Cette étude constitue une réflexion approfondie de la période 1965-1978 et apporte également un éclairage inédit sur certains aspects du parcours de Houari Boumediene depuis la création de l’EMG jusqu’à la maladie qui l’a emporté.
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1) Le contexte historique de la prise de pouvoir par Houari Boumediène
 1. Alors que l’Algérie traverse une phase particulièrement difficile de son histoire, un Conseil de la révolution, constitué de 26 membres, ayant à sa tête l’ancien chef de l’EMG de l’ALN, le colonel Houari Boumediene renverse le 19 juin 1965 le président de la République, Ahmed Ben Bella (élu le 8 septembre 1962 au suffrage universel) et prend le pouvoir.
 2. Les raisons alléguées pour justifier le coup d’Etat, qualifié par l’historiographie officielle de « sursaut révolutionnaire », sont en substance les suivantes :
 « mettre fin à la mauvaise gestion du patrimoine national »,
 « faire cesser la dilapidation des deniers publics »,
 « lutter contre l’instabilité, la démagogie, l’anarchie et l’improvisation comme procédés de gestion », cependant que les mesures de redressement annoncées visent à :
 a) « assurer le fonctionnement des institutions en place et la bonne marche des affaires publiques » ;
 b) « réunir les conditions pour l’instauration d’un Etat démocratique sérieux, régi par des lois et fondé sur une morale. Un Etat qui saura survivre aux événements et aux hommes. »
 3- Les signes avant-coureurs de la crise étaient décelables dès 1963, à travers l’insurrection de la Kabylie fomentée par le leader historique Hocine Aït Ahmed, le conflit frontalier avec le Maroc, la dissidence du chef de l’ex-Wilaya VI (devenue à l’indépendance la 9e Région militaire), le colonel Chaâbani, l’organisation de l’opposition autour du FFS et du PRS (dirigé par Mohamed Boudiaf), sous l’appellation de Comité national pour la défense de la révolution, cependant que se dégradait la situation économique et sociale. Révélant au grand jour l’incapacité du régime à y porter remède.
 4. Plus profondément, « le sursaut révolutionnaire » du 19 juin 1965 correspond à une situation de blocage entre les groupes en concurrence pour l’exercice du pouvoir d’Etat. Le consensus tactique qui liait les dirigeants du FLN, divisés en clans et en factions, ne pouvait survivre à la proclamation de l’indépendance. Bien que handicapé par une légitimité historique controversée mais détenteur au cours des dernières années de la Guerre de libération nationale du « leadership instrumental », le colonel Houari Boumediene semble être la seule autorité à pouvoir faire cesser le début d’anarchie qui affecte les rouages de l’Etat et mettre fidèlement en œuvre les idéaux de la révolution de 1954. L’Etat n’est plus en mesure d’assurer sa propre continuité et il confie la direction du pays à un homme qui saura s’affranchir des relents du wilayisme encore à l’œuvre au sein des élites politiques et qui était déjà préparé dans le sillage du combat contre le colonialisme à assumer la conduite des affaires publiques dans la paix et la stabilité retrouvées.
 5. Il est peu contestable que l’accession au pouvoir de Houari Boumediene ne s’est pas opérée sans que fut malmenée la légalité existante, à laquelle succédera une nouvelle organisation institutionnelle qui sera mise en place le 10 juillet 1965. Pour autant, les options fondamentales consacrées par le programme de Tripoli (1962) ainsi que par la Charte d’Alger (1964) sont réitérées et sauvegardées. Dans le même temps où il jette les bases d’une nouvelle organisation des pouvoirs publics, le président Houari Boumediene en appelle aux masses populaires qui n’avaient guère pu participer au changement institutionnel de juin 1965, et qui, alors même qu’elles se trouvent dessaisies de toute expression politique ne vont pas moins approuver le coup d’Etat et surtout les décisions institutionnelles qui seront prises ultérieurement. C’est ainsi que le rôle prépondérant dans la conduite du processus révolutionnaire qui devait échoir à une petite bourgeoisie hétérogène ayant encadré le mouvement national lui sera restitué alors qu’elle se trouvait en butte à la menace des décisions historiques sur l’autogestion (22-28 mars 1963) et la pression très forte exercée par un sous-prolétariat numériquement important issu des masses paysanes.
 6. Il est impossible d’évoquer le coup d’Etat du 19 juin 1965 sans traiter de la question de la légitimité historique. La place nous manque ici pour aborder le sujet avec quelques soins (nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage à paraître fin 2007 sur « Contribution à un généalogie de l’Etat algérien des XIXe et XXe siècles. Essai sur l’archéologie du pouvoir d’Etat dans la société algérienne post-coloniale »). H. Boumediene était-il moins légitime que Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf, et surtout que Ramdane Abane, Larbi Ben M’hidi, Boudjemaâ Souidani, le colonel Lotfi, etc ? La question est trop complexe pour être traitée ici autrement que sous forme de quelques rappels que beaucoup d’historiens se gardent de faire par souci de discréditer l’armée des frontières et surtout son chef. Cette vision ne procède pas d’une démarche objective. Quelques brèves observations à se sujet.
 a) La notion d’historique est une chimère. Pour qui a un tant soit peu lu la littérature consacrée à la genèse du mouvement national, entamé dès les années 1920, aucun dirigeant du FLN ne peut se targuer de la qualité d’historique, sauf à nier injustement les sacrifices énormes consentis par des dizaines de milliers d’Algériens que la clandestinité avait contraint à l’anonymat. Seuls ceux qui ignorent l’histoire réelle peuvent se satisfaire des grilles de lecture de l’historiographie officielle mettant en avant des hommes dont le mérite était souvent inférieur à celui de beaucoup de militants (en tout premier lieu ceux du PPA-MTLD) et de moudjahidine anonymes.
 b) Le président Boumediene a toujours été respectueux de la légalité révolutionnaire. Et la création de l’Armée des frontières ne relevait pas d’une dérive prétorienne du mouvement national qui aurait été délibérément voulue aux fins de saper l’autorité des institutions de la révolution (CNRA, GPRA ou CIG), à l’inverse de ce qu’affirme la thèse d’un éminent historien du mouvement national (Gilbert Meynier). Aucun historien ne peut se dissimuler qu’à partir de 1959-1960, ni le GPRA ni le CNRA ne disposent des moyens de commander aux événements faute d’autorité morale, politique et bien évidemment militaire, cependant que les combattants des wilayas de l’intérieur sont totalement abandonnés et la négociation de l’indépendance avec l’Etat colonial envisagée sans leur participation. Au même moment se structurent de clans et des factions sous la supervision de nombre d’« histoires » qui sont uniquement soucieux de se constituer des clientèles et dont le sort de l’Algérie ne constitue pas la préoccupation principale (V.M. Harbi dans l’ensemble de ses travaux).
 c) Se tenant en retrait de cette funeste comédie, H. Boumediene observe, analyse, évalue. Il acquiert assez rapidement la conviction que si le pouvoir échoit, au lendemain de l’indépendance à des coteries et des camarillas, il en sera fini de la révolution algérienne, que s’installeront rapidement les prodromes de la guerre civile et que le chaos se généralisera à l’ensemble du territoire. Or le président Boumediene est le seul homme puissant grâce à l’armée qu’il a constituée lui-même (il s’agissait d’un stratège militaire hors du commun et d’un visionnaire incomparable) à pouvoir incarner la continuité de la révolution algérienne. Sur ce point, qu’il soit permis à l’auteur de ces lignes d’avancer une thèse inédite en la matière qui entend couper court à l’idée trop souvent reçue que H. Boumediene était de ceux (à l’instar de Boussouf, Bentobal ou Krim) qui voulurent inverser le paradigme ramdanien de la supériorité du politique sur le militaire. Rien n’est plus inexact s’il y a bien un homme qui sut appliquer à la lettre la règle d’or posée par Abane au Congrès de la Soummam. Celle de la subordination du militaire au politique, c’est bien H. Boumediene. Pour l’ancien chef de l’EMG, l’armée n’est qu’une institution au service du politique, pour autant que celui-ci soit légitime et poursuive la réalisation de l’intérêt national. C’est au politique de fixer les fins de l’action de l’Etat, les militaires ne devant que s’y plier. Que ce soit durant son combat contre l’armée coloniale ou après sa prise du pouvoir en 1965, H. Boumediene veillera constamment à ce que l’élaboration et la conception de la politique de la nation soient définies par les politiques et seulement par eux. N’est-il pas d’ailleurs symptomatique que les politologues algériens les moins suspects de sympathie à l’égard de Boumediene (M. Harbi ; L. Addi) aient systématiquement récusé la qualificatif de « dictature militaire », appliqué à cette période (cette prise de position constante les honore du point de vue de la rigueur intellectuelle).
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 II . Le projet global de société incarné par Boumediène : Fidélité à la proclamation du 1er novembre 1954 et aux autres décisions historiques du FLN-ALN
 7. On va voir qu’à travers les profondes réformes engagées sur le terrain, c’était tout un projet de société que H. Boumediene entendait mettre en œuvre. Quelque opinion qu’on ait du bilan du président Boumediene (nous y reviendrons plus loin), force est de constater que la récupération des richesses naturelles (1966 et 1971), la Révolution agraire, la participation des ????? à la gestion de leurs entreprises, la démocratisation de l’enseignement donnaient un contenu concret aux principes contenus dans la proclamation du 1er Novembre 1954 ; autrement dit H. Boumediene n’a eu de cesse de rester fidèle à la raison d’être même du combat mené par le peuple algérien pour se libérer de la domination coloniale et accéder enfin à la dignité et au bien-être.
 8. Afin de soumettre la bourgeoisie bureaucratique algérienne qui entendait conforter ses assises au lendemain de l’indépendance, sans se soucier de la question de sa légitimité populaire, le président Boumediene réorganise les institutions politiques de la Société civile, de façon à faire obstacle à la mainmise de cette bourgeoisie et de ses relais sur les leviers de commande de l’Etat et l’empêcher d’instaurer son hégémonie sur les institutions. Plus que la GSE, c’est la Révolution agraire (RA) qui constituera le test le plus significatif de la volonté politique de H. Boumediene de structurer la Société algérienne en s’adossant aux principaux acteurs du changement social : les fellahs, les travailleurs, les intellectuels et l’ensemble de forces sociales qui adhèrent au projet de transformation de la société algérienne.
 9. On se gardera de croire que le concept de RA a été forgé ex-nihilo par H. Boumediene. Ce concept figure expressis verbis dans le programme de Tripoli. Par RA, les pères fondateurs de la révolution algérienne entendaient à la fois la réalisation d’une vaste réforme agraire, l’instauration de nouveaux rapports de production dans l’agriculture et la sauvegarde du patrimoine foncier national. Le président Boumediene était en phase avec le programme de Tripoli qui insistait sur la nécessité de coordonner les efforts réalisés grâce au développement agricole avec le lancement de l’industrialisation qui constituait également une priorité de l’équipe dirigeante.
 10. L’échec de la RA, patent à la fin des années 1970, ne doit pas servir de prétexte pour instruire un procès en incompétence du président Boumediene, tentation à laquelle cèdent trop souvent les historiens contemporains. H. Boumediene avait d’emblée compris à quelles conditions la RA pouvait réussir dans sa prétention à transformer radicalement les conditions de vie et de travail des paysans et à servir de locomotive à l’industrie. En particulier, il redoutait l’emprise des appareils bureautiques sur les opérations de mise en œuvre de la RA au détriment des producteurs directs.
 11. Les convictions de H. Boumediene ne reposaient sur aucune dogmatique et n’étaient enfermées dans aucun carcan bureaucratique. Elles s’appuyaient sur des analyses scientifiques irréfutables à cette époque, selon lesquelles le développement du secteur industriel était conditionné par le développement d’une agriculture préalablement socialisée. En outre, la formule coopérative semblait la mieux adaptée à la situation de la paysannerie algérienne dans la mesure où elle conférait aux coopérateurs le maximum d’autonomie. Mais tout à l’opposé de ce schéma, les premières années de l’expérience de la RA ont fait apparaître de nombreux dysfonctionnements et insuffisances au niveau des institutions locales ainsi qu’au niveau de l’appareil judiciaire qui seront vigoureusement dénoncées par le président du Conseil de la révolution.
 12. Le président H. Boumediene voulait à la fois limiter la constitution d’une organisation pyramidale qui aurait fonctionné unilatéralement du sommet à la base et une planification de type autoritaire qui aurait fait bon marché des intérêts des producteurs et de leur autonomie de décision. A l’inverse, il n’était pas question, compte tenu de la portée assignée à la RA, de s’en remettre aux seuls paysans d’organiser les différentes étapes inscrites au programme de la RA en les livrant ainsi à leurs seules initiatives. Le centralisme bureaucratique tout comme la liberté anarchique n’avaient pas leur place dans la conception, l’élaboration et l’application d’une entreprise destinée à transformer de fond en comble le monde rural.
 13. Le parallélisme avec l’expérience chilienne tentée au début des années 1970 par le président Salvator Allende est très tentant, encore que l’on doive rappeler que le président Boumediene avait mis en garde le président chilien contre les illusions de sa stratégie de conquête du pouvoir pour imposer le socialisme. Toutefois, comme au Chili, H. Boumediene a voulu assurer un passage sans à -coups au socialisme. Au Chili, l’Unité populaire de S. Allende avait refusé les débordements du Mir et parié sur la neutralité de l’institution militaire, tout en s’efforçant de respecter les règles de la légalité bourgeoise. En Algérie, le président H. Boumediene n’a pas cherché à répudier en bloc les institutions officielles mais seulement, à pas comptés, les contourner par celles auxquelles il voulait faire jouer un rôle d’impulsion de la révolution socialiste (essentiellement les organisations de masse), et ce, en fonction des luttes sociales qui étaient engagées sur le terrain.
 14. Pour autant, l’analyste doit faire justice du procès, trop souvent instruit contre H. Boumediene, qu’il n’aurait pas été un véritable homme d’Etat. Certes, le président algérien n’était pas omniscient et sans doute également n’avait-il pas eu la prescience des conséquences qu’allaient induire ses choix politiques du milieu des années 1960. Mais d’une part, tous les gouvernants, sans exception à travers l’histoire ont eu besoin de recourir à une doctrine pour donner sens et cohérence à leur action ; d’autre part, H. Boumediene était, à l’origine, l’otage des principes inaccessibles posés par la Révolution algérienne qui voulaient que seule la voie de développement non capitaliste pouvait garantir à l’Algérie, prospérité, richesse et croissance. Pour autant, la doctrine sur laquelle H. Boumediene s’appuiera et qu’incarnaient les « industrialistes » était complètement déconnectée des réalités nationales, dans la mesure où la mise en œuvre de l’industrialisation avait été conçue comme une greffe du modèle d’organisation économique et technique occidental sur des structures sociales inaptes à les recevoir. Il faudra attendre 1977 pour que fussent percées à jour les aberrations que charriait cette vision surréaliste des besoins et des moyens réels de l’Algérie.
 15. Quant à la fidélité de Houari Boumediene aux lourdes tables de la loi que portaient la proclamation du 1er Novembre 1954, la plateforme de la Soummam d’août 1956, le programme de Tripoli et la Charte d’Alger, la question se pose de savoir quel jugement l’histoire aurait porté sur lui s’il avait décidé de s’en affranchir, et d’abord de quelle légitimité il eut pu se prévaloir pour imposer des choix économiques totalement en contradiction avec ceux ouvertement proclamés par les pères fondateurs de l’Etat virtuel algérien, à commencer par le plus légitime d’entre eux, à savoir Abane Ramdane. Le président Boumediene était socialiste dans la fidélité aux options idéologiques et politiques qui transcendaient largement ses choix subjectifs.
 16. C’est sans doute ici le lieu de rappeler que le qualificatif de nationaliste populiste accolé au président Boumediene (H. Harbi) ne correspond que très imparfaitement à la réalité des choses. Même si la phraséologie de H. Boumediene empruntait trop souvent au mythe du grand soir (il s’agissait pour lui de mobiliser les populations), il restait avant tout soucieux de réalisations concrètes. Nombre d’esprits savants affectent de croire qu’il était facile au sortir d’une longue nuit coloniale de mettre en place des institutions efficientes de créer quasiment ex-nihilo des traditions économiques et industrielles, et d’entraîner toute une société recrue d’épreuves et d’humiliations. Le président Boumediene était indéniablement un homme d’Etat auquel avait fait défaut la plus précieuse et la plus rare des ressources dont aucun bâtisseur ne peut se passer, le temps.
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 III. La prise de conscience des impasses du volontarisme politique
 16 bis. Sur la loi de plusieurs rapports accablants qui lui sont présentés au dernier trimestre 1976. Le président Boumediene est contraint de prendre acte des échecs retentissants de sa politique, qu’il s’agisse du modèle de développement économique et social, de la RA ou de l’arabisation. Plus concrètement, ces échecs se traduisent par une détérioration des conditions de vie des Algériens (notamment pour l’accès au logement) et le déphasage entre la modicité relative des infrastructures de base au regard de l’évolution démographique la plus élevée au monde, les effets pervers, décelables dès la fin des années 1960, avaient constamment été sous-estimés.
 17. Un an et demi avant sa mort, le président H. Boumediene remanie les structures du gouvernement, revient sur le modèle économique en vigueur, décide de mettre fin à une politique d’arabisation outrancière et démagogique (la désignation de Mostéfa Lachraf comme ministre de l’Enseignement fondamental est emblématique à cet égard), instaure un numerus clausus à minima à l’entrée de l’université pour prévenir sa clochardisation. Ces mesures annonçaient des réformes de structure plus profondes qui devaient être initiées à partir de 1979. On ne peut citer ici que les principales :
 rompre l’isolement international de l’Algérie ;
 associer le secteur privé au redémarrage de l’économie ;
 accueillir les investissements étrangers dans le cadre d’une réglementation de contrôle ;
 affecter le produit de la rente pétrolière prioritairement à la satisfaction des besoins sociaux (notamment dans le domaine de l’habitat) ;
 mettre un coup d’arrêt à une industrialisation onéreuse hautement capitalistique, peu créatrice d’emplois et foncièrement incapable de générer des synergies positives ;
 préparer de façon progressive et responsable la libéralisation du champ politique en commençant par renforcer les libertés individuelles et collectives (le président Boumediene s’apprêtait à élargir tous les prisonniers politiques, supprimer l’autorisation de sortie du territoire, les juridictions d’exception, légaliser les formations politiques qui activaient dans la clandestinité, promouvoir le mouvement associatif autonome, etc.).
 18. Le président Boumediene était porteur d’un projet de transformation de la société algérienne, même si ce projet avait partie liée au rêve et n’était pas exempt d’illusion lyrique. Il y a en tout cas deux thèses qui ne peuvent obtenir créance auprès de l’historien scrupuleux. Ces deux thèses sont défendues par l’historien Mharbi. La première est que la politique de Houari Boumediene a contribué à « l’accentuation de la désarticulation des rapports sociaux ». Cette thèse n’est pas acceptable dans la mesure où l’œuvre de H. Boumediene n’était pas de type kemaliste ou inspirée de « la révolution blanche » du shah de 1963. H. Boumediene n’entendait pas laïciser la société algérienne et excluait que la sécularisation de l’espace public vint heurter les traditions et les habitudes des populations algériennes. Il était encore plus soucieux des pesanteurs sociologiques que ne le put en Egypte le colonel Nasser dans les années 1950 qui ne se fit pas faute de persécuter les Frères musulmans. On ne peut à la fois, sans verser dans un paradoxe intenable, faire grief au président Boumediene d’avoir brutalisé les structures sociales existantes, d’une part, et d’avoir multiplié les concessions à l’égard des courants les plus conservateurs de la société, d’autre part. Enfin, à aucun moment l’Islam n’a été instrumentalisé à l’époque de H. Boumediene. Ce dernier recherchait inlassablement à concilier tradition et modernité, ce que réussit fort bien en Tunisie le président Bourguiba, mais dans un contexte socioculturel qui était éminemment favorable à cette symbiose.
 19. Dans le même temps, il est vraisemblable que l’ancien président du Conseil de la révolution, gagné par l’amertume et le ressentiment devant l’enthousiasme déclinant des fellahs et des travailleurs du secteur public, cherchait à faire émerger d’autres forces et favoriser l’émergence d’un nouveau pacte social national à la faveur des bouleversements qu’il voulait introduire, avec une forte dose de volontarisme dans les rouages de l’Etat et des autre institutions de la société. Le président Boumediene confessait même, à mots à peine couverts vers la fin de l’année 1977, qu’il s’était mépris sur le dynamisme et la volonté de construire l’Algérie indépendante qu’il avait prêtés aux forces vives de la nation.
 20. La deuxième thèse encore moins défendable : c’est celle de l’extériorité de l’Etat par rapport à son champ social. Comment peut-on affirmer qu’un Etat qui transforme le monde rural, industrialise le pays, démocratise l’enseignement, instaure la médecine gratuite, engage la bataille pour la récupération des ressources naturelles en sanctuarisant la rente pétrolière est un Etat extérieur par rapport à son champ social ? Le débat reste en revanche ouvert sur le degré d’adhésion des populations au projet socialiste (encore que la popularité de H. Boumediene fut très grande, notamment auprès des jeunes et des intellectuels) ainsi que sur le degré d’implication des élites dirigeantes à la mise en œuvre concrète de ce projet. A cet égard, il est indéniable que le président Boumediene n’a pas pu se hisser au-dessus des clans et des factions qui étaient à l’œuvre au sein des appareils d’Etat et qu’il n’a pu empêcher le jeu des forces centrifuges qui cherchèrent à le déstabiliser, à partir de 1977, sitôt qu’il eut exprimé sa détermination de « nettoyer les écuries d’Augias ».
 21. C’est surtout l’Etat rentier clientéliste de son successeur qui deviendra rapidement extérieur par rapport à son champ social, non seulement parce que la plupart des institutions tomberont en déshérence, mais également parce que cet Etat sera l’objet d’une vive contestation populaire qui trouvera dans l’islamisme politique émergent à la fois un refuge à ses frustrations existentielles et une alternative sociétale globale et cohérente. On doit cependant à la vérité de dire que l’ancien chef du gouvernement Mouloud Hamrouche, qui est un authentique nationaliste, avait sincèrement cherché à réformer la société algérienne que ce soit dans le domaine économique, politique et dans celui qui constitue un acquis inestimable, la liberté de la presse. A lui également, le temps a cruellement manqué.
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 IV. La tragique méprise
 22. Quelle que soit l’admiration que l’on est en droit de vouer au président Boumediene et quelle que soit surtout l’affection que l’on peut avoir pour cet homme sensible, profondément humain et si charnellement lié à sa terre algérienne, l’objectivité et l’honnêteté intellectuelle commandent que l’on adresse deux critiques radicales à son action : la première est son absence de vigilance à l’égard des anciens officiers issus de l’armée coloniale (les DAF) ; la deuxième est sa sous-estimation (à notre sens exagérée) des contraintes géopolitiques régionales.
 Sur l’opportunité d’associer les DAF à la construction de l’Etat algérien
 24. Ce n’est pas le lieu de rappeler les circonstances dans lesquelles plusieurs centaines d’officiers et de sous-officiers démissionnent des rangs de l’armée coloniale pour rejoindre l’ALN des frontières (et non bien évidemment les wilayas de l’intérieur) à un moment où les perspectives de l’indépendance sont déjà tracées et le principe de l’autodétermination du peuple algérien acquis (1959-1960). Le président Boumediene balaie d’un revers de la main les mises en garde que lui adressent deux moudjahidine de la première heure, les colonels Tahar Zbiri (alors chef d’état-major de l’ANP) et le colonel Saïd Abid (alors commandant de la 1re RM) contre l’idée d’associer les DAF à l’édification du nouvel Etat et marque sa volonté d’utiliser ces derniers comme de simples encadreurs techniques de l’ANP, en raison de leurs compétences supposées ou réelles dans le domaine de l’organisation militaire. Il n’était évidemment pas question de reconnaître quelque légitimité historique que ce soit aux DAF, puisqu’il s’agissait de ralliés du dernier quart d’heure. La question n’est pas de savoir sur le ralliement de ces hommes à la Révolution algérienne était ou non sincère et dans l’hypothèse où l’administration coloniale avait béni ces transfuges, dans quel dessein elle l’aurait fait ? L’indépendance de l’Algérie étant devenue inéluctable, il était a priori sans objet pour le général de Gaulle de chercher à introduire une sorte de cheval de Troie dans l’armée algérienne sauf s’il avait imaginé des plans à long terme pour l’Algérie, ce que n’atteste aucun document d’histoire. On ne peut davantage attribuer aux DAF quelque rôle que ce soit, positif ou négatif, dans l’histoire algéro-française depuis l’indépendance, surtout si l’on admet qu’en 45 ans de relations, les périodes de ressac entre la France et l’Algérie ont été suffisamment nombreuses, voire durables (surtout après l’interruption du processus électoral en janvier 1992) pour que l’on se garde de la tentation de mettre au débit des DAF une quelconque inféodation à la France au détriment des intérêts de l’Algérie. Là aussi, aucun document historique ne corrobore cette thèse qui revient pourtant de façon récurrente.
 25. Toujours est-il, qu’à son insu, Houari Boumediene va permettre à une frange des DAF de se constituer en groupe homogène. Au lendemain de sa disparition. Un collège de décideurs influents exercera un rôle de premier plan dans la cooptation des élites dirigeantes ainsi que dans les choix économiques, sociaux et culturels nationaux. Le bilan qu’il est permis d’en faire, au moment où le FIS s’apprête à prendre le pouvoir par le seule voie des urnes, n’est pas élogieux, il s’en faut de beaucoup. Sur la sous-estimation des contraintes géopolitiques régionales
 26. Elle conduit le président algérien à pratiquer ce qui est ressenti aussi bien au Maghreb, dans le monde arabe qu’en Occident comme une dangereuse surenchère. Au Maghreb, le président Boumediene se montre intraitable sur le chapitre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, contribuant à la création de la RASD, après avoir fait une interprétation a maxima de l’avis consultatif de la CIJ du 16 octobre 1975 qui avait considéré qu’il n’existait pas de liens de souveraineté territoriale entre le Sahara occidental et le royaume du Maroc, d’une part, l’ensemble mauritanien, d’autre part. Les relations avec le Maroc sombrent assez tôt dans l’état de belligérance (Amgala I et Amgala II) et deviennent foncièrement conflictuelles avec la Mauritanie (après les menaces personnelles adressées par Boumediene au président Ouled Daddah auquel il rappelle l’appui de l’Algérie à l’indépendance de la Mauritanie et l’aide multiforme qu’elle n’eut de cesse d’apporter au peuple mauritanien) cependant que se distendent également très vite nos rapports avec la Tunisie et la Libye. N’ayant pu faire disputer la suprématie de l’Egypte dans la région par le roi Fayçal, que H. Boumediene avait retourné opportunément à sa cause, mais dont l’assassinat en 1975 compromettra définitivement le projet boumedieniste de reconfiguration politique du Proche-Orient, le président algérien n’entend pas prendre acte du rapprochement égypto-israélien et constitue sous sa houlette une sorte de front du refus (composé exclusivement de l’Algérie, de la Syrie et de l’OLP). Il s’aliène définitivement, en 1977, les pays arabes du Golfe auxquels il dénie à chacun d’eux la qualité même d’Etat nominal et assène de virulentes critiques aux autres pays arabes qui cherchent à instrumentaliser la cause palestinienne à des fins strictement partisanes. Dans le même temps, H. Boumediene refuse d’infléchir son attitude critique à l’égard des Etats-Unis d’Amérique, il le dira au docteur Kissinger en 1976, et s’il conçoit quelque amertume à l’endroit de la visite officielle manquée du président Giscard d’Estaing, en avril 1975, il s’y résignera rapidement, reportant sur la gauche française qui semble à l’orée de son accession aux affaires pour la première fois sous la Ve république ses espoirs d’un normalisation durable avec la France (visite de F. Mitterrand, alors premier secrétaire du PS en février 1976). 27. Le président Boumediene ne prend véritablement conscience du superbe isolement de l’Algérie qu’au début de l’année 1978. Il avait déjà abondamment nourri l’exaspération du « monde libre » en prenant la tête d’une croisade anti-impérialiste à travers les nationalisations pétrolières de 1971, la crise pétrolière de 1973 puis les revendications en faveur d’un nouvel ordre économique international de 1975. Il ne lui restait qu’à prétendre au leadership sur le Maghreb et le monde arabe (surtout après la visite du président Saddat en Israël, en 1977 et en prévision des accords de camp David de 1978) pour apparaître aux yeux de l’ensemble des Etats de la région comme l’homme à abattre. 28. C’est peut-être de sa prétention à vouloir faire de l’Algérie une puissance régionale incontournable que H. Boumediene est mort. Foudroyé par une maladie réputée atteindre des sujets plus âgés et dont l’issue lorsque le mal est médicalement pris en charge est précédé d’importantes périodes de rémission.
Posté Le : 27/12/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Ali Mebroukine Universitaire
Source : www.elwatan.com