré d’expression du génie littéraire maghrébin. Sa musique et son chant procèdent de deux héritages : celui de la musique arabo-andalouse (el ala) de laquelle il adopta plusieurs modes : aarak, sika, Zidane… et de la tradition locale –surtout kabyle-à laquelle il emprunte le rythme des rhapsodies à la gloire des thaumaturges du Maghreb entonnées dans les processions vers les mausolées et même, en certains endroits, dans les zaouiate.
Cet héritage vernaculaire constituait l’essentiel du proto- Chaabi, le « medh », que des textes issus du Maroc voisin allaient étoffer. Les premiers enregistrements d’El Anka ne débordaient pas de cette veine aussi bien ceux d’expression kabyle que ces autres en arabe d’expression populaire.
Plus tard, les productions éclectiques et désinhibées allaient investir tous les registres de la poésie, du lyrique à la didactique en passant par l’épique et le satyrique pour traiter de l’amour, de la beauté, des bacchanales, de la nature, de la société, voire de l’histoire.Le diwane ou répertoire chanté va intégrer les prolifiques bardes des cités marocaines des XVème, XVIe, XVIe et XIXe siècles aux côtés de leurs pairs de Tlemcen, Alger, Mostaganem…
Un homme aura dominé le genre jusqu’à l’insolence. Il l’a incarné sans partage pendant trois quarts de siècle : EL HADJ M’HAMED EL ANKA
Ainsi, si le genre comporte une terminologie puisée dans le patrimoine andalous dont les règles marquent le plus le rythme et la mélodie, il le devra davantage aux modes de création et de communication des traditions orales qui perpétuent près de cinq siècles de production, dans le Maghreb, d’un fabuleux corpus de pure création littéraire qui s’est imposé par ses prouesses poétiques et métriques et qui a acquis une notoriété inégalable particulièrement auprès des travailleurs, des artisans et d’une très large frange des classes moyennes.
Ce rayonnement installe le moghrabi, aujourd’hui le Chaabi, comme un authentique patrimoine dans toute sa diversité, sa richesse, son historicité et sa géographie : dans toute son « artisticité » ! Un homme aura dominé le genre jusqu’à l’insolence. Il l’a incarné sans partage pendant trois quarts de siècle : EL HADJ M’HAMED EL ANKA, alias Ait Ouarab Mohand Ou Idir, né à la Casbah d’Alger, originaire de Tagaguercift, dans la région de Freha en Haute-Kabylie : » Berbère, Amazigh, enfant de cette grande nation Algérienne», ainsi qu’il se plut à l’asséner dans un entretien vocal en 1972. Son œuvre couvre près d’un demi-siècle durant lequel l’Algérie a traversé, grosso modo, trois étapes historiques allant du centenaire de l’expédition coloniale au recouvrement de l’indépendance en passant par la guerre de libération nationale.
C’est dans une Algérie de misère où les opprimés s’accrochent à leur culture comme aux portes d’un grenier que commence à sourdre en lui la vocation qui allait l’accaparer et à laquelle il finira par s’identifier. En couches superposées, ce sont les pires difficultés faites d’indigence matérielle, d’hermétisme du milieu artistique de l’époque et d’exploitation de son talent naissant qui auront en partie forgé une personnalité et un caractère dont on souligne volontiers et outrageusement les traits « répréhensibles ». Beaucoup n’ont croisé EL-ANKA qu’au détour de ce qu’on lui prêtait d’arrogance et de distance pour finir de donner de lui l’image d’un homme inapprochable, aux confins de l’asociabilité. Rien n’est plus faux . Ces tendances ne recouvraient rien moins que l’aversion et le mépris qu’il cultivait à l’endroit de l’arrivisme ,de la prétention et de la fatuité :Il savait trop bien ce qu’il en coûte de se dépêtrer de la misère matérielle et culturelle , de forcer des issues cadenassées et de souffrir la férocité de ses semblables et il refusait ainsi la proximité et le compagnonnage des maritornes , des marioles et des butors qui tentaient l’incursion dans un genre substantiel à la pureté , à la beauté et à la vertu : « yehasbou koulchi khtif,ghir adji ouezdam ». C’est en effet en puisant dans une prodigieuse pugnacité qu’il avait pu seulement accéder au privilège d’assister aux récitals que son idole EN-NADOR donnait dans des fêtes familiales et c’est de guerre lasse, d’abord, puis subjugué par le sens inouï du rythme de l’intrus effronté que le maître allait l’admettre comme tambourineur dans son orchestre.
« El harase » va provoquer le tumulte dans le lac tranquille et fermé de l’école classique Algéroise
EL Anka devait encore se soumettre au diktat et à la toute-puissance des « faiseurs de fête » algérois pour pouvoir se produire dans les années 20 : il était passé ainsi comme une sorte de métayer de la musique et du chant dans les orchestres chaabi de l’époque !
Aussitôt qu’il fut en mesure de se sortir de ces fourches caudines , aidé en cela par des mentors de la trempe de SI SAID LARBI , il s’éloigna pourtant de la facilité pour s’échiner à apprendre , à s’améliorer et surtout à mieux pénétrer ce melhoun , prose poétique assonancée où le barde est tour à tour grave , inspiré, amoureux ,enjoué ,burlesque, obscène, repenti ,sentencieux ,mordant ,humble ,révolté ,délicat ,libertin ,dévot ,visionnaire ,pornographe ,courtisan ,combattant… dans une langue pure, des mots ciselés et un rythme envoûtant . EL ANKA se soumettra longtemps aux enseignements et au pilotage des connaisseurs et des érudits de l’époque, sans une velléité de renoncement, malgré une situation matérielle encore difficile et l’émergence d’émules qui pouvaient le supplanter entretemps. Il ne consentit à rencontrer le grand public que lorsqu’il s’en jugea au diapason : apprentissage et assimilation d’un large répertoire, mélodies mises au service du verbe …. Et puis la fulgurance, la révolution qu’il réalise dans le genre et, au-delà, dans la vulgate andalouse qu’il va assaisonner au goût populaire et qui va faire cramoisie l’aristocratie musicale d’Alger, effrayée par tant de culot : « El harasse » va provoquer le tumulte dans le lac tranquille et fermé de l’école classique Algéroise. El Anka n’avait pas du tout attendu d’être invité dans le sanctuaire de la musique algéroise ; il y est entré par effraction. Il a mis sens dessus-dessous les compositions mièvres et figées, maniérées, affectées et trop convenues, pour les réinventer dans des envolées, une vigueur et des accents presque subversifs et irrévérencieux pour les gardiens du temple. Dans la musique d’El Anka, le classique est fortement chahuté et, en définitive, dynamité par ses propres moyens ! Audace prométhéenne dans les palais chantants d’une caste de privilégiés, coupée de la rue, de ses espaces mouvants et du nouveau dynamisme social de la cité. Une rébellion esthétique qu’allait donc amplifier les ruptures décisives opérées par l’étiolement des pratiques musicales érodées et en veuvage ; leurs parrains et leurs auditoires étaient contraints au reflux à la fois par le rejet du corps étranger colonial et l’investissement de la ville par des cohortes de » baranis » fuyant la poussée du corps expéditionnaire sur la Kabyle, en particulier, attirées principalement par le salariat dans l’activité portuaire toute proche et la facilité dans la reprise de certains commerces cédés par des propriétaires en repli ou en partance . El Anka prend de l’assurance à un rythme vertigineux ; il chamboule, il heurte, il innove, il impose des instruments venus d’ailleurs, il réinvente la mandoline qu’il recrée en « mendole » aux sonorités plus amples aux notes plus creuses et prolongées (2). Il se joue des règles, dessine d’ornements, des « khanate » sur les faces trop blanches des touchiate, il bémolise et rehausse à l’envi. Tout est dans la maîtrise phénoménale de l’instrument et du phrasé et, souvent, dans leur confusion même. Une ahurissante coordination entre la pensée musicale et la modulation vocale. Chez lui, la métrique musicale ne sert que de carcan à la métrique poétique. Ce n’est pas un genre artificiel que des lubies auraient produit ; il est né des eaux primordiales dont sont irrigués les hommes.
On écoute le « phénix », on en sort saturé de délices !
«Dans les somptueux beit et syah, son instinct presque infaillible lui faisait saisir les moments où s’estompent où s’étirent les syllabes ouvertes … et dans les qaâdate d’intimes, il connaissait d’étranges moments de repli sur soi, se concentrait sur sa propre conscience artistique et préludait de mystérieuses et fascinantes assonances. Il quittait le pluriel anonyme pour la singularité du grand art ! »(1). Il fallait en effet pénétrer ses sentiments et ses états d’âme pour accéder à l’intelligence de ses productions et appréhender son intensité émotionnelle sur scène. Il n’interprétait jamais la même pièce de la même façon, sur le même mode, n’admettant jamais l’aliénation à la mélodie. Comme Ray Charles, avec qui il partageait la voix et le phrasé rocailleux, un tantinet nasillards, les mêmes tempos, les mêmes rythmes, murmures et soupirs syncopés, les mêmes silences, les mêmes reprises foudroyantes ; A l’instar du « Genius », il se sortait les tripes pour, chaque fois, faire chavirer les cœurs et les âmes. Et l’un et l’autre avaient en commun de ne jamais lasser. Le jeu et la déclamation sont enjoués (may chali, youm el djamaa…), mélancoliques, voire maussades (el meknassia, el fraq…..) ou solennels (ettaousoul, ech-chaffi….) . Il plante le décor, élève l’émotion au paroxysme, fixe les sens et impose silence concentration. Le mythe qui ne prête qu’aux génies et aux prodiges voulait qu’il disposât d’une glotte double et de cordes supplémentaires dans son instrument. Architecte et stucateur, inlassable et impétueux, il savait, dans une délectation morose, traduire par la voix et l’instrument, les vicissitudes d’un monde amer qui fait s’assombrir l’azur, pleurer les nuages, s’incliner les astres. il sublimait l’amour, acquis ou inaccessible, courtois ou sensuel, en force tonifiante, explosant en cela les préjugés tenaces et les pudibonderies affectées (dhif Allah, yamna achqi fi khnata, Zenouba, Fettouma, Kenza…), révéler aux hommes leurs tares , leur vanité , leurs turpitudes et leurs prétentions ( le somptueux Sobhane Allah ya l’tif) , dire les suaves et capiteuses gorgées des alcôves bachiques (ghadar kassak, essakia … )
Il appelait et rappelait à la raison, transcendant le dogme de la religion pour la restituer à l’entendement commun et rendre à la révélation sa raison substantifique : la contemplation et l’émerveillement devant la création divine, dans des hymnes , élégies et hagiographies ruisselant d’humanité , d’humanisme et de compassion et de commisération. Il lui arrivait aussi de chanter en kabyle, histoire de signifier que même dans sa langue maternelle, il ne fallait pas lui en remonter ! Il donna un clin d’œil génial au genre avec « ammi aâzizene » écrit pour lui, à sa demande par Kamal Hamadi. Il formera, directement ou sous son influence, une pléiade de chanteurs du genre et parmi lesquels, à son grand dam, certains se vautreront dans l’imitation et psittacisme.
« Harqate kbadi wala farqate bladi ! », « La takhdame soltane, la tadjllasse amamou ! (Ne sers jamais le monarque, évite sa proximité !)
Dans les années soixante et jusqu’à la veille de sa disparition, on se l’arrache ; on porte à la postérité le privilège de l’avoir eu le temps d’une fête, d’une « qàada », les salles refusent du monde. C’est pourtant au sommet de son art et à l’apogée de son œuvre qu’il s’affronte aux cerbères de la culture bureaucratique qui régentaient la radio et la télévision où il s’interdira longtemps de s’y produire. Comme ces prophètes qui ne le furent jamais dans leurs pays, El Anka ne manqua pourtant pas de sollicitations et de reconnaissances extra-muros. Son fils Sid-Ali confia à Rachid Mokhtari (in « Passerelles »No 27, janvier 2008) qu’en 1969, des officiels Marocains avaient remis à son père une lettre du souverain chérifien qui l’invitait à s’installer au Maroc pour produire des émissions à la télévision et à la radio et initier ses enfants à la musique et au chant. Mais, viscéralement attaché au pays, à son Alger et à sa Casbah, le Maître ne s’y résolut pas : « Harqate kbadi wala farqate bladi ! », « la takhdame soltane, la tadjllasse amamou ! (Ne sers jamais le monarque, évite sa proximité !) Il ne cautionna en effet jamais aucune autorité, aucun pouvoir, refusant jusqu’à intégrer les troupes officielles désignées pour se produire à l’étranger. Le 28 novembre 1978, en un phénoménal chanteur, une personnalité et un personnage emblématiques, une figure héraldique, c’est un chapitre entier du roman d’Alger qui s’en est allé. Alger qu’il a fait rayonner et scintiller au firmament de la culture musicale nationale et qui, pour cela, lui doit reconnaissance et déférence, même si voilà bien révolu le temps d’El Bahdja des Beldis et goumenes en blouse marseillaise et fez pourpre, des belles en haïk immaculé et des muezzins chantant leurs appels sur les modes « Zidane » et « hssine » sans que nul ne songeât au sacrilège. Alger où pourtant aucun lieu ni aucun édifice saillants ne portent son nom. « Aux petits hommes, les mausolées, Aux grands hommes, une pierre et un nom ! » (Chateaubriand). Un seul autre maître de genre aura peut –être été aussi auréolé dans sa cité de prédilection ; Fergani, le « bey » du malouf, à Constantine. Adulé, imité, inégalé, véritable mythe national, El Anka n’eut pourtant pas les funérailles nationales qu’il méritait. Mais cela est une autre histoire. Pour avoir été l’idole sans rival du peuple d’Alger et d’ailleurs, il aura été davantage, pour le modèle dominant, le pontife iconoclaste qui côtoyait Bachir HADJ ALI, ISSIAKHEM, KATEB Yacine, Mohamed BOUDIA…, ces fieffés trublions !



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