Hôtel Saint-Georges croise les histoires de deux familles, l’une française, l’autre algérienne. Celle de Jean, tombé de son piédestal d’ébéniste au rang de vulgaire fabricant de cercueils pour l’armée coloniale en Algérie et qui a continué, des années après la fin de la guerre, à sentir sur ses doigts l’odeur des cadavres en décomposition. Et celle de Rac, ancien résistant atypique, communiste, qui a hérité de son père son érudition et son patriotisme et pour qui l’Histoire, celle de son pays et du monde, est une permanente obsession personnelle.
Après la mort de Jean, sa fille, Jeanne, entreprend de découvrir le pays des tourments de son père, l’Algérie. Rac apprend d’elle l’histoire hallucinante de l’ébéniste et est lui-même emporté par la tempête du souvenir. Souvenirs de la guerre d’indépendance, de son père nationaliste, de Bob, son oncle communiste, mort à la Mecque écrasé sous les pieds des pèlerins, de Pépin-le-Bref, son autre oncle collabo...
Rac est, comme son père, Sidi Mohamed, un patriarche, un patriarche moderne et compréhensif. Il est le grand frère de Zigoto, en qui il voit son alter ego pessimiste et cynique, de Nabila qui, la soixantaine passée, ne s'est pas encore remise du viol incestueux qu’elle a subi dans son enfance, et de Yasmina, épouse passablement névrosée d’un vétérinaire alcoolique. Il est l’oncle de Kamel et Leila, cadets d’un clan originellement détraqué.
Deux familles et 11 personnages qui se dévoilent dans de courts récits haletants. Jean se découvre sous les traits d’un artiste qui a manqué sa rencontre aussi bien avec l’Algérie qu’avec l’ébénisterie. Cet obsédé du bois, pour qui le langage sert essentiellement à décrire les arbres et leurs puissantes senteurs, n’a été, pour la mémoire algérienne, qu’un croque-mort. Jeanne découvre qu’elle est le produit d’une étrange union, d’un mariage par correspondance, entre un athée maniaque et une fervente croyante, qui n’a jamais rien su de l’aventure macabre de son époux.
La venue de Jeanne en Algérie agit comme un révélateur de la vie cachée de la famille de Rac. Dans les interstices de l’Histoire, celle de la Révolution et du monde, s’écrivent d’autres chroniques intimes. Elles donnent son épaisseur humaine à la guerre de libération et à la sociologie complexe des rapports entre Français et Algériens, racontés à travers la rencontre inachevée de Nabila avec Jean, à l’hôtel Saint-Georges, lorsqu’elle y travaillait pour payer ses études et que lui s’y réfugiait pour cuver sa culpabilité et sa frustration.
Les secrets incandescents de la famille de Rac forment une suite de nœuds, dont l’enchevêtrement constitue l’intrigue d'Hôtel Saint-Georges. Les personnages se livrent sous l’emprise fatale de perplexité, de l’incertitude. Bien que dépositaire de l’histoire familiale - et de la mémoire oubliée des ancêtres -, Rac n’est pas un omniscient et ses réponses sont aussi angoissantes que ses questions.
L’intrigue se dénoue dans le vide sidéral de l’impuissance humaine devant la complexité de l’Histoire. Car, sous l’Histoire avec un grand «h», il y a tous ces destins individuels sur lesquels plane l’ombre de la guerre de libération: ceux de la famille de Rac, par exemple, ou celui de Kader le harki, qui n’a de «passé algérien» que celui de mercenaire et dont le francarabe, phonétique et syntaxiquement déréglé, est le symbole d’une irrémédiable déchéance identitaire. L’Histoire ne saurait être que la somme de ces destins. Autrement, elle serait tronquée, incomplète, impossible à écrire.
On retrouve dans Hôtel Saint-Georges certains personnages d’autres romans de Rachid Bodjedra. Mic, cette ancienne «porteuse de valises» que Rac aime autant qu’il la trompe, est le reflet de la Céline de La Répudiation (1969) et de bien d’autres figures féminines. Sidi Mohamed est le Père qui, de son ombre tutélaire, pèse sur l’ensemble de l’œuvre de l’auteur; et bien qu’il soit dans ce roman un patriarche attentionné et bienveillant, il demeure coupable envers ses enfants de nombreux péchés originels. Quant à Rac, il apparaît sous le même nom dans Les Funérailles (2003) et La vie à l’endroit (1997). Comme dans ces deux oeuvres, il se double d’un fin «politique», qui observe, désabusé ou rageur, le destin chaotique de sa famille et de son pays.
L’écriture de Rachid Boudjedra est marquée, dans Hôtel Saint-Georges, par la même volonté obsessionnelle de restituer le passé, questionné, acculé, mis au pied du mur. L’auteur démolit aussi assidûment que dans ses autres romans le mythe des ancêtres, si héroïques dans l’imagerie commune qu’ils en deviennent des entités flottantes et immatérielles. L’histoire nationale n’est importante qu’en ce qu’elle éclaire le présent anxieux des personnages et leurs rêves prodigieux, régulièrement déçus ou refoulés. Elle n’a de pertinence qu’en ce qu’elle jette la lumière sur les racines de cette névrose algérienne qui a produit le FLN, le FIS, l’autoritarisme, l'intégrisme et les massacres collectifs des années 90.
Hôtel Saint-Georges s’écrit ainsi dans la continuité de quatorze autres romans. La prose est aussi nerveuse et les mêmes points de suspension terminent chaque chapitre, symboles d’une mémoire hésitante, momentanément suspendue entre le doute et l’oubli. Cependant, si le passé romanesque de certains personnages est toujours convoqué par le biais de l’auto-citation, l’intertexte mythico-historique est réduit, lui, à sa plus simple expression. Il n’y a pas, dans Hôtel Saint-Georges, ces longs emprunts à la littérature arabe classique qu’on a pu lire dans La prise de Gibraltar (1987). Les phrases sont plus courtes, souvent tronquées, et les chapitres moins logorrhéiques. Le contraste est frappant entre les pages flamboyantes et touffues que Rac, décrivant son amour halluciné pour Mic, emprunte à La Répudiation et le texte haché, presque rachitique, qui les enserre.
Dans Hôtel Saint-Georges, la toute-puissance du souvenir semble s’éroder. Le souvenir n’est plus un flot anarchique qui éclabousse dans son effusion désordonnée les êtres et les choses. Il est un mince filet, économique et précis. Il trace, en creux, les contours d’une mémoire épuisée, qui ne fera que s’user davantage en continuant à se fouiller fébrilement. Hôtel Saint-Georges pourrait bien être le dernier chapitre, la clôture haute et sommaire du long «roman familial» que Rachid Boudjedra ne cesse d’écrire depuis 1969 et qui a précieusement contribué libérer le roman algérien de l’enclos patriotique et réaliste-socialiste dans lequel il était enfermé.
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Posté Le : 05/04/2007
Posté par : nassima-v
Ecrit par : Yassin Temlali
Source : www.babelmed.net