Algérie

«Ighissi» est un roman d'actualité»



L'Expression:Comment avez-vous pris la décision de traduire l'un de vos romans vers tamazight'Ali Kader:Pour traduire un livre, il ne suffit pas que l'auteur le veuille, il faut être à plusieurs. Normalement, la décision est du ressort des éditeurs (celui qui détient les droits et le traducteur). Hélas, malheureusement, pour des raisons mercantilistes, peu d'éditeurs se lancent dans cette voie; ils ne s'aventurent à le faire que pour les oeuvres ayant fait leurs preuves et dont le gain est assuré, même si la valeur ajoutée se calcule sur des décennies, voire plus.
Qu'en est-il de la traduction de « La déchirure» du français vers tamazight'
Pour le cas de la traduction du livre «La déchirure» vers la langue amazighe «Ighisi,» j'ai trouvé un terreau des plus fertiles en la disponibilité, l'intelligence et la volonté affichée par la traductrice elle-même, Mlle Amar Rachida, une vraie battante et surtout, une jeune femme dévouée à son métier de professeure en tamazight, mais, aussi et surtout pour son abnégation et son esprit de sacrifice, selon ses moyens et son environnement, au bien-être d'autrui. Le travail qu'elle a accompli en compagnie de cette magnifique jeunesse de son village afin d'améliorer le quotidien de ses concitoyens et de faire revivre les us et coutumes de nos contrées est une preuve tangible de son acharnement. Personnellement, je ne retire aucun mérite pour cette traduction complètement réalisée par Mlle Amar Rachida. Naturellement, j'en tire une fierté d'avoir été traduit par elle.
Le choix de la traductrice s'est-il fait par hasard ou l'avez-vous sciemment choisie pour le fait qu'elle avait déjà fait ses preuves dans le domaine de la maîtrise de la langue amazighe ainsi que dans celui de la traduction'
On ne laisse pas au hasard le choix de décider d'une traduction. Surtout pas ça! Mlle Amar Rachida est déjà, faut-il vous le rappeler, professeure en tamazight, dotée d'un bagage intéressant sans quoi rien ne pourra se faire. Il est vrai qu'être prof ne veut pas dire traduction. Pour ce faire, il faut maîtriser les deux langues, celle d'origine de l'objet et celle de la finalité espérée. Sans cela, il est inutile de croire que l'on ira loin. Justement, la traductrice du livre «La déchirure» possède toutes ces compétences en plus déjà qu'elle a été mise à contribution dans la publication, en deux étapes, de l'ouvrage « Argaz n'yema» et aussi, car vivant dans un environnement des plus propices où il lui est facile de par son vécu quotidien et ses activités associatives de transcrire les idées de l'auteur vers tamazight.
On dit que traduire c'est trahir, avez-vous cette impression concernant la traduction de «La déchirure»'
Belle citation! J'oserai plutôt dire: ne pas traduire, c'est non seulement trahir, mais assassiner des chefs-d'oeuvre. Que serions-nous s'il n'y avait pas de traduction d'auteurs russes, français, américains, espagnols, cubains, anglais...' John Cronin, James Hadley Chase, Paulo Coelho, Leon Tolstoï, Juan Gabriel Vasquez, Miguel de Cervantès et bien d'autres, seraient-ils devenus célèbres s'ils n'étaient pas traduits' Il est vrai que traduire c'est trahir en quelque sorte, car personne ne peut reproduire à l'identique l'idée d'un auteur. Il y a la lettre et l'esprit de la lettre. Je pense sincèrement qu'il est plus difficile de traduire que d'écrire. Je m'explique. Quand le romancier prend sa plume (ou son clavier), il se laisse porter là où son esprit le conduit. Il peut s'arrêter, reprendre son récit comme il le veut lui-même, c'est lui qui donne le «la». Il peut mentir sans être confondu pour ses mensonges. Tandis que le traducteur est nimbé d'un cercle au-delà duquel il ne pourra sortir, il a des oeillères invisibles qui le remettent à l'ordre. Il est imbibé du texte et de l'esprit du texte. Certes, il pourra donner libre cours à son imagination et à sa profonde culture, mais jamais au-delà de ce que permet l'ouvrage initial. Contrairement à l'auteur, le traducteur est frappé d'une double obligation, il doit être excellent narrateur et posséder une excellente maîtrise des langues, sans quoi son oeuvre, ne sera pas à la hauteur de celle de l'auteur, surtout si celle-ci est un classique reconnu ou un best-seller. Les lecteurs lui reprocheront d'avoir escamoté l'essentiel ou de s'être permis des digressions préjudiciables. Toutefois, il arrive que le traducteur répare les bévues que l'oeuvre originale avait contenues. Pour le cas de cette présente traduction, je vous confie que je suis fortement impressionné de la qualité du travail fourni; un travail qui a duré deux longues années complètes.
Votre langue maternelle est le tamazight, quand vous écrivez vos romans, pensez-vous en tamazight en écrivant en français'
Chassez le naturel, il revient au galop; aussi, avoir changé de feuilles, mais avoir gardé ses racines, ça se ressent à travers les récits, mieux ça vibre et ça crève les yeux. Avoir la chance de vivre les périodes difficiles d'un pays, d'être au plus profond des terroirs et des humbles gens, avoir un village que l'on aime revoir souvent et qui vous reçoit si bien, cela se mérite, mieux ça se sublime. Comment ne pas avoir tout cela en tête lorsque l'on écrit! Avoir l'honneur de recevoir un héritage linguistique et civilisationnel incommensurable que beaucoup aimeraient posséder, n'a pas de prix. Le socle de tous mes ouvrages a une trame qui repose sur des choses vécues, mais romancées, donc pensées dans toute leur originalité et au plus près de ces hommes et femmes que j'aime côtoyer et qui me fournissent à satiété des sujets sociétaux qui ornent mes récits. Quand on a la fortune d'hériter d'une aussi belle et profonde culture, on ne peut qu'être satisfait. Faire tout son possible pour la lui rendre pareille est la moindre des choses. Sans cela, oui, vous pourrez dire que ne pas écrire en pensant dans la langue maternelle, c'est incontestablement la trahir!
Est-il arrivé à votre traductrice de se retrouver face à des passages ou à des expressions où il lui a été particulièrement difficile de réaliser les traductions qui siéraient le mieux aux idées que vous vouliez exprimer à l'origine'
Sincèrement, très peu. Une ou deux fois peut-être, car, au risque de me répéter, la traductrice connaît les pièges des deux langues et vit dans l'environnement dans lequel se déroule la trame et est en partie en prise directe avec les acteurs.
«La déchirure» en tamazight a été publié depuis quelques jours, avez-vous eu quelques échos de la manière dont votre ouvrage a été accueilli'
À travers les commentaires lus çà et là, tous se réjouissent d'une aussi belle naissance. J'ai bon espoir que cette traduction trouve sa place dans les établissements scolaires et chez les lecteurs. Mais il vaut mieux laisser les réjouissances pour plus tard, car le livre en général se porte mal et personne, mis à part quelques bonnes volontés qui font fleurir çà et là des salons, ne songe à apporter les solutions. Déjà qu'avant la Covid- 19, le mal était latent; depuis, ça empire. Donc, je pense qu'il est trop tôt pour se faire une idée sur le chemin que ce livre se tracera. Du reste, faut-il le préciser, les grands éditeurs rechignent à publier des ouvrages en tamazight, car il est important de le souligner, ce segment de littérature s'adresse à un lectorat spatialement précis et restreint, donc peu rentable. La mise sur pied du Prix du président de la République est une initiative fort louable qui pourrait participer au décollage du livre d'expression amazigh pour peu qu'on lève les embûches étalées sciemment sur son chemin.
Il y a quelques années, vous avez également publié un roman en langue amazighe, «Argaz n Yema», pouvez-vous nous en parler'
Oui, très certainement. L'ouvrage «Argaz n'yema» est publié en 2019 aux Editions Enag. C'est une excellente initiative, car ce livre m'a procuré un plaisir inaltérable. Quoi de mieux que d'arriver, suprême bonheur pour un auteur qui ne publie qu'en français, que de publier un livre dans la langue qu'il chérit le mieux, la sienne. Je suis content aussi, car cet ouvrage, est en train de faire son petit bonhomme de chemin. Je tiens à remercier Mlle Amar Rachida et monsieur Aliche pour leur précieuse collaboration.
Avez-vous l'intention d'écrire encore en tamazight et de traduire d'autres romans vers votre langue maternelle'
Certainement! Quand on prend goût à l'écriture, ça ne s'arrête plus. Du moins jusqu'à la survenance du trou noir, celui-là même qui oblige à déposer plume et clavier. Quant à la traduction, je pense avoir publié assez de livres qui pourraient éventuellement attirer les émules de tamazight pour être traduits à l'image de «Feriel», «Le vieux fusil», «Demain n'existe peut-être pas», «Meurs demain ça ira mieux», «Une femme, deux hommes et un mariage»...
Quel sera votre prochain roman, parlez-nous-en un peu'
À l'heure où se déroule cet entretien, je suis sur une sorte de trilogie sociétale. Je déroule une histoire en partie vraie, en partie romancée sur une longue période. Le premier tome est terminé, il s'appelle ''Les démunis; titre 1: guerre et faim''. J'attends d'achever le deuxième tome à moitié écrit pour proposer le tout à un éditeur. L'ouvrage «Moi Djoul, l'élu de Dieu et des hommes» est déjà dans le circuit chez quelques éditeurs. Enfin, dans la lignée de l'oeuvre monumentale d'Amine Malouf «Identités meurtrières», j'espère proposer bientôt un essai que j'ai titré «Valeurs meurtrières» qui traitera des langues, des religions, de patriotisme, de nationalisme et d'autres sujets.


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