Algérie

« IDRISS », D’ALY EL HAMMAMY : UN « ROMAN NORD-AFRICAIN »



« IDRISS », D’ALY EL HAMMAMY : UN « ROMAN NORD-AFRICAIN »
L’ouvrage présenté au public aujourd’hui est à la fois un roman avec ses personnages vivants, une ample fresque historique embrassant le passé et le présent du Maghreb et, un témoignage sur la période coloniale et la résistance nationale qui s’est manifestée particulièrement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Les principaux évènements se déroulent au Maghreb occidental et particulièrement dans le Rif dont le personnage principal du roman est originaire. Ils trouvent leur retentissement naturel dans les autres régions du Maghreb. C’est en ce sens qu’Idris constitue un « roman nord-Africain » comme l’indique le sous-titre. Mais on comprendrait mal le sens de l’œuvre si on voulait la limiter à la partie occidentale du monde arabe. Les rapports avec le Machriq sous-tendent le mouvement des idées et consolident les liens de civilisation et de solidarité avec le Maghreb. On voit enfin apparaître dans le roman une troisième dimension que peu d’auteurs ont affirmée avec autant de vigueur : la communauté de destin des peuples colonisés et leur prise de conscience en tant qu’entité distincte de l’Europe industrielle et conquérante. Si l’expression de Tiers Monde n’est pas encore formulée, l’idée en est présente.
Edité au Caire, le roman d’El Hammamy a été vite épuisé, de sorte qu’en dehors de quelques articles publiés dans la presse nationale, l’ouvrage est peu connu du public. Sa réédition par notre société nationale se justifie à plus d’un titre. Elle permet de tirer d’un injuste oubli un ouvrage de valeur et constitue un hommage posthume à Aly El Hammamy, mort au combat pour la libération de son pays et celle du Maghreb.

Le public peut ainsi se rendre compte de l’originalité de l’œuvre qui mérite une large diffusion et découvrir la personnalité attachante et la contribution politique de l’auteur à l’émancipation politique et culturelle du Maghreb.
Eléments biographiques


Beaucoup de lecteurs ne connaissent pas suffisamment Aly El Hammamy du fait qu’il a vécu longtemps en exil. Il paraît donc utile de donner ici quelques éléments biographiques. En fait, la vie d’El Hammamy est insuffisamment connue et les documents font défaut pour des périodes importantes de son activité. Ses biographes s’accordent à dire qu’il est né à Tiaret en 1902. D’après un témoignage difficile à vérifier, sa famille serait originaire de Aïn El Hammâm (ex-Michelet), d’où son nom. Ses parents se rendent en pèlerinage à la Mecque et décident de s’établir à Alexandrie vers 1922. Le jeune homme est alors âgé de vingt ans.

Ne pouvant se résoudre à revenir dans son pays colonisé, il décide de mener la lutte politique à l’extérieur. Il parcourt alors le monde, exerce diverses professions et noue des relations avec différentes personnalités politiques en Europe et en Orient. Il trouve en emploi pour quelque temps sur un bateau de commerce et découvre ainsi différents pays. Profitant de ses loisirs, il fait de nombreuses lectures, dont l’histoire d’Ibn Khaldûn.

Il se lie avec l’Emir Abdelmalek, petit-fils de l’Emir Abdelkader et lutte avec lui contre le régime colonial au Maroc. Il participe ensuite activement à la guerre du Rif aux côtés d’Abdelkrim El Khettabi dont l’insurrection constitue la toile de fond d’Idris. En 1923, il collabore à Paris avec l’Emir Khaled ; celui-ci l’envoie en mission à Moscou avec un groupe de jeunes Algériens.

Là, il fait connaissance avec Ho Chi Minh et d’autres hommes politiques originaires d’Asie. Il se rend encore à Sébastopol, Berlin et Genève. A partir de 1935, il est persécuté par les autorités françaises et cherche refuge en Orient arabe. Il parcourt différents pays arabes, en particulier le Hedjaz, la Syrie, la Palestine et s’installe finalement à Baghdâd où il enseigne pendant onze ans l’histoire et la géographie. A partir de 1946, il décide de résider au Caire et se joint au Bureau du Maghreb arabe qui milite contre le colonialisme français.

Aly El Hammamy est convaincu alors que la fin du colonialisme est proche : « Son glas a sonné. Il sera terrassé. En ce moment, il se dévore les entrailles ». Mort tragiquement dans un accident d’avion au Pakistan le 12 décembre 1949, El Hammamy laisse à d’autres le devoir de continuer la lutte jusqu’à son terme. Le peuple d’Alger et des délégations de l’intérieur du pays rendent un juste hommage à Aly El Hammamy dont les obsèques ont lieu au cimetière de Belcourt le 1er janvier 1950. Sur sa tombe, on peut lire son éloge par le poète Ahmed Sahnoun :
Ci-gît le trésor d’une créature parfaite,
Ci-gît la flamme d’une intelligence sublime,
Ci-gît un exemple de ce qui est éternel,
qui défie l’adversité et le temps.
Ici un glaive a été planté,
Ici s’est arrêtée la palpitation d’un cœur,
consumé par l’amour de l’Algérie.
Et passionné pour les actions généreuses,
Il voua sa vie à la lutte,
Et mourut en martyr de la patrie.
Principaux personnages du roman
Le personnage central du roman est Idris dont l’existence donne au roman ses dimensions. L’enfant grandît dans un village du Rif au milieu d’une population pauvre, rude à la tâche et particulièrement hostile à l’occupation coloniale. Il reçoit les premiers éléments de sa formation à l’école coranique, auprès d’un maître brutal et borné. L’évocation de ce personnage fait penser au « Livre des Jours » de Taha Husseïn. Les matières enseignées ne profitent guère à l’élève dont la mémoire est surchargée de textes et de récits mal assimilés. Idris bénéficie heureusement de la pédagogie active d’un autre maître.

Lorsque sa formation de base est jugée suffisamment poussée, l’adolescent est envoyé à Tétouan, puis à Fès où il entreprend des études à la célèbre Université de qarawiyyîn. Il s’éveille en même temps à l’action politique et participe à des réunions secrètes. Peu à peu, il prend conscience de la situation misérable de son pays colonisé, exploité et désigné culturellement. Il acquiert une culture politique en lisant différents ouvrages d’histoire et fait connaissance avec les théories politiques de l’Europe. Les contradictions du régime colonial le frappent. Avec un groupe de compagnons, il fonde à Paris un journal politique, intitulé « Le Magreb », dans l’espoir de convaincre l’opinion européenne et d’amener les autorités coloniales à prendre en considération les droits des Maghrébins. Mais il constate assez vite l’inutilité de cet effort et comprend que l’action politique et la résistance armée demeurent les seuls moyens efficaces d’émancipation.

L’occasion est fournie par la politique maladroite de l’administration coloniale de son pays. Il participe alors aux grèves et manifestations populaires à Fès ; il subit avec ses compagnons la répression brutale et les tortures réservées aux nationalistes. La Légion étrangère s’illustre dans cette répression sanglante. Idris est mortellement blessé au cours des manifestations de rue. Ses amis ramènent pieusement son corps au village natal où le père d’Idris accepte avec courage le sacrifice patriotique de son fils.

Le deuxième personnage important du roman est Hadj Allal, père d’Idris. C’est lui qui inculque le nationalisme à son fils. Rude montagnard, c’est un homme réfléchi et cultivé. Ses idées évoluent après son voyage en Orient, accompagné du jeune Idris. Lors de son pèlerinage à la Mecque, il a un long entretien avec un cheïkh d’Al Azhâr qui l’initie au mouvement réformiste. Au cours d’autres voyages Hadj Allal s’informe beaucoup au Caire.

A son retour au pays, il se fait disciple d’Afghanî et Abdû. Ses idées exercent une grande influence sur son entourage. Lorsque l’insurrection d’Albdelkrim éclate dans le Rif, il y participe activement, comme la plupart de ses compatriotes. Il accepte que son fils l’accompagne, malgré son jeune âge.

Après l’écrasement de la résistance par les forces franco-espagnoles, Hadj Allal ne renonce pas à la lutte qui doit se poursuivre sous d’autres formes.

Les autres personnages marquants du roman sont les compagnons de Hadj Allal, les maîtres d’Idris, ses condisciples et quelques figures saillantes du mouvement nationaliste. A côté de ces personnages maghrébins, l’auteur esquisse plusieurs portraits pittoresques, parfois satiriques, des représentants de l’administration coloniale et des hommes qui collaborent à sa politique. On peut citer au passage le portrait de Lyautey que l’on reconnaît sans peine en la personne de Larrogant. On suit les cheminements contradictoires de la politique et les méfaits qu’elle a engendrés.

L’Emir Abdelkrim porte sérieusement atteinte au prestige du Maréchal de France. La grosse colonisation est représentée par un baron dont la carrière aurait pu servir de matière à un roman balzacien, comme le note justement l’auteur. Le cardinal Lavigerie et le père Foucauld occupent une bonne place dans l’ouvrage, comme représentants de l’Eglise missionnaire au service de la colonisation, tandis que le Padre Torcuato, ami d’Idris, constitue le symbole du missionnaire libéral sensible à l’injustice coloniale.
Les thèmes traités


Le roman développe plusieurs thèmes dont les plus importants sont l’étude critique du système colonial, l’analyse de la société maghrébine, la décadence et la renaissance des pays arabo-musulmans, l’unité de destin des peuples maghrébins et leur lutte de libération nationale.

L’auteur étudie la politique coloniale européenne et s’arrête en particulier sur le colonialisme français au Maghreb. Il dénonce l’exploitation coloniale et la dépossession des terres, la politique de peuplement et l’étouffement de la culture et de la langue nationales. En comparant les systèmes de colonisation anglais, français et espagnol, il observe que le système français est de loin le plus oppressif et hypocrite. La « mission civilisatrice » et les « droits de l’homme » reflètent une phraséologie que la réalité quotidienne contredit constamment. Les écrivains français de la colonisation sont fustigés avec vigueur. Victor Hugo chante la liberté des autres peuples en ignorant les conquêtes coloniales de son pays. Louis Bertrand, champion de l’Afrique latine et chrétienne méconnaît délibérément l’existence des peuples maghrébins et leur civilisation…

L’auteur montre les conséquences néfastes de l’assimilation culturelle qui prétend transformer les Maghrébins en descendants des Gaulois. A cela s’ajoute la répression politique. La presse maghrébine est étouffée, la culture arabe persécutée ; les particularismes locaux sont encouragés dans le but de semer la division entre les différents éléments de la population, alors que l’histoire entière du Maghreb montre comment le brassage ethnique des peuples arabo-berbères a été profond ; leur unité de destin est un fait permanent. Lorsque Lyautey dit hypocritement : « Laissez les Maghrébins évoluer dans leur propre cadre culturel », il veut simplement les couper de la culture moderne et de leurs frères d’Orient pour les maintenir dans un système archaïque et paralysant.

Cette dénonciation de système colonial s’accompagne d’une critique de la société maghrébine, de ses institutions et de son retard. A travers l’éducation d’Idris, de l’école élémentaires jusqu’à l’Université, c’est le système pédagogique traditionnel qui est analysé et critiqué. Il constitue un facteur de retard culturel du pays, au même titre que la situation économique et l’anarchie politique. La société maghrébine tolère le maraboutisme et ses méfaits. Les confréries se multiplient et servent généralement de point d’appui au système colonial. La décadence de cette société a facilité les convoitises étrangères. En s’inspirant de la renaissance du monde arabe, l’auteur définit les conditions du renouveau maghrébin. Il préconise l’instruction partout, la rénovation de l’Islam et des institutions politiques par la diffusion des idées d’Afghâni, Abdû et Ben Badis. La résistance politique exige l’organisation de la lutte de libération, en donnant au peuple conscience de ses droits et en le mobilisant autour des objectifs de libération.

L’étude du nationalisme maghrébin occupe une grande place dans le roman. L’auteur rappelle les grands faits de la résistance maghrébine depuis la conquête coloniale et exprime sa confiance dans le triomphe final. A cet effet, il recommande d’emprunter à l’Europe le progrès scientifique et technique. Dans le même ordre d’idées, l’évolution de l’Egypte moderne lui paraît un bon exemple que le Maghreb peut méditer. Il observe que la culture arabe et la culture européenne réalisent une parfaite osmose à travers Taha Husseïn, une telle remarque procède sans doute de la connaissance personnelle que l’auteur possède de l’écrivain égyptien et de son œuvre.
Qualités de l’œuvre


Il reste pour terminer à faire ressortir brièvement les qualités de l’œuvre. Ce qui frappe à la lecture d’Idris, c’est d’abord la vaste culture d’El Hammamy. Il a non seulement une connaissance sûre de l’histoire de l’Islam, mais aussi de l’Europe. Les grands problèmes politiques et socio-économiques lui sont familiers. En outre, rien d’important ne lui échappe de la culture arabe. Il cite souvent et parfois critique Ibn Toumert, Ibn Rushd, Ibn Khaldûn, Afghanî, Abdû. Il se réfère aussi à la littérature française, compare telle zaouia à l’abbaye de Thélème, tel ou tel personnage à un héros de Balzac ou d’Edmond About.

Le roman repose sur une documentation très riche qui témoigne d’une grande érudition. El Hammamy est au fait des grandes questions politiques et doctrinales ; il connaît les partis politiques, les hommes d’Etats, les savants et les écrivains illustres. Il critique Saint Augustin et donne raison au donatisme, condamne la charte de Wilson, qui reste théorique, du moins à l’égard des peuples dépendants.

Les qualités de style sont remarquables avec parfois une tendance à la recherche de mots rares. Les portraits que l’auteur trace de certains personnages, les scènes et les situations qu’il décrit fourmillent de détails piquants ou satiriques. Il maintient constamment l’intérêt du lecteur par la variété des thèmes, l’importance des questions discutées… El Hammamy est convaincu que la cause qu’il défend est juste et cette conviction donne au livre une densité singulière. Son roman est tantôt récit, description lyrique ou satirique et tantôt essai politique ou réquisitoire. Ce que nous avons dit n’épuise pas la richesse de l’œuvre. Il reste au lecteur d’en explorer tous les aspects. Enfin, Idris est un témoignage sur une période des plus troublées de l’histoire du Maghreb et sur la résistance permanente de ses habitants contre l’oppression étrangère. A ce titre, plusieurs passages du roman peuvent constituer des morceaux d’anthologie.

Dr. Cheikh Bouamrane
Professeur à l’Université d’Alger
Alger, septembre 1976


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