Algérie

Ibn Khaldoun, 600 ans après, Conférence :



Ibn Khaldoun, 600 ans après, Conférence :
Pourquoi une conférence sur Ibn Khaldoun ?

Parce que c’est un historien qui s’est voulu universaliste. Il a en effet tenté de traiter tous les sujets en liaison avec l’espèce humaine. En partant des connaissances livrées par ses prédécesseurs, quelles que soient leurs origines, en partant des événements de son temps et de ses propres expériences, il a jeté - et il en était lui-même conscient -les bases d’une science de l’histoire qui préfigurait ce qu’on appellera plus tard "positivisme" et "sociologie".

Auguste COMTE, l’homme du 19e siècle à qui l’on doit le terme de "sociologie", est d’une certaine manière un continuateur d’Ibn Khaldoun, même s’il se distingue de ce dernier par le fait qu’il sépare délibérément l’étude physique des phénomènes de la métaphysique.

Ainsi, dans ses "Cours de philosophie positive", Auguste Comte dit :

"Dans l’état positif, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, (à découvrir) leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude."

Voyons maintenant ce qu’il en est d’Ibn Khaldoun !

Ibn Khaldoun est un homme du 14e siècle après J.Ch : une période charnière.

En quelque sorte, Ibn Khaldoun arrive au moment du bilan : les plus grands événements qui ont secoué le monde arabo-musulman, en bien ou en mal, sont derrière lui. C’est l’heure de la décadence, sujet dont Ibn Khaldoun traite exhaustivement les causes dans son œuvre. Le monde arabo-musulman a été ébranlé autant par les invasions extérieures que par les dissensions internes.

Le 14e siècle

Règne berbère sunnite au Maghreb :

La dynastie des Mérinides règne sur le Maroc. La dynastie des Abdelwadides ou Zianides est à Tlemcen en Algérie. Les Hafsides occupent la Tunisie et la moitié orientale de l’Algérie. à Grenade en Espagne, les Nasrides sont présents jusqu’en 1492. Les Mamelouks en Egypte. L’Empire mongol. En France, c’est le règne des Premiers Valois.

Sur le plan culturel :

En Iran : le poète Hâfiz de Chirâz ( 1320-1389 ) Au Maroc : Ibn Battuta, géographe et grand voyageur (1304-1377 ) En France : Jean Froissart, poète et chroniqueur ayant raconté les événements de son temps ( 1333-1400 ) En Italie : Pétrarque, poète humaniste, chantre de l’amour courtois ( 1304-1374 )

La vie d’Ibn Khaldoun :

Ibn Khaldoun a vécu essentiellement au Maghreb, en Andalousie, et enfin au Proche-Orient (Damas, et surtout au Caire) Ses ancêtres seraient originaires de Hadramaut (Yémen ) ; ils se sont d’abord installés à Séville en Espagne puis à Tunis où est né Abderrahmane Ibn Khaldoun, le 27 mai 1332. Mort au Caire : le 17 mars 1406. En somme, Ibn Khaldoun a beaucoup voyagé, soit en quête de savoir, soit dans le cadre de ses activités politiques, du reste très mouvementées.

L’œuvre :

L’œuvre d’Ibn Khaldoun porte le titre complet :

"Le Livre des Exemples" ( Kitab al-’Ibar ) et le Registre des commencements et de l’histoire des Arabes, des non-Arabes et des Berbères, ainsi que des peuples les plus puissants parmi leurs contemporains".

À cette œuvre monumentale, il a travaillé pendant près de trente ans ( depuis 1375 jusqu’à sa mort )

1375-78 : la Muqaddima et une partie du Livre des Exemples.

Le Livre des Exemples se compose : d’une Introduction, d’une autobiographie et de 3 livres. On appelle Muqadddima : l’Introduction et le 1er Livre ( les deux étant appelés : Prolégomènes )

Le contenu des Prolégomènes : Des considérations générales sur la science de l’histoire et sur les deux formes de civilisation résultant de la vie nomade et de la vie sédentaire, sur les caractères qui les distinguent, sur les institutions, les sciences et les arts.

Le 2e Livre : renferme l’histoire des Arabes et des peuples étrangers, depuis les temps les plus anciens jusqu’à l’époque de l’auteur.

Le 3e Livre : traite de l’histoire des tribus berbères de l’Afrique septentrionale et des royaumes qu’elles ont fondés. à noter que l’histoire des autres nations n’est relatée que dans la mesure où elles ont eu des rapports avec les Arabes et les Berbères, c’est le cas des : Juifs, des Babyloniens, des Coptes, des Perses, des Grecs, Romains, Byzantins, des Francs, des Turcs et des Noirs.

Originalité de l’œuvre d’Ibn Khaldoun

Ibn khaldoun considère que :

le sens de l’histoire consiste à méditer, à s’efforcer d’accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements...nul ne résiste à la force de la vérité. Il faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison...

Ainsi, en présentant son œuvre, Ibn Khaldoun dit : mon présent ouvrage est une histoire universelle complète...je crois n’avoir rien oublié...je crois avoir été exhaustif et avoir bien expliqué les preuves et les causes. Ce qui fait que mon livre est quelque chose d’unique, un recueil de science exceptionnelle et de sagesse secrète et familière.

Avis de certains de ses traducteurs :

Vincent MONTEIL :

"Son "Discours sur l’Histoire Universelle, annonce trois siècles à l’avance celui de Bossuet ( 1627-1704 , avec son œuvre portant le même titre ) Ibn Khaldoun se présente comme historien, ce qu’il est en effet ; mais il est aussi, cinq siècles. avant Auguste COMTE, l’inventeur de la sociologie : Ibn Khaldoun dit dans sa Préface : "Notre propos actuel est d’une conception nouvelle, c’est une science indépendante, dont l’objet spécifique est la civilisation humaine et la société humaine." Il s’agit pour ibn Khaldoun, d’étudier la nature de la civilisation, à savoir : La vie sauvage et la vie sociale, les particularismes dus à l’esprit de clan et les modalités par lesquelles un groupe humain en domine un autre ; ce qui le conduit à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties et des classes sociales, des professions lucratives et des manières de gagner sa vie, enfin des sciences et des arts. Articulée en 6 grands chapitres, c’est une somme des connaissances de son temps que nous livre ainsi le lointain précurseur de nos encyclopédistes."

Abdesselam CHEDDADI,

le plus récent traducteur d’Ibn Khaldoun, relève ceci :

"La nouveauté de son approche, par laquelle il fait un pas décisif vers la conception moderne, est qu’il ne traite plus de questions d’anthropologie de façon incidente et secondaire, sous la forme de digressions ethnographiques ou géographiques, de description des mœurs et des institutions religieuses, sociales et politiques, de récits mythiques ou légendaires, de réflexions éparpillées sur la nature de l’homme et de la société :

il en fait un objet à part entière, qu’il étudie pour lui-même et séparément. Il est conscient que c’est par là qu’il se distingue de ses prédécesseurs grecs, perses ou arabo-musulmans. à cet égard, il est plus proche de l’époque moderne que des traditions antiques et médiévales."

Quelques exemples de thèmes qu’Ibn Khaldoun défend ou analyse :

Les voies de la décadence :

"Tout édifice monarchique doit reposer sur deux fondations. Le premier est la force et l’esprit de corps, c’est-à-dire l’armée. Le second est l’argent, qui fournit la solde des troupes et entretient toute la structure de l’Etat. C’est là, à ces deux bases, que s’attaque la décadence. On verra successivement comment elle s’en prend à la force d’une dynastie et à son esprit de corps, puis comment elle porte atteinte aux finances de l’Etat et à ses revenus ... etc ... "

La fonction de Cadi :

La fonction de Cadi ( juge ) est une de celles qui dépendent du Calife. C’est une institution dont l’objet est de juger les conflits et de mettre fin aux querelles et aux dissensions. Par la suite, les cadis eurent des attributions nouvelles...le Cadi se trouva chargé de questions intéressant : l’administration des biens des fous, des orphelins, des insolvables et des prodigues, le contrôle des testaments, des fondations pieuses... Ibn khaldoun, ayant été lui-même Cadi, s’appuie sur les recommandations du 2e calife, Omar :

Extraits :

"Écoute bien les dépositions qui sont faites devant toi, car il est inutile d’examiner une requête qui n’est pas valide.
Tu dois traiter sur le même pied d’égalité ceux qui comparaissent à ton tribunal et devant ta conscience, de sorte que le puissant ne puisse compter sur ta partialité, ni le faible désespérer de ta justice.
Le plaignant doit fournir la preuve et le défendeur doit prêter serment.
Le compromis est permis, mais non l’accord qui rendrait permis ce qui est défendu, ou défendu ce qui est permis.
Si tu rends tel jugement hier et qu’aujourd’hui la réflexion t’a fait changer justement d’avis, ton premier jugement ne doit pas t’empêcher de te rétracter : car la justice passe avant tout, et mieux vaut se rétracter que persévérer dans l’erreur...."

La fonction de gouverneur :

Extraits d’une lettre d’un père à son fils qui vient d’être nommé gouverneur :

"Tu dois veiller sur tes sujets nuit et jour.
Tu dois être juste envers eux.
Que tes sentiments et ressentiments ne t’éloignent jamais de la justice.
Suis partout la modération.
Ne porte tes soupçons sur aucun de ceux que tu as chargés d’une tâche, avant d’être bien informé, car c’est un crime que de soupçonner et de juger mal les innocents.
Si tu prends un engagement, tiens-le.
Consulte fréquemment les juristes.
Abstiens-toi de toute corruption. Applique les peines légales.
Tire partie de ton expérience.
Si tu te tais, sache écouter, si tu parles, sois précis.
Traite le plaignant avec équité.
Hésite en cas de doute.
Fais produire les preuves.
Ne montre de partialité envers personne.
N’avantage aucun de tes sujets.
Ne donne aucune prise à la critique.
Soit calme et prudent.
Sois humain envers tous tes administrés.
Que la vérité soit ton maître.
Finis aujourd’hui ton travail quotidien et ne le remets pas à demain, et fais-en une bonne partie toi-même etc..."

Al-Ma’mûn, 7e calife et fils de Haroûn al-Rachid, donna l’ordre d’envoyer des copies de cette lettre à tous ses gouverneurs de province, pour qu’ils la prennent comme modèle et agissent en conséquence. ( Al-Ma’mûn, a été le fondateur de la Maison de la Sagesse à Bagdad, c’est encore lui qui a impulsé le mouvement de traductions des œuvres grecques. )

Et Ibn Khaldoun d’ajouter en parlant de cette lettre : moi, je ne connais rien de mieux en ce genre.

L’Islam religion d’Etat

Raison pour laquelle les pouvoirs spirituels et temporels sont confondus :

"Dans la communauté musulmane, la guerre sainte est un devoir canonique, à cause du caractère universel de la mission de l’Islam et de l’obligation de convertir tout le monde, de gré ou de force. C’est pourquoi les pouvoirs spirituels et temporels sont confondus : le souverain peut y consacrer ses forces en même temps."

Les Arabes

( alors qu’ils étaient encore des nomades ) tels que les perçoit Ibn Khaldoun dans le chapitre intitulé : "Les pays conquis par les Arabes s’écroulent" :

"Les Arabes sont une nation sauvage...il s’y complaisent par ce qu’il signifie qu’ils sont affranchis de toute autorité et de toute soumission au pouvoir.
Toutes les habitudes des Arabes les conduisent au nomadisme et au déplacement.
La véritable nature de leur existence est la négation de la construction, qui est le fondement de la civilisation.
Étant donné qu’ils font travailler de force les artisans et les ouvriers, le travail leur paraît sans valeur et ils refusent de le payer.
Les Arabes ne portent aucun intérêt aux lois.
Et puis, tout Arabe veut être le chef.
De plus, c’est leur nature de piller autrui. Il trouvent leur pain quotidien à l’ombre de leurs lances..."

Ceci dit, à notre époque, même si la sédentarisation s’est bien développée, de nouvelles formes de nomadisme sont en train de s’installer en Europe et ailleurs et qui se manifestent parfois de la manière la plus "sauvage" pour reprendre le terme utilisé par Ibn Khaldoun.

Les exemples ne manquent pas :

1-L’affaire du plombier polonais en France qui a créé une concurrence déloyale.

2-Le comportement de certains chauffards allemands qui ne respectaient pas la limitation de vitesse sur les autoroutes françaises, qui étaient certes verbalisés, mais retournaient dans leur pays sans régler d’amende ( quoique ce problème vient d’être réglé par le dernier sommet franco-allemand ).

3-L’OPA lancée par le groupe Mital pour phagocyter son homologue européen ARCELOR. Comment l’appelle-t-on aujourd’hui ? une OPA "inamicale" ou "hostile" ? Ibn Khaldoun dirait "une OPA sauvage".

4-Quand un pays prend le contrôle d’un autre pays, soit-disant, pour y promouvoir la démocratie et les droits de l’homme, alors qu’il le fait surtout pour défendre ses intérêts économiques et culturels, comment appelle-t-on cela ? altruisme ? philanthropie ? Ibn Khaldoun dirait "interventionnisme sauvage".

En somme, "l’histoire se répète", comme dit Ibn Khaldoun. Quelque que soit l’époque dans laquelle on vit, le tout est de savoir si on est capable de s’adapter et de proposer de vraies solutions à de vrais problèmes.

Pour conclure, deux citations :

La première, du journaliste, Pierre LEPAPE, dans le Monde diplomatique, et qui résume l’importance et l’actualité d’Ibn Khaldoun :

"Son immense culture et sa curiosité intellectuelle insatiable lui permettent de brasser les apports les plus divers, arabes, grecs, hébreux, perses, berbères, romains, byzantins, dans une synthèse ordonnée. Mais en même temps, sa pensée rompt à ce point avec l’horizon d’attente de son époque, elle propose une logique d’interprétation si différente des catégories traditionnelles, si "moderne", qu’elle ne pénôtre pas dans les débats savants, politiques, religieux et philosophiques de son temps. Elle parle en revanche au nôtre."

La deuxième citation, vient d’un discours d’Yvon Charbonneau, le Directeur général de l’Unesco. Ibn Khaldoun, n’étant pas un Européen, ces paroles portent sur l’attitude à observer dorénavant à l’égard des cultures du monde. En ouvrant la Conférence internationale sur le thème : "favoriser la diversité culturelle", il disait notamment : "Penser la diversité des cultures non plus en termes de différences entre systèmes homogènes d’identités et de croyances, mais bien en termes de liens respectifs entre individus, communautés et cultures. C’est désormais la condition sine qua non de la définition d’une éthique de la diversité culturelle à l’échelle internationale."


Bibliographie

IBN KHALDOUN : Le Livre des Exemples : Autobiographie, Muqaddima, Texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam CHEDDADI, Collection de la Pléiade - édition Gallimard, 2002
IBN KHALDOUN : Discours sur l’Histoire Universelle, Al-Muqaddima, traduction nouvelle, préface et notes par Vincent Monteil, éditions : Sindbad, 1978 ( 3 tomes )
IBN KHALDOUN : Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, traduit de l’arabe par le baron De Slane (19e siècle), interprète principal de l’Armée d’Afrique, nouvelle édition publiée en 1925 sous la direction de Paul CASANOVA, édition : librairie orientaliste Paul Geuthner.
Edition critique de la Muqaddima, par Abdesselam CHEDDADI, éditions : Maison des Arts, des Sciences et des Lettres, Maroc
IBN KHALDOUN dans le patrimoine euro-méditerranéen, par Claude HORRUT, éditeurs-Complexe, Bruxelles ( à paraître )


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