Algérie - Abderrahmane Ibn Khaldoun

Ibn Khaldoun et son époque, Essor et déclin des empires



Ibn Khaldoun et son époque, Essor et déclin des empires
Le XIVe siècle fut, sans doute, une mauvaise époque pour l’humanité. Durant de nombreuses années, l’angoisse, l’incertitude et la souffrance assombrissaient l’avenir. Les territoires du pourtour méditerranéen étaient secoués par de violentes crises, internes – au sein des empires et des royaumes existants ou émergeants-, et externes, entre les différents pouvoirs.

Les cavaliers de l’Apocalypse n’étaient pas au nombre de quatre, mais de sept, comme le dit l’écrivaine et historienne nord-américaine Barbara Tuchman dans son livre Un miroir lointain : plaies, guerres, banditisme, mauvais gouvernements, exactions démesurées, insurrections et guerres de religion. Même la nature -épidémies, sécheresses et altérations atmosphériques- s’est associée à l’irrationalité humaine pour faire de ce siècle l’un des plus calamiteux de l’histoire et qui ressemble, dans une certaine mesure, à l’époque actuelle. Au cours de ce siècle de profonde mutation pour les différents pays, une série de faits marquants vont altérer le paysage politique et dessiner la marche de l’histoire.

Mouvements migrateurs
En Orient, la progression des hordes mongoles durant les XIIe et XIIIe siècles provoqua d’importants mouvements migratoires des tribus turco-ottomanes qui occupèrent les terres d’Anatolie et ébranlèrent le pouvoir de l’empire byzantin. Constantinople ne se remit jamais de la dévastation et de la destruction dont elle fut l’objet au début du XIIIe siècle, par les troupes qui constituaient ce que l’on appelle la « quatrième croisade ». Le pillage de cette ville fut –selon l’avis d’un auteur- une perte plus grande que la destruction de Rome au Ve siècle. Au demeurant, l’Empire byzantin, mutilé et affaibli par les assauts ottomans, ne recouvra jamais ni sa puissance ni la plupart de ses possessions.

Curieusement, Venise, l’un des Etats qui avait le plus contribué au développement et au progrès de la Méditerranée, sous la conduite ambitieuse de son doge Henri Dandalo – octogénaire quasi aveugle-, fut l’artisan principal de la destruction de Constantinople, voire de l’Empire byzantin. Grâce en partie à cela, les Ottomans parvinrent à consolider leur empire dans les hauts plateaux d’Anatolie, devenant ainsi l’unique pouvoir à la politique et aux objectifs concrets, et en possession de la force militaire suffisante et l’autorité nécessaire pour contrôler un immense territoire. Plus tard, ils marchèrent sur les Balkans, en traversant l’Europe par le Détroit des Dardanelles jusqu’à dominer les principautés européennes de Macédoine, d’Albanie, et une grande partie des terres balkaniques. Cette progression a coïncidé avec une période de fragmentation politique de la zone et avec la division résultant de la haine absolue que les Grecs orthodoxes nourrissaient à l’égard de toute intégration ou avance de l’influence du christianisme « latin » dans la région.

Constantinople

Constantinople devint ainsi une île dans la mer ottomane. Malgré des demandes réitérées de secours adressées au reste de la chrétienté, et malgré l’aide qu’elle avait reçue des années auparavant, elle demeura à la merci des Ottomans.

L’ascension turque fut freinée vers la fin du XIVe siècle, début du XVe, à la suite de la progression de l’empire mongol de Tamerlan, qui après avoir brillé durant des années, finit par détruire la ville de Damas en 1401 ; Damas où s’était rendu Ibn Khaldoun, et où il avait rencontré Tamerlan afin de le dissuader de piller la ville, mais en vain. Quelques années plus tard, rien n’entrava la marche des Turcs ottomans.

À la mort de Tamerlan, son royaume disparut aussi rapidement qu’il était né, et les Ottomans réussirent à s’emparer de Constantinople en l’an 1453. Trois siècles durant, les Turcs se sont érigés en première puissance territoriale et militaire de la Méditerranée. Ils achevèrent le royaume mamelouk en Egypte, et dominèrent la plus grande partie des territoires du Moyen Orient, ainsi qu’une partie de l’Afrique du nord.

De l’autre côté de la Méditerranée, la situation politico-militaire qui prévalait – avec la consolidation du pouvoir des royaumes chrétiens de la Péninsule- semblait être le revers de la médaille. Vers la moitié du XIIe siècle, Ferdinand III le Saint s’était emparé de Cordoue et de Séville, laissant uniquement le royaume nasride de Grenade aux mains des musulmans en Espagne, dans un petit territoire d’Andalousie orientale.

À la merci des avances chrétiennes, le royaume nasride devint le siège et le refuge des Espagnols musulmans, face à la progression de la « reconquête chrétienne ». Ce royaume fut également l’antichambre de l’émigration des musulmans espagnols vers le Maghreb. C’est à cette époque, avec le déclin de l’empire almohade après sa défaite lors de la bataille des Navas de Tolosa en 1212, que commença un important exode des élites andalouses vers le Maghreb, notamment vers la Tunisie. Abou Zakarya, le dernier gouverneur almohade de Séville, a consolidé la dynastie hafside qui allait gouverner la Tunisie durant des siècles. C’est à cette époque également que la famille d’Ibn Khaldoun émigra à Tunis, où celui-ci est né en 1332.

Conflits entre les royaumes castillans

Grâce aux conflits entre les royaumes castillans le royaume nasride a pu se maintenir ; grâce aussi à ses luttes pour consolider les différentes dynasties, et à l’appui qu’il a reçu de la dynastie mérinide qui, après l’effondrement almohade, a dominé le royaume du Maroc à partir de Fès, sa capitale. Durant le XIVe siècle, Fès et Grenade devinrent des royaumes politiquement fragiles et instables, mais éclairés et brillants, et dont l’architecture demeurera comme la quintessence du raffinement de l’art hispano-maghrébin. Des années durant, ces deux royaumes furent le foyer politique et culturel des intellectuels maghrébins les plus brillants de l’époque, tels que Ibn Khaldoun, Ibn al-Khatib ou Ibn Marzouq, qui ont suivi les gouvernants dans leurs déplacements. Après avoir vécu à Fès, Ibn Khaldoun résida quelque temps au royaume de Grenade, grâce à l’amitié qui le liait à Ibn al-Khatib. De Grenade, il partit vers Séville, où il eut un entretien avec le roi Pierre premier, en tant qu’émissaire de la cour nasride. De retour à Grenade, il repartit ensuite vers le Maghreb. à Fès, il se trouva en situation d’émigré politique, et ce sont en fait les intrigues politiques qui mirent un terme à sa vie.

Après la période almohade, marquée par la splendeur et l’unité -malgré les discordes- la fragmentation du Maghreb ouvrait une période de conflits. Comme le dit le professeur Halima Ferhat, « les guerres intermaghrébines sont plus longues et plus dévastatrices que celles qui sont menées contre les royaumes chrétiens ».

Le monde chrétien était également divisé par de profondes dissensions et luttes intestines entre les aspirants aux trônes et aux royaumes existants. Toutefois, à la différence du monde arabo-musulman, les États chrétiens avaient entamé un processus de consolidation, préparant ainsi le futur décollage économique, militaire et technologique du monde occidental.

Les royaumes castillans dominaient la région du Détroit de Gibraltar, région qui depuis le VIIIe siècle était entre les mains des musulmans. Dès lors, aux royaumes naissants de Castille et du Portugal, s’offrit la possibilité d’une expansion vers le sud. La conquête de Ceuta par les Portugais en 1415, et celle de Grenade par les Castillans, signifieront qu’à partir de la fin du XVe, début du XVIe siècle, le monde cessera d’être méditerranéen pour commencer à se projeter vers l’Atlantique. L’expansion maritime portugaise vers le sud de l’Afrique, et jusqu’en Asie, après le détour par le Cap de Bonne Espérance, ainsi que la « découverte » de l’Amérique, ont constitué un point d’inflexion dans l’histoire de l’humanité.

C’est l’Atlantique, et non plus la Méditerranée, qui sera dans les siècles à venir, le centre névralgique de l’histoire européenne.

Consolidation du pouvoir politique

Il ne s’agit pas de lire cette histoire de progression et de recul, de développements culturels et d’échanges humains, économiques et sociaux, uniquement comme celle d’un monde de confrontation entre chrétiens et musulmans. Les Turcs s’allièrent fréquemment aux Grecs orthodoxes et aux principautés balkaniques, tandis que le royaume nasride oscillait entre des alliances avec les rois chrétiens et des liens ambigus avec le royaume nasride de Fès. C’était déjà un monde globalisé, où les Etats et les royaumes, même les plus reculés, étaient en relation. C’est ainsi que les voyages de Marco Polo ont relié le monde européen, et surtout les grandes villes commerciales italiennes, à la Chine lointaine. De même Ibn Battouta, le Tangérois, a parcouru tout le monde musulman, allant jusqu’en Perse et aux confins du Caucase. Le Mamelouk Baybars envoya une délégation à la cour de Castille. Le roi du Mali, dans une fameuse expédition, voyagea jusqu’à la Mecque, chargé d’or dont se sont emparés les commerçants du Caire. Ruy Gonzàlez de Clavijo, ambassadeur castillan, est allé jusqu’à Samarcande.

Car, au-delà des conflits, les relations commerciales ont permis de tisser un réseau dense qui a relié les continents, les états et les royaumes. L’essor du commerce et des universités, ainsi que la consolidation du pouvoir politique, en marge des influences et contrôles religieux, ont été au cœur de la vitalité méditerranéenne. La grande expansion de la Méditerranée vers l’Orient se fit sous la conduite de Venise et de Gênes, d’abord. La Couronne d’Aragon y contribua par la suite, entamant ainsi son expansion en Méditerranée par la domination de l’île de Sicile, et plus tard par le commerce avec le Maghreb. L’Egypte mamelouke domina les relations commerciales avec l’Afrique et le monde asiatique.

Au même moment, l’Orient et l’Occident ont connu de profondes mutations. L’une des particularités des premières décennies du XIVe siècle, à la différence de ce qui advint dans les siècles suivants, c’est qu’il n’y avait aucun pouvoir hégémonique, mais seulement des systèmes ou des sous-systèmes politiques, économiques et sociaux liés entre eux. Le Caire reliait le Moyen Orient à la Chine, à l’Inde et aux terres du Soudan. Les villes italiennes ont surgi comme de grands centres commerciaux dynamiques. L’une des caractéristiques, peut être spécifiques des commerçants chrétiens, était leur dynamisme qui les portait à visiter d’autres territoires appartenant à d’autres civilisations, tandis que les musulmans considéraient l’Europe chrétienne comme un monde étranger, peu développé et auquel ils ne prêtaient guère attention.

Il est probable que, durant une grande partie de ce siècle, le monde musulman prédominait aux plans économique et culturel, bien que dans les territoires chrétiens se produisît une effervescence politique et sociale qui allait rapidement transformer l’Europe.

Quelques grandes secousses affectèrent le développement des pays, des différents royaumes et empires. Les invasions mongoles avec Tamerlan et les croisades fragmentèrent les grandes routes commerciales orientales. La Peste Noire, sans distinction de frontières ni de croyances, dévasta et ravagea la population du monde méditerranéen des deux rives. De même, de profonds changements ont affecté les structures économiques, culturelles, intellectuelles et sociales de l’Europe chrétienne qui connut également d’importantes innovations technologiques et intellectuelles. La différenciation entre les études religieuses et les humanités était de plus en plus marquée.

Dans ce monde en mouvement constant, de progression, de recul et d’échanges, aucune raison concrète, ni aucune « nécessité historique inhérente », ne permettaient de comprendre comment allaient évoluer les systèmes. De fait, au regard de la situation qui prévalait au XIVe siècle, les deux siècles suivants auraient pu connaître une situation différente de celle qu’ils ont connue.

Cette exposition, intitulée «Ibn Khaldoun, la Méditerranée au XIVème siècle. Essor et déclin des empires», évoque le XIVe siècle et ce qu’il fut. Le fil conducteur en est la vie et l’œuvre d’Ibn Khaldoun, grand penseur musulman, né à Tunis et mort au Caire en 1406. Nous y évoquons également les grandes civilisations du pourtour méditerranéen, avec leurs relations humaines, économiques et culturelles. On a l’habitude de décrire les deux mondes séparément, comme des civilisations en conflit, toujours en confrontation, jamais rattachées l’une à l’autre. Or, au-delà des conflits, elles furent tellement connectées l’une à l’autre dans leur devenir historique qu’on ne peut les comprendre l’une sans l’autre. C ‘est ainsi que cette exposition raconte l’histoire de l’Egypte, de l’Algérie, de Tunisie, du Maroc, mais également, de l’Espagne, des royaumes de Castille, d’Aragon, des îles de la Méditerranée, de France, des villes italiennes et de l’Empire ottoman ; celles de Marco Polo, d’Ibn Battouta, de Dante, de Pétrarque de l’Archevêque de Hita, et bien sûr d’Ibn Khaldoun, de sa vie, son œuvre, son périple ; en somme le monde où il vécut, tel que le décrit Albert Hourani dans son Histoire des Arabes :

“La vie d’Ibn Khaldoun telle qu’il l’a racontée nous dit quelque chose de l’univers auquel il appartenait. C’était un monde où la fragilité des entreprises humaines se trouvait souvent rappelée. Sa carrière professionnelle montre combien les coalitions d’intérêt sur lesquelles les dynasties s’efforçaient d’asseoir leur pouvoir étaient instables ; sa rencontre avec Tamerlan devant Damas, comment l’ascension d’une puissance nouvelle pouvait bouleverser la vie des cités et des peuples. Hors des murs de la ville, l’ordre restait précaire : un émissaire du monarque pouvait être détroussé, un courtisan en disgrâce se réfugier au-delà du rayon d’action de l’autorité urbaine. La mort de ses parents pendant la Peste noire, celle de ses enfants dans un naufrage enseignaient l’impuissance de l’homme aux mains du destin. Quelque chose était stable cependant, ou semblait l’être. Un monde où une famille d’Arabie du sud pouvait émigrer en Espagne et revenir six siècles plus tard dans des régions plus proches de son pays d’origine sans quitter pour autant un environnement familier avait une unité qui transcendait les limites du temps et de l’espace ; dans l’ensemble de cet univers, la langue arabe ouvrait les portes des hautes fonctions et des positions influentes ; un corps de savoir transmis au cours des siècles par une chaîne de maîtres connue préservait une communauté morale même quand les souverains changeaient ; les lieux de pèlerinage, La Mecque et Jérusalem, restaient les pôles immuables de l’univers humain même si la suprématie politique passait d’une ville à une autre ; et la croyance en un Dieu qui avait créé et maintenait le monde pouvait donner sens aux coups du destin ”.

Cette exposition décrit la vie de l’époque, sans oublier que la réalité est un mélange de composantes tragiques, irrationnelles et de rationalité, de générosité, de créativité et de progrès. Au fond, malgré le pessimisme qui peut parfois nous accabler lorsqu’on connaît bien l’histoire, nous pouvons peut-être aujourd’hui nous rassurer de savoir que l’espèce humaine a survécu à d’énormes conflits et tragédies, comme ce fut le cas en règle générale pour le XIVe siècle.

Tenter d’expliquer comment ce siècle, en définitive, portait en lui les germes d’époques de grands progrès pour l’humanité : tel est le but de cette exposition qui évoque aussi la splendeur d’al-Andalus et de la cour de Séville, le sens des grandes révolutions créatrices qui se sont produites dans les pays méditerranéens, ainsi que l’évolution commerciale, politique, intellectuelle et philosophique qui allait donner lieu à la Renaissance et à l’expansion européenne et espagnole en Amérique.


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