Jusqu'au 4 octobre 2010, les Hongrois ignoraient l'existence des boues rouges. Ce jour-là, la digue qui protégeait le bassin de rétention de l'usine d'aluminium d'Ajka cède ; un million de mètres cubes d'un épais liquide vermeil engloutissent sept communes, entraînant la mort de onze personnes et l'hospitalisation de centaines de blessés. Au-delà de la tragédie humaine, cet accident industriel a détruit la faune et la végétation sur un périmètre de huit cents hectares, et provoqué l'extinction complète de la vie dans les cours d'eau avoisinants, parmi lesquels plusieurs affluents du Danube.Catastrophe imprévisible ' Depuis 2003, des organisations non gouvernementales tentaient sans succès de mettre en garde le gouvernement et la société contre les dangers du stockage de ces trente millions de tonnes de boues rouges accumulées depuis des décennies dans quatre grands réservoirs répartis à travers le pays. Six cents à sept cents tonnes de ces produits résiduels de l'industrie de l'aluminium sont produites chaque année en Hongrie. Certains pays comme la Grèce ou le Japon, qui rejetaient autrefois leurs boues rouges à la mer, ont mis un terme à cette pratique. La France bénéficie en revanche d'une dérogation jusqu'en 2015'En Hongrie, l'inondation fatale découle en partie des réformes économiques. Dès 1990, les usines d'aluminium hongroises les plus rentables sont bradées à des intérêts privés. Estimé à 14 millions d'euros, le site d'Ajka échoit au groupe Magyar Aluminium Zrt (MAL), en 1997, pour un montant de 35 000 euros. En contrepartie, l'acquéreur s'engage à entreprendre des travaux de modernisation et de sécurisation. Mais les sanctions prévues par l'Etat en cas de non-respect des obligations contractuelles ne sont guère dissuasives. Le groupe MAL s'acquittera d'une amende équivalant à 10 % du prix d'achat. Soit 3 500 euros. L'analyse des prélèvements effectués sur les lieux indique qu'aucune des opérations de neutralisation des déchets, de retraitement de la soude caustique et de sécurisation du réservoir de stockage n'a été mise en 'uvre.
« Pas un déchet dangereux »
Cherchant à démontrer l'innocuité des substances libérées lors de la catastrophe, les autorités hongroises ont avancé des chiffres et des explications à la fois erronés et contradictoires. Le 5 octobre, le ministère de la santé explique que le seuil de toxicité légal n'a pas été atteint ; ses conclusions s'appuient sur un pH (1) de 11,8 mesuré en... 1987. Quant au propriétaire de l'usine, M. Zoltán Bakonyi, sa persistance à nier la toxicité des résidus de bauxite-aluminium a particulièrement heurté l'opinion et les sinistrés. Les torrents de boue qui ont noyé la région présentaient un pH d'une valeur moyenne de 13, alors même que la soude caustique avait été diluée par les fortes pluies. Ailleurs dans le monde, la boue est lavée, débarrassée de sa soude caustique, ce qui permet la récupération des métaux précieux. Aux Etats-Unis, le procédé est répété cinq à sept fois jusqu'à obtenir une boue séchée qui n'entre plus dans la catégorie des produits toxiques.La législation européenne ne considère pas les boues rouges comme un déchet dangereux, dès lors qu'aucun de leurs composants n'est répertorié comme tel. Mais le Catalogue européen des déchets stipule qu'elles entrent dans cette catégorie si elles contiennent une concentration élevée de substance irritante, comme par exemple la soude (hydroxyde de sodium). C'était le cas à Ajka, même si la MAL ne disposait pas d'autorisation pour stocker les déchets dangereux !Dans un communiqué publié sur son site Internet le 7 octobre 2010 et très vite retiré, l'Académie hongroise des sciences affirmait que les boues ne contenaient pas de métaux lourds. Elle s'appuyait sur des données datant de 2004. Les échantillons analysés par Greenpeace le 6 octobre à Kolontár présentaient des concentrations très importantes d'arsenic et de chrome. Dans un premier temps, le ministère de la santé a reconnu une concentration d'arsenic de 4,3 mg / kg. Le taux mesuré par Greenpeace - d'abord réfuté puis corroboré par l'Académie des sciences - s'élevait en réalité à 130 mg/ kg. La présence d'arsenic reste inexpliquée.
Délocalisations polluantes
Neuf jours seulement après la catastrophe, le gouvernement décidait la réouverture du site d'Ajka et plaçait l'usine sous son contrôle. L'eau contenant les métaux lourds continue de s'écouler du réservoir vers la crique voisine, dans laquelle on déverse désormais du chlore afin de neutraliser la causticité - le pH s'y maintient à 12' La presse et Greenpeace ont à nouveau rendu publics ces relevés, mais sans réussir à empêcher la reconduction du permis d'exploitation du site jusqu'en 2018. Pendant ce temps, les autorités tantôt minimisent la gravité de l'accident, tantôt appellent la population à se recueillir en prières.De nombreux pays d'Europe de l'Est disposent d'un parc industriel obsolète et de sites de stockage de déchets toxiques ou de pesticides. Profitant du vide juridique relatif à la protection de l'environnement, de nombreuses sociétés étrangères ont délocalisé leurs industries les plus polluantes dans ces pays. En 2000, la Roumanie avait déjà subi un terrible accident industriel, qualifié à l'époque de « deuxième Tchernobyl », lorsque le barrage qui contenait les résidus de la mine d'or de Baia Mare (détenue par des intérêts australiens) avait cédé, déversant dans les rivières des millions de mètres cubes d'eau contaminée par du cyanure.Depuis les années 1990, aucune initiative sérieuse n'a été entreprise pour le traitement des boues rouges, que ce soit au niveau gouvernemental ou du côté des groupes industriels. Faiblesse des régimes en place ' Collusion entre classe politique et intérêts financiers ' Les dirigeants de la MAL sont notoirement proches des deux plus grandes formations politiques magyares. L'un de ses principaux actionnaires fut même partenaire en affaires de M. Ferenc Gyurcsány, ancien premier ministre. Les producteurs d'aluminium d'Ajka, qui se sont largement enrichis depuis 1997, tentent d'échapper à leurs responsabilités et de faire peser sur les finances publiques le coût des dommages causés par leur négligence.
G. S.
* Chimiste, membre de l'association Clean Air Action Group.
(1) Le pH (ou potentiel hydrogène) mesure l'acidité ou la basicité d'une solution. L'acide de batterie a un pH de 1, la soude caustique de 14, l'eau pure de 7.
Posté Le : 01/11/2011
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Gergely Simon
Source : www.latribune-online.com