Algérie

"il est impératif que les historiens se ré-emparent de leur spécialité"



La sortie médiatique fracassante de Nordine Aït Hamouda, accusant l'Emir Abdelkader de "trahison", continue de soulever un tollé et d'alimenter la polémique sur les réseaux sociaux notamment. Que recouvre toute cette polémique ' Quel est le vrai du faux ' Quelles sont les motivations derrière des controverses récurrentes sur des faits d'histoire ' Eclairage avec le chercheur en histoire, Hosni Kitouni.Liberté : Que recouvre, selon vous, la polémique suscitée par la sortie de Nordine Aït Hamouda autour de l'Emir Abdelkader '
Hosni Kitouni : Si l'on s'en tient aux faits, c'est une interview improvisée d'un ex-député connu pour ses sorties clivantes. Cette fois encore, il n'a pas dérogé à sa réputation sauf qu'il a choisi de s'attaquer à une des figures les plus emblématiques de notre roman national, l'Emir Abdelkader, l'accusant de manière péremptoire d'être un "traître". Traître à qui ' À quoi ' Qu'importe, il s'agissait pour lui de faire le buzz, et cela n'a pas manqué d'enflammer la Toile ! Mais au-delà de l'anecdotique, du personnage, de la fonction occupée par le média complice, on se demande effectivement si l'émission n'a pas été conçue précisément pour faire scandale ' Quel rapport entre la sortie d'Aït Hamouda et celle de Bengrina ' L'une, n'est-elle pas le déploiement de l'autre, ne sommes-nous pas dans un scénario de tension toxique et qui en est (sont) le (s) scénariste(s) ' Enfin, pour quel dénouement ' Pour le moment, aucun élément probant ne permet de répondre positivement à ces questions, cependant, force est de constater que ces polémiques anxiogènes alimentent un climat général de suspicion, de nervosité et finalement de désespoir dont les risques sont infiniment plus dangereux qu'on ne le suppose. On constate combien la scène politique est polluée par des personnages de "premier rang", députés, chefs de partis, etc. qui éprouvent un malin plaisir en tentant de monter les Algériens les uns contre les autres, à quelle fin ' En laissant faire, les pouvoirs publics se rendent objectivement complices d'une dérive dont, visiblement, ils ne désapprouvent pas la tournure (pour quels bénéfices !).
Au-delà de ses motivations, que pensez-vous de la teneur de ses propos '
L'interviewé, présenté par l'animateur de l'émission comme un "spécialiste des archives" et de "l'histoire" (première nouvelle !), déclare ipso facto que l'Emir Abdelkader, en signant avec Bugeaud le traité de la Tafna (20 mai 1837), "a vendu l'Algérie à la France", il se serait rendu coupable de "trahison" : "C'est un traître." L'accusateur ne dit mot ni sur le contexte d'alors, ni sur le contenu du traité, ni sur ses effets sur la suite des événements. M. Aït Hamouda avance exactement le contraire de ce qui s'est passé. Il transforme une victoire historique en défaite, faisant ainsi montre d'une méconnaissance surprenante de l'histoire de son pays. Il y a tellement d'autres événements dans la vie de l'Emir qui dérogent à l'unanimisme dont cette figure de proue du nationalisme est officiellement entourée, événements qui sont sources de controverses entre historiens. C'est l'Emir qui écrivait dans son Rappel à l'intelligence : "C'est par la vérité qu'on apprend à connaître les hommes, et non par les hommes qu'on connaît la vérité."
Quelle est donc, en quelques mots, la vérité sur le traité de la Tafna '
Après l'échec de Clauzel devant les portes de Constantine (1836), la France décide de revenir à une politique d'occupation restreinte, et pour cela, elle charge Bugeaud, commandant d'Oran, de négocier avec l'Emir un traité de paix en échange de territoires. C'est ainsi que la France accepte de céder à l'Emir Rachgoun, Tlemcen et tout le beylik de l'Ouest, à l'exception d'Oran, de Mostaganem, d'Arzew et de Mazagran et leurs territoires. Ce à quoi il faut ajouter le Titteri et une grande partie de la province d'Alger à l'exception de la Mitidja, du Sahel et de Blida.
En outre, l'Emir acquiert le droit d'étendre sa souveraineté sur toute la province de l'Est depuis l'oued Keddara. Voilà pour les gains des territoires de l'Emir. Sur le plan économique et diplomatique, l'Emir retrouve la liberté de faire du commerce extérieur par certains ports, d'entretenir des relations avec les puissances étrangères, d'acheter des armes, de la poudre, etc. C'est la première fois, depuis 1525 (début de l'occupation ottomane de notre pays), que les Algériens se trouvent en mesure de pouvoir exercer leur propre souveraineté sur les deux tiers de leur territoire, d'édifier leur propre administration, de ne plus payer les impôts aux étrangers, de pouvoir assurer leur propre sécurité. Jugeant le traité de la Tafna, le gouverneur général Damrémont déclarait qu'elle n'était pour la France "ni avantageuse ni honorable, mais que, en revanche, elle rendait l'Emir plus puissant qu'une victoire éclatante n'aurait pu faire". La reprise de la guerre en 1839 a été décidée par l'Emir Abdelkader parce que le gouverneur général Valée, à la tête de son armée, a traversé sans son autorisation les Portes de fer (venant de Sétif à Alger).
Pour battre sa puissance militaire et économique acquise durant ces années de paix, la France va mobiliser plus de 125 000 hommes, dépenser plus de 34 millions de francs par an, soit, par comparaison, la plus grosse armée et la plus grosse dépense jamais mobilisée dans le monde, ni par l'Angleterre ni par la Hollande, lors de leurs conquêtes asiatiques et africaines. Quand finalement en 1847, vaincu, sans hommes, Abdelkader décide de se rendre, non pas à Bugeaud, comme l'affirme Aït Hamouda, puisque celui-ci n'était plus en Algérie, mais au fils du roi de France, le Duc d'Aumale. "Toute la nuit de son départ, raconte un témoin, on entendait l'Emir Abdelkader sangloter. Le matin, les yeux secs, il monta sa dernière jument, blessée comme lui, et s'avança, suivi de quelques serviteurs pour aller rendre ses armes aux Français. Il espérait être conduit à La Mecque pour y finir ses jours, mais on le mit en résidence en France. Ce destin tragique d'un homme qui combattit la France durant 17 ans, avec l'ambition et la volonté de fonder un Etat-nation, devait aussi faire face à des hommes impréparés à soutenir une ?uvre sans doute pas encore à leur portée. L'historien ne juge pas, il prend acte.
Des polémiques éclatent régulièrement sur des faits d'histoire. S'agit-il d'une remise en cause du récit historique national officiel '
Oui, effectivement, il s'agit bien de cela. Le récit unanimiste, élitaire, nationaliste ne fonctionne plus. La réalité sociale, l'évolution culturelle, les aspirations des gens contredisent une histoire écrite, non pour restituer le passé dans sa complexité et sa vérité, mais pour le mettre au service d'une ambition de pouvoir. La galerie de portraits que l'historiographie nationale n'a cessé de bichonner s'est terriblement lézardée sous la double emprise des avancées historiques et des bouleversements de notre perception du passé. Sous peine de subir la dictature des réseaux sociaux et leurs effets "déculturants" dévastateurs, il est impératif que les historiens se ré-emparent de leur spécialité pour lui redonner ses lettres de noblesse. Tout le monde sera satisfait.
Les Algériens connaissent-ils finalement leur histoire '
On ne connaît jamais définitivement l'histoire d'un pays. L'histoire se renouvelle sans cesse à la lumière des questions que l'on pose au passé. Aujourd'hui, les Algériens posent de nouvelles questions et l'histoire enseignée s'avère incapable de leur répondre. Alors, ils vont chercher ailleurs sans avoir toujours le recul ou le savoir nécessaires pour séparer le bon grain de l'ivraie.
Le black-out entretenu sur les archives participe-t-il d'une certaine manière à l'alimentation de ces polémiques '
Vous abordez là le rôle des pouvoirs publics et leur part de responsabilité dans les dérives actuelles du débat sur l'histoire. Effectivement, le premier acte par lequel ceux-ci peuvent montrer leur disponibilité à respecter la liberté des historiens, c'est de cesser leur gestion autoritaire et illégale des archives. Les dernières déclarations de M. Chikhi pour justifier le refus de son administration de donner libre accès à certaines archives, en dépit de la loi, nous donne une illustration éclatante de la manière de penser des fondés de pouvoir du système actuel : "C'est nous qui jugeons de quoi et comment l'histoire doit être écrite, parce que le peuple n'est pas mûr pour connaître la vérité." Donc ils s'arrogent le droit d'exercer une censure a priori sur les historiens en les empêchant d'accéder à certaines sources.
Ce faisant, M. Chikhi donne une caution par omission à tout ce qui s'écrit ailleurs et alimente l'injuste suspicion dans laquelle sont tenus les historiens algériens par leurs compatriotes, soupçonnés à tort de ne pas dire la vérité, puisque par supposition la vérité n'existe que dans les archives et ces archives leur sont inaccessibles. La crise de l'histoire n'est, en définitive, que le reflet de la crise générale de notre société et de sa gouvernance. La question centrale qu'elle pose est celle de la liberté des Algériens en tant que citoyens et en tant que peuple. Le rêve porté par l'Emir Abdelkader, poursuivi par celui de Krim Belkacem et réinvesti par le Hirak, sera-t-il enfin réalisé '

Entretien réalisé par : Karim Benamar


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