Mohammed Arkoun, passeur entre les cultures, pionnier d'une islamologie
contemporaine critique et de lectures nouvelles de l'Islam a tiré sa révérence
dans la nuit du 14 au 15 septembre à Paris. Un personnage clef d'une conscience
islamique contemporaine, a quitté la scène. Avec lui, une voix importante
s'éteint.
Une voix, qui invitait ses
interlocuteurs de toutes confessions, à changer de perspective, les confrontant
avec leur propre impensé, avec le domaine de l'ombre, leur posant des questions
tues depuis longtemps.
Mohammed Arkoun était né en
février 1928 à Taourirt-Mimoun, en Grande Kabylie, dans une modeste famille. Il
apprit très jeune et douloureusement, qu'en tant que berbère dans une Algérie
colonisée, il était marginalisé de deux manières puisqu´il ne parlait – dans un
premier temps –, ni la langue du colonisateur ni celle du Coran. Grâce au
soutien d´un oncle, il put faire ses études secondaires en Oranie, puis
poursuivre des études de littérature arabe à l´université d´Alger. Elles furent
complétées par celle du droit, de la philosophie et de la géographie. Agrégé en
langue et littérature arabes à la Sorbonne, il consacrera sa thèse à Miskawayh,
pour démontrer l'existence d'un humanisme arabe jusque-là nié par l´Occident.
Ainsi et après avoir étudié la
période classique, il concentra ses recherches à l'Islam contemporain.
Professeur d'histoire des idées
arabes à Paris Vincennes, il sera nommé, en 1980, directeur du département d'arabe
et d'histoire des idées islamiques à Sorbonne Nouvelle. Dans le même temps, il
dirigea la revue Arabica, dont il élargit le champ et la notoriété.
Nommé professeur émérite en 1993,
il poursuivit avec dynamisme ses enseignements en tant que professeur invité
dans les universités européennes et américaines. Il parcourut
également d´autres régions du monde, allant jusqu´en Indonésie pour y animer
des conférences très attendues. Parfait polyglotte, il assurait ses conférences
indifféremment en anglais, en arabe ou en français. A relever également son
engagement pour l'Institut des études ismaïliennes de Londres en tant
qu'enseignant et membre du conseil de surveillance.
Mohammed Arkoun dont l´Å“uvre a
été distinguée par quantité de Prix, aspirait à repenser l'Islam en tant que
système culturel et religieux. Cette critique de la raison islamique
s'effectue, de son point de vue, par des changements radicaux de perspective.
Il exigeait également la pluralité du sens, même si cela entraîne la fin de
clarté et de l´unité.
Pour lui, les changements de
perspective ne pouvaient être introduits qu´en appliquant à l'islamologie les
sciences sociales et humaines de même que leurs méthodes qu´il complétait et
élargissait par ses propres concepts. Avec cette approche, il quitte le ghetto
méthodologique de l'islamologie et développe des contre stratégies. Ce qui ne
rencontre pas forcément l´adhésion des islamologues «traditionnels». Il s'agit,
par exemple, de son exigence d'une islamologie appliquée ou du concept théorique
du fait islamique et coranique et celui des sociétés du Livre/livre, de
l'impensé et de l'impensable.
Cela a eu une influence
considérable sur son approche du Coran et de ses lectures. Il a vite appliqué
l'analyse de l'imaginaire développée par l'École des Annales à des sociétés
musulmanes et à la pensée islamique.
La pensée de Arkoun et les
concepts créés et travaillés pendant sa vie de chercheur sont complexes. On
peut les décrire à l'aide de la métaphore d'un rhizome ou du motif des étoiles
infinies des faïences maures: un enchevêtrement d'aspects bifurquant, dont on
peut difficilement cerner l'origine et qui se ramifient davantage tout en
créant de nouvelles conjonctions. C'est surtout le rhizome qui correspond au
changement de paradigme qui était considéré comme urgent par Arkoun: une
approche globale remplace le regard dualiste, la pluralité remplace les
éléments détachés. Le tout s'accomplit seulement dans une pluralité de sens et
en plusieurs couches.
Mohammed Arkoun n'était pas
seulement un intellectuel perspicace et un humaniste de profonde conviction.
Doté d´un sens de l'humour très subtil, il était aussi un conférencier
passionné et charismatique et un enseignant engagé. Il se sentait «proche de tout
ce qui était capable d'ouvrir des nouvelles routes à l'intelligence» et se
considérait comme «un intellectuel révolté». Les mondes musulman et occidental
ont perdu en cet éclaireur non seulement un homme de principes, mais aussi une
irremplaçable voix qui leur traçait le chemin à parcourir pour se comprendre et
se compléter au lieu de s´affronter. Homme de dialogue aux idées fécondes, son
action, sa pensée, ne furent malheureusement pas toujours appréciées à leur
juste dimension dans le monde musulman et particulièrement dans son propre
pays, ce qu´il regrettait secrètement. Il faudra également encore beaucoup de
temps, y compris aux islamologues et orientalistes occidentaux pour prendre la
mesure de son apport et cesser de voir en lui l´iconoclaste qui entreprit de
remettre en cause leurs visions étroites et leur monopole. Il me confiait un
jour: «Je suis un allumeur de brasiers» et c´est bien vrai que l´islamologie
s´éclairera longtemps encore des feux de la réflexion qu´il aura, ici et là,
nourrie de sa fertile pensée.
* Islamologue allemande, le Dr Ursula Gunther est spécialiste de la
pensée de Mohammed Arkoun. Elle a consacré de nombreuses recherches à son
Å“uvre.
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Posté Le : 19/09/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ursula Gunther*
Source : www.lequotidien-oran.com