« Les révolutions n’ont jamais allégé le fardeau de la tyrannie, elles l’ont seulement transféré sur une autre épaule. »
Bernard Shaw
A 71 ans, Hocine reste étonnamment jeune. Sa vie est une succession de luttes qui n’en finissent pas. Très jeune, il s’est abreuvé à la source du militantisme.
Adolescent, il était déjà au front. La liberté, la justice sont ses credos et s’il combat aujourd’hui contre les inégalités, l’oppression et la hogra, à travers la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme qu’il préside, cela s’inscrit en droite ligne de la continuation d’un idéal qu’il s’est toujours fixé. Son éveil à la conscience nationale, à la cause nationale, il l’a forgé dès sa prime jeunesse marquée par les brimades, les frustrations et les humiliations subies sous le joug colonial. Il est nourri des expériences de ceux qui allèrent à la guillotine en chantant. Dès son intronisation à la tête de la ligue il y a un an, Me Zehouane s’est attelé à plancher sur le projet de charte algérienne des droits de l’homme « qui procède d’un besoin d’authenticité et de rigueur dans notre démarche, autrement dit de maîtrise du champ sur lequel nous opérons ». De son enfance, de son implication directe dans la guerre, de son statut de politique, aux crises qui ont ébranlé le pays, tout au long de ce dernier demi-siècle, Me Hocine nous parle, sans détour, avec son franc-parler et sa fougue juvénile, sans rancune, ni rancœur. Sa rencontre avec le nationalisme ?
Un patriloine spolié
« A posteriori, on peut dire que cela relève d’un conditionnement historique, d’un héritage, ou si vous voulez, d’un comportement réactif à un drame de famille. Je m’explique : à la fin du XIXe siècle, mon arrière grand-père était tombé au combat lors de l’insurrection de 1871, mes grands-parents paternels furent déracinés de Kabylie, chassés de leurs terres et obligés de fuir le terroir en charrette et de nuit, avec baluchons et enfants pour se réfugier à Alger. Cela, par le fait d’une famille rivale qui avait très tôt choisi la collaboration, donné plusieurs générations de bachagas à la colonisation et qui ne supportait pas d’avoir en face d’anciens notables rétifs à la conquête coloniale. Autant que je me souvienne, c’est à mon avis là que je date la polarisation. Réfugié à Alger, le grand-père se ruina dans un commerce de céréales en perdant ses économies et fut obligé de se déplacer à Koléa où la famille se prolétarisa. Il mourut quelque temps après, laissant quatre enfants en bas âge, dont mon père et un oncle plus âgé. Ma grand-mère devenue veuve ne tarda pas à céder à l’appel du terroir. Et c’est ainsi qu’un jour, elle redébarqua avec ses enfants sans savoir exactement où se mettre, puisqu’ayant tout perdu. De bonnes âmes lui donnèrent un bout de terrain où elle construisit une baraque. Commença alors la survie dans l’humiliation, qui fut le lot de tout le peuple algérien, traîtres exceptés — humiliation d’autant plus avivée par le fait d’ouvrir les yeux chaque matin sur son propre patrimoine spolié. Mon père, qui fréquenta l’école avec les enfants de colons à Koléa, fut un lettré, et redevint vite un notable respecté, un peu craint, mais surveillé. Il refusa plusieurs offres de devenir bachaga et se cantonna dans une attitude prudente de vaincu, échaudé par la répression, s’inspirant sans doute de ce proverbe de chez nous : ‘’Embrasse cette main que tu ne peux mordre’’… » Mais à l’intérieur, quelle haine de la colonisation, transmise à la progéniture, quelle nostalgie du passé, quelle imagerie de résistance. J’ai donc ouvert les yeux, tout enfant sur un modèle passionné de nationalisme. C’était le grand essor du MTLD 1948-1949. Hocine, alors lycéen, s’engouffra dans la résistance. Sa fascination nationaliste fut encore irrésistible quand il eut, les années suivantes, les premiers contacts avec les maquisards, en l’occurrence Krim Belkacem, qui avait un lien de parenté avec son beau-frère. Lorsque la crise du MTLD éclata en 1948, Hocine se trouvait au collège du Ruisseau, alors que son frère Ahmed qui tenait un café à Belcourt avait pour charge d’approvisionner la Kabylie en moyens, tels que vêtements et autres effets rudimentaires. Une cellule était constituée pour étudier les techniques paramilitaires. Après le déclenchement de la guerre en 1954, la répression ne tarda pas à s’abattre. Tous les éléments d’Alger furent rapidement arrêtés. C’est à Hocine qu’échut le devoir de reprendre le flambeau à Belcourt.
Officier de la wilaya III
Arrêté en juin 1955, Hocine fut incarcéré à la prison de Barberousse, puis évacué sur l’Oranie, puis à Orléansville avant d’être libéré en 1957, date à laquelle il rejoignit le maquis. Lorsque la crise secoua la Wilaya III, Hocine entreprit une opération de médiation. Et en sa qualité d’officier, il rejoint le GPRA en mars 1960 pour l’informer sur la situation difficile en Kabylie. A l’indépendance, Hocine est membre du bureau politique du FLN, chargé de l’orientation, jusqu’au coup d’Etat de 1965… qu’il condamne énergiquement. Il est assigné à résidence dans le Sud de 1968 à 1970. Sur cet épisode, l’homme ne veut pas remuer les blessures. Du ressentiment envers ceux qui lui ont fait du mal ? Même pas. Son ressentiment à lui, c’est celui de l’effondrement des mythes de l’invincibilité des peuples. C’est celui du fracassement des utopies révolutionnaires. « A l’époque, nous étions dans l’euphorie, savourant notre indépendance, dans un contexte international de rêve et d’espoir de libération totale. Ces rêves ont duré à peine quelques années. Le 19 juin est l’expression de confrontation entre les mouvements populaires non organisés et une bureaucratie déjà installée dans les rangs même de la guerre et du FLN et pour laquelle, les enjeux se posaient en termes de pouvoir. Nous étions insurgés contre le 19 juin comme un briseur de rêve d’une Algérie autogérée. La loi des rapports de force a fait en sorte que ce sont les canons et l’esprit de mercenaires qui ont triomphé. » Aujourd’hui avec du recul, le maquisard éprouve-t-il un sentiment de dépit ? « Je dirais plutôt un sentiment d’échec, surtout de trahison envers le grand sacrifice. C’est le sentiment de la majorité de nos compatriotes. » En observateur averti, Zehouane a scruté la société tout au long de ces dernières années. A propos des événements qui ont secoué le pays en octobre 1988 et ce qu’il en reste, Me Zehouane en a une idée bien à lui, qui diffère fondamentalement des versions émises çà et là. « Il est entré dans l’opinion qu’il s’agit d’une rupture ou d’une ouverture démocratique qui a achoppé en 1991. Ce sont des lectures tenaces qui demeurent. Moi je dis qu’il n’y a pas eu d’ouverture mais un dysfonctionnement du système : ouverture démocratique ? Cela signifie qu’une autorité quelconque a décidé de piloter un processus de changement par rapport à ce qui existait auparavant. Or ce ne fut pas le cas. Si nous prenons les événements eux-mêmes, nous observons qu’ils ont été suscités et manipulés à la suite d’une crise interne au système lui-même. Le conflit, qui couvait à l’intérieur du système mais qui avait pris des proportions explosives à cette période, avait été transposé dans la rue par une tendance du système. C’est une façon de régler les comptes dans la rue. S’il y eut par la suite une illusion d’ouverture démocratique à partir de 1989, cela ne change rien, puisque nous avons récolté à peine deux années après, ce que l’Algérie allait vivre comme un cauchemar. A titre d’illustration, par parer à un éventuel scepticisme en ce qui concerne cette analyse — car on peut m’objecter que c’est un jugement a posteriori—, j’avais écrit dans un article au début de février 1989, qui devait être publié par Horizons qui l’avait commandé, et qui ne l’a pas été pour raison de contenu, sous le titre ‘’Pourquoi je suis pessimiste à propos du processus en cours’’, ‘’je ne vois pas de lendemains qui rient. Je vois des lendemains de sang’’. L’article existe. Il est dans mes archives. »
Un bilant décevant
« L’analyse qui m’a conduit à ce jugement est que les nouvelles forces sociales en ascension pour la domination n’étaient pas démocrates, qu’au contraire, les nouvelles bourgeoisies d’affaires dans le tiers-monde, loin de postuler à la démocratie, avaient au contraire besoin d’appareil répressif pour garantir leur fortune escroquée sur le patrimoine du peuple. L’Algérie n’a pas échappé à cette logique. Alors ce qui nous reste aujourd’hui d’octobre, c’est une liste de victimes et des lamentations. » Cela fait une année que maître Hocine Zehouane a succédé à son collègue Me Ali Yahia Abdenour à la tête de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme. Une année. C’est long et c’est court. Mais ce n’est pas dans la durée que l’avocat appréhende le bilan. « C’est un bilan de blocage qui caractérise la situation algérienne dans sa globalité. Si l’on se réfère à la charte relative à la réconciliation nationale, que constatons-nous ? Un bilan tout à fait décevant sinon dérisoire. Le problème des disparus reste entier. L’insécurité rebondit si tant elle s’est atténuée, la crise sociale est plus pesante que jamais. A titre d’exemple, regardez le secteur de l’enseignement. Les perspectives politiques sont bloquées. » Le regard critique envers la scène politique est tout autant sévère et sans appel. « Aujourd’hui, sur la scène politique, c’est l’anesthésie générale les partis sont moribonds. Aucune initiative, aucune action, aucune proposition, rien. » Quant aux violations des droits de l’homme en Algérie, l’avocat assène avec force qu’elles sont légion. « Nous sommes dans un Etat de non droit absolu. Aujourd’hui vous ne pouvez pas faire valoir une protection en vous adressant à un juge. Vous ne pouvez pas actionner une administration, un ministère, un organisme public devant la justice et obtenir gain de cause, malgré le bien-fondé de votre action. Plus grave encore, la justice est aujourd’hui instrumentalisée dans des politiques répressives dans le domaine social, syndical. » La justice doit-elle être réformée ? « La véritable réforme de la justice sera le fait des forces qui devront réussir d’abord les réformes institutionnelles », prévient-il en assurant que le combat sera long mais fécond…
PARCOURS
Naissance le 13 août 1935 à Draâ Ben Khedda. Il adhère au MTLD alors qu’il a à peine 15 ans. En 1954 adolescent, il est dans le paramilitaire du FLN. Il est emprisonné de 1955 à 1957. A sa sortie de prison, il gagne le maquis en Kabylie. Officier de la Wilaya III, il rejoint le GPRA en mars 1960 pour informer ses dirigeants sur la situation difficile en Kabylie. Membre du bureau politique du FLN en 1964, il est chargé du secteur orientation. Il participe au premier congrès de l’Union régionale de l’UGTA d’Alger où il déclare que les travailleurs algériens doivent accéder au pouvoir politique. Il s’oppose au coup d’Etat du 19 juin 1965. Il est emprisonné puis assigné à résidence dans le Sud de novembre 1968 à novembre 1970. Il vit en exil en France après 1973 et rentre en Algérie après la mort de Houari Boumediène, Zehouane a représenté avec Mohamed Harbi, la gauche du FLN, dès 1963. Avocat, il a été élu en septembre 2005, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, dont il est l’un des fondateurs.
Posté Le : 12/10/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Hamid Tahri
Source : www.elwatan.com