Dès le début de sa carrière il a réussi son coup avec de moindres coûts, puisque oser rendre intelligible l'impensable et l'impensé, dans un contexte historique caractérisé par un unanimisme politique culturel et cultuel, c'est se dévoiler publiquement pour être objet de toutes formes d'exclusion, d'exil (interne, externe) ou de violence. L'ordre établi n'aime pas les différences et les singularités. Elles représentent pour lui une menace, une "menace intérieure" à la limite du pathologique puisqu'il (l'ordre établi) véhiculait en douceur un déni et un dénigrement de soi pour imposer violemment une autre forme identitaire loin de la réalité historique de l'Algérie. Idir est un cas-objet sociologique par excellence. Un capital symbolique et un creuset d'une culture qui a su résister au temps lointain. Une identité qui a forgé un système social architecturé et organisé autour de l'honneur. Un honneur qui explique toutes les représentations et les pratiques d'une société à la recherche du sens.Un sens qui a failli être objet d'une amnésie caractérisée et institutionnalisée. Un sens commun du commun des mortels de cette riche Algérie inconsciemment dénigrée qui a donné naissance à une aliénation transgénérationnelle et un sous-développement épistémique aigu. Idir était précocement conscient de ces enjeux identitaires "aliéniques".
Son incapacité d'être soi-même, de se réaliser et de s'épanouir individuellement ou collectivement a forgé en lui un habitus migratoire ; c'est-à-dire ses prédispositions inconscientes de vouloir partir et de s'installer ailleurs où l'accomplissement est possible avec de moindres coûts psychologiques'et même psychiatriques.
Il s'agit d'un cas incarnant toute une génération qui a pris position contre cette ambiance développementiste qui a pris à contre-pied presque l'ensemble de cette génération. Idir, géologue, venu hasardement à la poésie et au chant, est devenu un cas particulier au coeur du combat spécifique et pacifique avec une touche particulière "idirienne", en maîtrisant ses règles de pacifisme, de générosité, de rigueur et de Thirougza.
C'est un combat teinté, qui est un exercice complexe, de sensibilité et de rationalisme en incarnant l'imaginaire collectif et le sens commun pratique occultés dangereusement par la raison d'Etat dès l'indépendance. Un cas d'école, porteur d'un espoir collectif de réalisation de soi dont l'exil est devenu contre son gré un refuge pour l'épanouissement individuel et collectif. Idir, un cas-objet d'un double exil ; exil intérieur et l'exil extérieur.
Il est naïf, même dangereux, de considérer Idir comme un simple chanteur ; c'est un élément d'un puzzle et d'une filiation intellectuelle d'un long combat pour la restitution de l'identité réelle et plurielle de l'Algérie et du Maghreb, restée dès les indépendances soumises aux unanimismes politiques et idéologiques provocant des violences et des mouvements sociaux cycliques, dont le hirak ! Bourdieu a raison d'anticiper son constat sur Idir en le considérant comme membre de chaque famille ; c'est-à-dire c'est d'avoir au même temps une capacité intellectuelle et une sensibilité profonde pour saisir les âmes et propulser leurs aspirations restées pour longtemps refoulées.
Il s'avait que rien ne peut se faire en Algérie sans la confirmation et l'épanouissement de soi (individuel et collectif) identitaire...le reste est vécu depuis indépendance comme un mensonge et une perte de temps, un temps obsolète vidé de toute perspective historique des sociétés et des nations. L'Algérie d'Idir authentique et plurielle a été enterrée dès l'indépendance et il a su comment la revitaliser d'ailleurs (migration, l'exil) en thématisant avec beaucoup de génie le contenu refoulé du sens commun (l'identité) et l'insérer dans des mélodies spirituelles.
Sa confirmation légitime internationale est due à cette bonté et cette beauté de cette culture réelle qui vient de loin, bien saisie et transmise aux autres après avoir acquis ingénieusement les siens. Idir n'est pas un simple chanteur pour égayer seulement les âmes mais pour réveiller les consciences. Un exercice réflexif dans une dualité conflictuelle née dans et par l'exil ; les deux exils et ses risques générateurs de deux absences spatio-temporelles (pays natal et d'accueil).
Sa socialisation de base, via son rapport exceptionnel avec sa maman, vecteur redoutable de la transmission orale de l'identité kabyle, idir, avec cet habitus primaire, pour reprendre Bourdieu, a su combiner, par la suite, son parcours scolaire et universitaire avec une revendication restée depuis la crise dite berbériste de 1949, refoulée et réduite au silence. Un silence lourd et pesant qui a donné ses effets pervers dès le printemps de 1980 à nos jours (hirak).
Idir a pu et a su écouter les pulsions de la société pour proposer une vision du monde, des mondes ! Sa confirmation d'ailleurs est liée intimement à ce qu'on est réellement car elle nous évite l'aliénation. Idir est resté lui-même pour vivre dignement avec les autres.....mondes ! Repose en paix d'da Idir, toi qui as partagé la joie, la paix et l'espoir avec tout ce monde et ces mondes. Ces mondes ont besoin de thérapies pour réhumaniser leurs rapports infectés par l'utilitarisme aveugle et calculateur et la corruption des âmes.
La poésie d'idir se propose être, entre autres, un réajustement de ce dysfonctionnement civilisationnel contemporain caractérisé par la perte des dimensions humaines dans toutes les transactions sociales, politiques et économiques. Idir nous rappelle que rien ne peut se construire dans une société sans la reconnaissance de l'Histoire réelle et plurielle.
Par : Karim KHALED, Sociologue
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Posté Le : 07/05/2020
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Liberté
Source : www.liberte-algerie.com