Algérie

Hommage à un grand intellectuel, le regretté Pr. Abdelkader Khelladi



Publié par Le Soir d’Algérie le 14.01.2021 ,

Par Abdelalim Medjaoui
Le Pr. Abdelkader Khelladi est parti sur la pointe des pieds, comme un voleur, ne soulevant aucun émoi dans le milieu universitaire dont il était l’un des représentants les plus éminents et les plus dignes.
Grand mathématicien, il a levé haut le drapeau de l’école mathématique nationale en formant des dizaines d’étudiants en la matière, dont certains ont brillé parmi le gotha international. Vers la fin de sa carrière, il a voulu renouer le fil avec notre riche passé en la matière, en enseignant l'histoire des sciences, notamment arabes, dont il a écrit un petit condensé malheureusement resté quasi clandestin… Il a voulu intéresser ses étudiants aux travaux d’un grand maître en la matière, le Pr. Roshdi Rashed, du CNRS, à Paris, qu’il a invité à plusieurs reprises à l'UST Houari-Boumédiène, à Bab-Ezzouar, à Alger, avec l’espoir de voir germer une nouvelle pousse des sciences qui avaient fait briller jadis l’École de mathématiques de Bougie, celle où a étudié le grand mathématicien du Moyen-âge, Fibonacci… Il a alors eu le plaisir et l’insigne fierté de voir une des ses élèves soutenir une brillante thèse sur le mathématicien arabe du XVIIe siècle Al Asfahani… Brillante à Paris où elle a été soutenue, à Téhéran où elle a attiré l’attention, mais ne soulevant l’intérêt de personne dans son pays. Car tel est le climat infertile qui y règne…
Le Pr. Si Abdelkader était fils d’un chahid tombé au champ d’honneur en 1958… Les enfants ont été élevés par la maman (veuve très jeune) – rabbi ybarak fi ma razqat bih blad’ha ! – qui est décédée il y a 2 ans, à l'âge de 94 ans. Allah yarhamha berahamtou…
Le Pr. Si Abdelkader nous a quittés ce 6 janvier, mais la veille, le 5, il avait fait paraître dans le quotidien Le Soir d’Algérie un petit texte de même pas une page du journal, mais qui vaut des volumes, sous le titre interrogatif : «Nouvelle Constitution, nouvelle université ?»
Ce petit texte, dont la signature était appuyée de ses titres de «membre fondateur de l’Académie algérienne des sciences et des technologies. Professeur d’université à la retraite», porte la marque de son savoir-faire pédagogique, concis et précis. Il y dresse un diagnostic serré de l’état ma ya‘djabch, peu reluisant, de notre université nationale !
Cette contribution m’a frappé par son contenu.
Et aussi par cette apostrophe que j’ai ressentie comme une exigence :
«D’emblée, dit-il, je voudrais préciser que cette contribution est une invitation à l’expression des citoyens concernant ce qui doit changer dans leur vie grâce aux apports positifs de la nouvelle Constitution. Bien sûr que le sujet est vaste et que je souhaite lire d’autres avis, sur d’autres points de notre vie, de nos espoirs et des changements réels qui doivent être visibles et sensibles à tout citoyen…»
«Évidemment, poursuit-il, il n’y a pas que l’université qui doit avoir et accepter de véritables et profonds changements dans son fonctionnement. Il y a d’abord le comportement du citoyen lui-même qui doit apprendre à demander et à exiger, sereinement, ses droits fondamentaux tout en respectant ses devoirs.» (Recommandation renouvelée en fin de contribution !).
Ce texte, qui n’était qu’une contribution d’un de nos maîtres conscient de ses responsabilités envers le pays pour lequel son père est tombé chahid, devient une «waçiya», un testament sacré, après sa disparition. Et c’est donc en tant que citoyen rappelé par cette apostrophe, qu’au soir de ma vie, je me sens le devoir d’exercer mon droit constitutionnel et mon devoir de citoyen et de faire cette démarche. Car ce texte m’a frappé aussi par la conjoncture dans laquelle il a paru : quelques jours auparavant, nos autorités avaient «ouvert» solennellement l’année universitaire nouvelle !
J’avais prêté une attention soutenue à cet événement crucial dans la vie de la nation dans les circonstances dramatiques de la pandémie, mais je pensais que le malaise qui m’était resté était l’effet de cette lecture difficile par les responsables de textes écrits dans un langage qui ne permet pas de «vider ce qu’on a sur le cœur», en «sortant du nass», comme l’a dit un jour le Président Tebboune…
En réalité, c’était le contenu des discours qui n’exprimait pas la réalité de la situation de l’institution universitaire, ni le programme du ministère pour la traiter que devait cautionner de toute son autorité symbolique l’institution gouvernementale, par la voix de son Premier ministre.
Attention, rappelle notre Professeur : «L’université souffre en réalité et dans sa vie de tous les jours des maux qui flétrissent la vie et les espoirs des Algériens. On y retrouve, comme partout ailleurs, une bureaucratie autoritaire bien installée, une impunité largement défendue et, bien que cela ne soit pas apparent à première vue, des lieux de ‘‘dhil’’ bien dissimulés» ; j’ai compris également des «lieux de ‘‘dholm’’»…
C’est cette bureaucratie autoritaire qui voile, au ministre et au gouvernement, la réalité sur laquelle ils sont tenus d’agir, de par la charge (le wizr, comme la nomme le texte coranique) qui leur est confiée.
Le Pr. Si Abdelkader donne des exemples précis du «dholm» qui corsète notre production scientifique, qui l’étouffe au point que, dès le diplôme acquis, nombre de récipiendaires n’ont qu’une idée en tête : aller s’épanouir sous d’autres cieux plus respectueux de la science. Notre université produit des cerveaux qui vont enrichir des institutions ailleurs de par le monde !
Et là, il n’y a pas que les responsables directs qui sont apostrophés : la «médiature» de la République se doit d’être présente par une structure ad hoc dans chaque université, et la justice ne doit pas être bien loin pour veiller à faire reculer, jusqu’à la bannir, cette corruption politique plus grave, me semble-t-il, que l’économique…
Pour en revenir à cette rentrée universitaire dans les conditions dramatiques du corona, j’avais espéré que le ministère allait sérieusement s’occuper à organiser les cours à distance, seule façon de faire face aux devoirs de l’institution. Les échos que j’ai eus de la part de connaissances qui sont confrontées à l’enseignement m’ont amené à constater que chacun doit se débrouiller comme il peut.
Or, c’est une tâche cruciale qu’il faut prendre centralement à bras-le-corps, d'autant que le pays a les moyens humains, techniques et technologiques pour la prendre en charge… J’ajouterais ici un petit rappel historique…
L’Algérie avait, à un moment(1), le souci du développement et de la modernisation du pays. Elle avait saisi, bien avant d’autres, l’importance de l’outil informatique et avait décidé de s’en assurer la maîtrise. Feu le Ceri (Centre d’études et de recherches en informatique) de Oued Smar, sous l’égide du très regretté Mustapha Bouarfa, assisté par une «fahla», Mme Bouzaher, a doté l’Algérie d’informaticiens très qualifiés.
Je profite pour leur dire ici un grand hommage : à vous tous, amis, Salim, Abdelkhaleq, Ahmed, Moncef, Bouseksou, Cherif, Nadji, et d’autres nombreux dont je m’excuse de ne pas avoir gardé les noms en mémoire, à vous tous qui, malgré tout, n’oubliez pas votre fierté d’Algériens !
Mais ces issus du Ceri n’ont pas trouvé leur place dans «l’Algérie qui ne s’aime pas» ! Ils avaient pourtant plein d’idées, et plein de pistes de recherche — avec cet outil d’avenir qu’ils sont arrivés à maîtriser — pour ajouter leur pierre à l’édifice national…
Devant les blocages de l’administration, nombre d’entre eux ont créé leurs propres boîtes, croyant pouvoir s’imposer par leur savoir-faire. Les plus chanceux ont pu percer la carapace réfractaire, grâce à des amis bien placés. Mais pour ceux qui n’avaient pas «d’entrée» dans le «système», «l’Algérie qui aime l’autre rive» leur a, pour les besoins propres du pays, préféré des boîtes justement de là-bas… Celles-ci — reconnaissant leurs capacités — leur ont donné en sous-main à faire le travail qui leur était commandé ! Quand on aime l’Algérie, on s’accroche comme on peut ! D’autres n’ont pas pu s’accrocher et ils ont été faire le bonheur de pays qui ont su les retenir ! J’ai même eu vent de l’aventure malheureuse d’un de nos «champions» qui s’est vu commander un programme de gestion d’une institution centrale si importante qu’il a été créé, au nom du chercheur, un établissement officiel pour asseoir cette recherche.
Et quand le programme a commencé à prendre forme, le «responsable» administratif par qui est passée la commande a voulu s’approprier l’établissement, autant dire le résultat de la recherche. Le harcèlement de l’administratif a été tel que le chercheur a failli être poussé au suicide !…
Depuis, sans doute, l’informaticien national a perdu de sa valeur. On est content lorsqu’il vous règle un problème de gestion ou autre, mais c’est à peine mieux que le plombier…
Dans le cadre de la politique de casse des institutions et réalisations héritées de l’Algérie «qui s’aimait», le Ceri a été transformé en CNI (Centre national d’informatique – la recherche a disparu du titre et de l’activité, évidemment ! Et il a fallu créer d’autres structures pour la mener). On continue à former… des informaticiens qui, n’ayant pas de valeur sociale reconnue, doivent se débrouiller comme ils peuvent avec leurs diplômes.
Le secret de cette dévalorisation ?
Pour une part, la peur des bureaucrates qu’on fasse appel à l’informaticien pour moderniser l’administration. «Nahhitounna khobzatna !» disait sans vergogne un responsable d’une administration à cet universitaire qui a répondu à la demande de mise en place du programme d’automatisation de l’inscription au service géré par ce «responsable». Et n’est-ce pas dans cette tâche de modernisation informatique de son département que Yazid Zerhouni s’est cassé les dents ?…
Pour une autre part, le fait que, parmi les gens formés, les moins doués rejoignent l’administration et se trouvent à des postes, où – pour les besoins de modernisation des services par l’informatique — ce sont eux qui jugent les capacités informaticiennes à solliciter pour les tâches de développement.
Il semble qu’on est sur la voie de mettre fin à cette sous-valorisation de notre capital informaticien national. On a besoin de le voir solennellement mobilisé comme corps dans le combat en cours, comme on l’a fait pour nos médecins ; car les problèmes posés dans la lutte contre le Covid-19 ne sont pas seulement médicaux, tout le monde en convient.
C’est bien d’avoir porté de jeunes informaticiens aux postes de ministres, mais leur action serait certainement surmultipliée s’ils réussissaient à mettre en branle, avec eux, notre corps informaticien national(2) réhabilité ; comme on l’a fait, en impliquant notre corps médical dans son ensemble, pour gérer, non seulement la bataille contre le Covid-19, mais l’action médicale nationale, et donner le loisir au Pr. Benbouzid d’être un véritable ministre de la Santé, comme n’ont pas pu l’être les autres professeurs qui l’ont précédé.
Nos informaticiens sont les pépites éparpillées d’un trésor. Il faut en faire des lingots !
A. M.
1) Je n’ai pas voulu préciser que ce moment a été celui de Houari Boumediène. Parce qu’il me semble que, depuis quelque temps, et même dans cette «Algérie nouvelle» qu’on se propose de construire, nos élites — intellectuelles et autres – se sont mises tacitement d’accord pour l’exclure de notre mémoire nationale… Il n’y a plus, semble-t-il, que les Palestiniens qui continuent de l’honorer !
2) Où doit bien s’impatienter notre Ali Baba-Amazon national pour intervenir et maîtriser tout ce qu’il y a d’informel dans le fonctionnement de notre société…



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