Algérie

ICI MIEUX QUE LA-BAS Missoum Boumediene, l'exil...



Par Arezki Metref
arezkimetref@free.fr
Inclus dans tout un réseau de copains, j'avais coutume de recevoir de Missoum Boumediene des emails annonçant des soirées musicales au café El Sur, Albertstr.4, dans le quartier Schönenberg, ou bien des pique-niques concernant la communauté algérienne berlinoise et ses amis.
Dans ce microcosme, Missoum Boumediene était la cheville ouvrière, un axe autour duquel gravitait un faisceau d'activités culturelles et citoyennes. Il y a quelques ondées à peine, je restai stupéfait à l'annonce qu'une soirée d'adieux, les siens, allait avoir lieu dans ce même café ! «Départ définitif», précisait le communiqué ! Berlin sans Missoum, sans cette silhouette transparente et anxieuse, c'est un peu comme si la capitale allemande perdait la Porte de Brandebourg ou Alexanderplatz. Ça s'imagine difficilement ! Il avait fini par y incarner l'un des visages de l'exil. Le plus dramatique. Le plus digne. Missoum était originaire de Tiaret. Notre premier contact eut lieu à Souk Ahras, en 1990, à la faveur d'un séjour auquel j'avais été convié en tant que journaliste d' Algérie Actualité, lors de l'inauguration de la Cinémathèque de la ville. Directeur de la Cinémathèque de Tiaret, Missoum avait été dépêché pour contribuer à organiser la manifestation. Grâce à son énergie, il deviendra très vite, avec Doudou, le moteur de l'événement. Je n'oublierai jamais sa prodigalité dont nous avions tous à notre corps défendant bénéficié, notamment feu Rachid Farès, Mohamed Oldache et moi-même. Nous avions appris par la suite qu'il avait payé nos taxis et nos consommations de sa poche. Jamais il n'y a fait allusion. Son sérieux, son amour et sa connaissance du cinéma, sa gentillesse naturelle, sa réserve lui octroyaient une aura. Et plus il était discret, plus il s'imposait, davantage il rayonnait. Son humilité faisait sa grandeur. J'avais entendu parler de son action à la tête de la Cinémathèque de Tiaret. Une action menée dans le sens du progrès social et contre l'obscurantisme meurtrier qui déjà sévissait, et qui devait quelques mois plus tard le contraindre à quitter sa ville natale où sa vie était menacée. C'est ainsi qu'il se retrouva à Berlin. En mars 1995, invité à Berlin par un comité d'amis algériens pour une conférence, en compagnie de Zazie Sadou, je débarquai à l'aéroport de Berlin Schönefeld. Quelle ne fut pas ma surprise d'être accueilli par Missoum. Que faisait-il là ' Eh bien, il n'avait pas d'autre moyen de faire face à l'inéluctabilité du crime ! Accueilli ' En réalité, je dus attendre une bonne demi-heure car il s'était un peu emmêlé les lignes dans le métro. Missoum apparut en costume-cravate, tiré à quatre épingles. Il me conduisit chez notre ami Ali, dans cet appartement de Berlin-Est transformé par les circonstances en une sorte de «camp de réfugiés» algérien, à tel point que nous l'avions surnommé Tel Ez Zaatar. Curieusement, en dépit de la précarité de sa condition et de la fragilité de sa situation de séjour, cet exilé, déclassé, sans travail, sans domicile, se sentait déjà comme un poisson dans l'eau à Berlin. Missoum était du genre à compenser les aléas de son exil forcé par la puissance de la mission dont il se sentait investi. Une mission prosaïque, qui n'avait évidemment rien de mystique, mais néanmoins grandiose, consistant à agir concrètement, avec précision et justesse, en faveur d'une Algérie moderne, démocratique, tolérante, plurielle. Il était l'une des rares personnes chez qui les mots «patrie» et «patriotisme» avaient encore la pureté des idéalismes. Il redonnait à ces mots pervertis par l'emphase et l'insincérité une manière d'innocence. Doté d'une pédagogie instinctive, Missoum savait insuffler force et conviction à tous ces mots rabâchés, archi-usés, qui semblent condamnés à l'inanité du slogan. Nous eûmes de longues discussions en nous baladant dans Berlin. Il vivait encore mentalement à Tiaret tout en s'affirmant à Berlin comme un pivot, un organisateur. Je devais retourner souvent à Berlin et l'y revoir immanquablement. Au fil des années, sa situation se dégradait. On le voyait s'étioler. Le mal du pays le rongeait. Le statut d'exilé suscitant au mieux une indifférence un peu agacée ajoutait le reste. Par une mystérieuse fatalité administrative, il a fini dans la peau d'un sans-papiers. Ce qui ne l'empêchait nullement de couvrir de la façon la plus officielle le festival du film de Berlin. L'ironie du paradoxe le faisait sourire. Durant ce long hiver berlinois auquel il ne pouvait se soustraire faute de papiers, il a été cette force d'attraction autour de laquelle s'organisaient les activités des démocrates algériens. Conférences, pétitions, journées culturelles, concerts, rien ne se faisait sans Missoum. Il était parvenu à fédérer des amitiés éparses à travers la métropole allemande. Et il n'abandonna jamais non plus une activité de journaliste. Il écrivit pour Le Matin et Alger Républicain. Il envoya en vain des articles à d'autres titres de la presse nationale. Il participa à des émissions de RFI et publia des articles sur de nombreux sites d'information. Le Comité pour la liberté de la presse en Algérie n'aurait pas existé à Berlin sans lui. Les informations concernant les activités culturelles des Algériens n'y auraient pas circulé sans le trait d'union qu'il constituait. Quiconque voulait s'enquérir de la vie culturelle, appelait Missoum. Il était de et dans toutes les discussions. Deux autres souvenirs. Le premier en 2006. Berlin accueillait la Coupe du monde de foot, et je me souviens avoir assisté avec lui au match Tunisie-Ukraine retransmis sur grand écran à la Maison des cultures du monde à Tiergarten, au bord de la Spree. A la mi-temps, nous sommes sortis prendre un Vita Malz sur une terrasse. Sur la droite, l'arête grise de la Chancellerie s'avance d'un pas dans le fleuve. Peut-être qu'Angela Merkel, surnommée Angie à cause de la chanson des Rolling Stones, regardait elle aussi le même match dans son bureau tout à côté. Missoum m'avait indiqué une fenêtre du bureau de la chancelière. Le second souvenir sera notre ultime rencontre. De passage dans la capitale allemande, nous nous sommes retrouvés chez un ami commun qui recevait également Pinar Selek, cette sociologue turque persécutée par le régime, qui s'était réfugiée en Allemagne. C'est elle qui m'apprendra que Missoum Boumediene avait été son guide dans son exil qui commençait alors, et qui dure encore. Il lui apprit à se déplacer dans Berlin, à prendre le métro et autre initiation à la vie en exil. Toujours avec humanité ! Quand Missoum est rentré à Tiaret le 26 janvier, nous avons échangé sur Facebook, et j'avais formé le projet d'écrire sur son parcours qui me paraissait nous dire quelque chose sur les exactions des intégristes, l'incapacité de l'Etat à protéger ses citoyens, le combat pour la modernité et la surdité des Etats et des sociétés occidentaux devant tout cela. Au début des années 1990, les islamistes qui assassinaient en Algérie avaient plus de chances d'obtenir des papiers de séjour en Allemagne et ailleurs en Europe que ceux qui fuyaient le pays pour échapper à la mort. Missoum était d'accord pour collaborer à ce portrait, pourvu qu'il serve, selon lui, la cause. Celle des opprimés, des pauvres, des travailleurs. Cette cause lui importait bien plus que sa personne. J'ai rarement rencontré quelqu'un qui, comme Missoum, faisait totalement abstraction de l'ego. Jamais il n'entreprenait ou ne disait quelque chose qui ne soit au service de sa cause. Cet effacement de l'ego provoque l'admiration à son égard. Camus disait : «Et cependant, j'ai besoin des honneurs car je ne suis pas assez grand pour m'en passer.» Missoum était assez grand, lui, pour se passer des honneurs. Il l'était d'autant plus qu'il ne devait même pas se poser ce type de question. J'ignorais alors que ce portrait deviendrait une nécrologie. Voilà ce qu'on s'est écrit le 1er février. Si je publie ce dialogue privé, c'est qu'il était destiné à contribuer à dresser son portrait. Missoum n'y voyait pas d'inconvénient : Missoum : ça va, je suis maintenant avec mes deux mères, la patrie et Khedidja. Moi : Tu es à Tiaret ' Missoum : Depuis déjà une semaine et je suis sous un choc indéfinissable. Moi : J'avais lu que tu allais quitter définitivement Berlin... Missoum : J'en avais vraiment marre de cet exil forcé et je suis aussi tombé un peu malade (dépression, hypertension et tachycardie) et surtout ma mère, devenue âgée, ne cessait de me demander ! Comme c'est agréable de retrouver sa chère maman ! Puis, on s'est promis de rester en contact. J'ai su que dès son arrivée, il avait repris l'action. Il a co-animé une soirée de souvenir pour les victimes de l'intégrisme. Un mois après l'échange, je reçois un email d'un ami commun de Berlin m'informant que Missoum Boumediene avait été hospitalisé en urgence à l'hôpital d'Oran. Quelques heures plus tard, autre email : Missoum Boumediene est décédé à l'âge de 67 ans. Paix à son âme d'exilé revenu reposer dans sa terre natale qu'il n'a cessé de porter comme une seconde peau.


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