Il serait judicieux de travailler avec des gestionnaires, des juristes, des magistrats, des juges et des parquetiers, des avocats, pour une bonne définition de l'acte de gestion. Il faut aussi et surtout dépolitiser le problème", préconise le juriste Nasr-Eddine Lezzar.Liberté : Quelle lecture faites-vous de l'instruction présidentielle adressée à la Justice et aux services de sécurité quant aux enquêtes judiciaires contre les fonctionnaires '
Nasr-Eddine Lezzar : L'interprétation de cette instruction comme étant une dépénalisation de l'acte de gestion est tendancieuse et, à mon avis, complètement fausse. Cette instruction ne dépénalise pas du tout l'acte de gestion, elle se limite à poser une règle procédurale qui requiert l'engagement des poursuites contre les responsables locaux à la consultation préalable du ministre de l'Intérieur. Il est complètement illusoire de penser que cette consultation préalable enlève le caractère délictuel aux actes de gestion. Cette consultation préliminaire obligatoire n'est pas une immunité qui protège contre toute poursuite pénale. En outre, l'avis requis n'est que consultatif, les autorités judiciaires ne sont pas tenues de s'y conformer. La teneur du texte est tout aussi ambiguë. La notion de "responsables locaux" est, soit indéfinie, soit insuffisamment définie. Elle commence par le wali et va jusqu'au dernier agent de la wilaya ou de la commune en passant par les élus locaux et les membres des commissions des marchés. Sur le plan de la mise en ?uvre du texte, un doute sérieux et légitime s'installe. Le ministère de l'Intérieur est-il suffisamment outillé pour traiter, au préalable, tous les dossiers judiciaires à ouvrir, tous les jours que Dieu fait, à travers toutes les wilayas de notre immense pays ' Doit-on attendre l'avis du ministère, alors que la protection du bien public nécessite la suspension de l'agent ou des agents en question, ou requiert la mise en détention. Les motivations de l'instruction semblent aussi inappropriées : ce texte viendrait pallier une situation de panique des responsables locaux devant un risque pénal pris lors du traitement des dossiers d'investissements. Il est très difficile de comprendre comment et pourquoi l'avis préalable du ministre de l'Intérieur peut prémunir contre le risque pénal. Le texte mentionne une obligation de demander l'avis du ministre de l'Intérieur mais entre "avis" et "aval", il n'y a qu'une petite différence de deux lettres.
Cette petite nuance s'estompe complètement, vu la culture de notre système politique caractérisé par la subordination du judiciaire à l'Exécutif et du juridique au politique. La solution doit être cherchée dans un effort de définition de l'acte de gestion et non dans un transfert des prérogatives judiciaires au pouvoir exécutif qui protégerait ou accablerait ses agents selon les cas.
Vous semblez contester la validité juridique du document qui serait en contradiction avec d'autres textes....
En effet ! Le principe universel de la hiérarchie des normes, reconnu et appliqué dans tous les systèmes juridiques, pose une organisation ascendante des différents textes juridiques. Il y a la Constitution qui trône au sommet, suivie par les lois émanant du pouvoir législatif, suivies par les textes à caractère réglementaire émanant du pouvoir exécutif. Cette instruction émane du président de la République qui a une double facette. Il exerce un pouvoir législatif durant les intersessions parlementaires, par le biais des ordonnances qui doivent être validées par le Parlement à la session immédiate suivante. Il exerce aussi le pouvoir et édicte des textes à caractère réglementaire tels les décrets ou les instructions, et la validité des textes réglementaires est tributaire de leur conformité aux textes législatifs. En raison de tout cela, le texte en question semble d'une validité improbable et s'insère très mal dans l'ensemble de la législature de notre pays.
Est-ce qu'en l'occurrence, cette instruction viendrait heurter ou s'opposer à des textes de loi '
Cette règle vient s'opposer au code de procédure pénale qui donne au procureur de la République le pouvoir d'apprécier "l'opportunité des poursuites", c'est-à-dire que ce dernier est seul maître de déclencher des poursuites pénales dans telle ou telle situation sans avoir à consulter le pouvoir exécutif ou un de ses démembrements. Pis encore, cette exigence d'une consultation du pouvoir exécutif avant toute poursuite contre un responsable local est une violation des principes constitutionnels, fondateurs et fondamentaux, à savoir, la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice.
Dans son plan d'action, adopté, lundi dernier, le gouvernement affirme qu'il "encourage" la prise "d'initiative" par la "dépénalisation de l'acte de gestion". Pour beaucoup, l'acte de gestion ne doit pas être passible de sanction pénale. Qu'en pensez-vous '
Nous sommes devant un discours politique complètement décalé de la réalité. Il est facile de le déclarer mais très difficile de l'assurer. Une fois saisi, le juge ne connaît (ou du moins ne devrait connaître) que les textes de loi. On a déjà essayé de dépénaliser les actes de gestion des cadres dirigeants des entreprises publiques économiques par une réforme du code de procédure pénale de 2016 en subordonnant les poursuites contre des cadres dirigeant des entreprises publiques à une plainte émanant des organes sociaux.
Cette règle procédurale n'a pas toujours été respectée par les autorités judiciaires et notamment les parquetiers qui ont estimé qu'ils ont à la fois le droit et le devoir de déclencher l'action publique dès qu'ils en ont connaissance. La condition de dépôt de plainte par les organes sociaux s'est trouvée en porte-à-faux avec d'autres règles du code de procédure pénale. C'est le destin prévisible à cette instruction avec un facteur qui accentue ce risque dans la mesure où étant de nature réglementaire, elle est d'un niveau inférieur dans le classement des normes, au texte législatif qu'elle vient heurter qui est de nature législative.
Dans quelle mesure la dépénalisation pourrait contribuer à restaurer la confiance envers les managers et à améliorer le climat des affaires '
Evoquer carrément une dépénalisation de l'acte de gestion me semble excessif et irrationnel. Il est totalement inconcevable de laisser le patrimoine public sans protection pénale. Il est tout aussi inacceptable et nuisible de laisser les gestionnaires publics exposés, sans armatures, face au risque pénal.
Il faut dire que l'opération "mains propres" engagée après le Hirak a créé une véritable psychose chez les agents de l'Etat, toutes catégories confondues, et aussi chez les opérateurs économiques et investisseurs privés. Cette situation n'est pas nouvelle, mais s'est accentuée ces derniers temps et a pris une ampleur dévastatrice.
La vie des affaires est parsemée de situations inédites et les textes de loi sont d'une rédaction imparfaite. Les gestionnaires doivent, parfois, ou plutôt souvent, faire preuve d'adaptation et fournir un effort d'interprétation pour sauver des situations ou des contrats.
Ils se trouvent malheureusement tétanisés devant la perspective d'une pénalisation de décisions, de règlements, de compromis qui pourraient permettre un règlement amiable à un litige potentiel. Il est connu dans la vie des affaires qu'un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès, mais pour les gestionnaires publics, une règle non écrite prohibe tout arrangement amiable profitable à l'institution publique, car, il peut potentiellement être qualifié d'octroi d'un avantage injustifié à un tiers. Je vous cite un autre exemple récurrent depuis la Covid-19. Certains opérateurs étrangers ont décidé de quitter l'Algérie suite à la pandémie. Une fois les choses revenues à la normale, ils se sont présentés pour reprendre les chantiers, mais ont exigé des institutions et entreprises publiques de prendre l'engagement d'abandonner les pénalités de retard.
Les gestionnaires algériens se trouvent devant un véritable dilemme. Obtempérer, accepter et risquer de se retrouver poursuivis pour octroi d'avantages injustifiés, ou refuser et risquer d'aller vers un contentieux à l'issue incertaine avec des surcoûts et des manques à gagner colossaux.
Quelle serait, d'après vous, la meilleure conduite à tenir devant cette problématique '
On a cherché à sécuriser les gestionnaires contre le risque pénal par des règles procédurales, c'est-à-dire la nécessité d'une plainte des organes sociaux pour les cadres dirigeants des EPE et un avis préalable pour les responsables locaux. Ces deux techniques semblent inopérantes. Il serait judicieux de travailler avec des gestionnaires, des juristes, des magistrats, des juges et des parquetiers, des avocats, pour une bonne définition de l'acte de gestion. Il faut aussi et surtout dépolitiser le problème.
Propos recueillis par : Youcef Salami
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Posté Le : 02/09/2021
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Youcef SALAMI
Source : www.liberte-algerie.com