« C'est bien souvent dans ses grands romans que l'humanité, de
l'Europe à l'Asie, a déposé ses plus précieux trésors de sagesse et de
sagacité, de poésie et de connaissance des cÅ“urs ».(1)
C'est vrai que si on veut connaitre la vie réelle des peuples,
il faut s'adresser aux romanciers mais pas aux historiens qui ne s'intéressent
qu'aux sagas princières, au star-système. Qui mieux qu'un Victor Hugo a su
parler des pauvres du 18eme siècle en immortalisant la petite Cosette dans
Les Misérables et dénoncer le ciel brumeux de cette « existence humaine sortant
de l'énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil » qui ne laisse
aucune trace officielle. C'est dans le Fils du Pauvre de Mouloud Feraoun qu'on
peut s'imprégner de la vie
simple respectueuse des coutumes et réduite à son strict
minimum de nos cueilleurs de figues d'olives, de la fierté de nos
montagnards malgré la
présence coloniale. Que dire de la perle de notre
littérature Nedjma où l'indigène apparait plus civilisé que le colon et
l'auteur, porte-parole de tout un peuple ressuscité, manie avec brio le verbe
de l'envahisseur.
Qui mieux qu'une Assia Djebar en poétesse confirmée pour nous
introduire dans le hammam de ces baigneuses apaisées malgré l'enfermement et la Ceinture de l'Ogresse
d'un Rachid Mimouni qui se déroule au rythme de notre désenchantement
postindépendance. Aucune ligne dans les archives ne sera réservée à cette
malheureuse d'Oran qui s'est immolée récemment avec son bébé après avoir été
arnaquée au sujet d'un appartement provoquant aussi la mort du pompier qui a
tenté de sauver l'enfant. Seul un romancier genre Alexandre Dumas s'intéressera
à ce drame pour dénoncer l'extrême solitude de ces mères divorcées-répudiées du
21eme siècle en Algérie malgré la rente mirifique du pétrole. L'historien ne sort
jamais du sérail, il parlera de Bouteflika de ses ennuis de santé de ses
réformes, d'Aqmi et ses rapts rançons, du Printemps arabe et de Bouazizi,
l'immolé « déclencheur ». Mais pas un mot pour ces immolés qui sont morts pour
rien, de ces patriotes qu'on enterre en catimini se fondant aux murs sans un
murmure, de ses harraga qui savent à l'avance qu'ils ont plus de chance
d'atterrir au fond de la mer
que d'entrevoir l'éden.
De l'ancienne Chine à l'Egypte antique, il n'y a que pour les
empereurs et les pharaons, les autres ceux qui ont pensé, imaginé, payé et
construit la Cité
Interdite et les Pyramides comptent pour du beurre.
L'Histoire n'est qu'une succession de familles régnantes : naissances
funérailles sacres guerres victoires défaites constructions destructions et
signatures de traités sur fond de caprice cupidité névrose terreur. Pourtant
qu'a apporté à l'humanité un César, un Napoléon comparé à l'inconnu qui a
inventé le feu la barque la
charrette le gouvernail l'attelage et tous ces astuces qui facilitent la vie quotidienne de
milliards d'êtres humains à travers le monde. Au contraire, Napoléon a massacré
autant d'hommes qu'Hitler et s'est sacré empereur grâce à la révolution française
qui a guillotiné la
monarchie pour une république. Rares sont les pays qui ont eu
à se féliciter de leurs Raîs, souvent des psychopathes des despotes qui sortent
d'une bataille pour une autre avec une populace chair à canon. Qu'a apporté
Alexandre le Grand que de l'habilité à tuer, un grand stratège militaire quand
il lui arrive d'être sobre. Plutarque et Arrien étaient fiers d'écrire:
«Alexandre but chez Médius, où il joua, puis il se leva, prit un bain et dormit
; ensuite il fit le repas du soir chez Marius, et il but de nouveau très avant
dans la nuit… »
Que dire du célèbre juriste de Tanger Ibn Battuta transformé en
historien géographe passant sa vie dans les caravanes pour distraire son maitre
le sultan mérinide Abou Inan qu'il a décrit en courtisan zélé : « Sa dignité me
fit oublier celle du sultan de l'Irak, sa beauté celle du roi de l'Inde, ses
belles manières celles du roi de Yémen, son courage celui des rois des Turcs,
sa longanimité celle de l'empereur de Constantinople, sa dévotion celle du roi
du Turkestan et son savoir celui du roi de Sumatra. » Et ce génial Ibn Khaldoun
qui a été le premier à prendre en compte le milieu où évoluent ces monstres
sacrés n'hésitant pas à défendre avec de curieux arguments le massacre des
Barmécides par le sultan Haroun el Rachid. Les historiens arabes avaient
affirmé que l'élimination de ces anciens bouddhistes convertis a été causée par
l'idylle entre la sœur du
sultan et le grand vizir Djaffar. En bon psychologue, Ibn Khaldoun réfute cette
thèse sous prétexte que la
princesse ne pouvait vu sa naissance s'abaisser à aimer un
roturier. Or les Barmécides étaient réputés pour leur érudition, leurs manières
raffinées surtout Djaffar qui avait en prime la beauté d'un Adonis…de
tels dons se paient quand ils ne sont pas partagés avec le chef. Haroun el
Rachid en digne abbasside est lui-même le fruit du génocide des Omeyades…
Non seulement l'histoire est au service exclusive des grands mais
elle ment comme elle respire. Prenons l'exemple de l'histoire algérienne
apprise à l'école, rien n'existe avant l'arrivée des Arabes jusqu'à la guerre de libération où
on va jusqu'à gommer des héros encore en vie au point où un Boudiaf a jailli du
chapeau d'un magicien pour devenir notre Président de la République avant
d'être éliminé illico presto avec la même tour de « magie ». L'histoire se réajuste
selon l'humeur des dirigeants en place et épouse leurs ambitions du moment.
Pire, elle a renié l'existence des peuples qui n'ont pas d'écriture. La mémoire du monde tourne
autour de la Bible et
de l'Iliade. Il a fallu que des explorateurs s'évadent des sentiers battus et
que des archéologues fouillent aux « mauvais » endroits pour rendre hommage aux
grands oubliés et démontrer que les historiens ont
failli à leur mission.
La Gaule n'est connue que par son ennemi César. Tite-Live comme Ibn Batouta
n'écrivait que pour son souverain, Auguste. Contrairement à ce qu'a raconté
Hérodote, les pyramides n'ont pas été construites par des esclaves mais par des
ouvriers artisans rémunérés par le pharaon. Cléopâtre n'est pas égyptienne mais
grecque de la dynastie
des Lagides originaires de Macédoine. Charlemagne n'a pas
inventé l'école qui existe depuis l'apparition de l'écriture vers 4000 avant
J.C. en Mésopotamie et l'Egypte.
Galilée n'a pas découvert que la terre est ronde mais il
a été puni par l'Eglise pour avoir dévoilé cette vérité connue depuis
l‘Antiquité. Le mythe de la
pomme d'Eden est une invention des peintres de la Renaissance, la Bible parle de fruit
défendu mais elle n'a pas précisé lequel… En plus de ces mensonges, il y a les
génocides, les charniers, les exécutions sommaires d'opposants, le meurtre des
héritiers, les secrets d'Etat qui ont toujours existé et rarement mentionnés.
Shakespeare a parlé des meurtres de Richard III mais qui parlera de ces sultans
ottomans qui tapissaient de têtes coupées l'entrée de leur palais ? Que dire
des guerres de religion qui sont conduites officiellement sur la base de la foi et qui en réalité ne
sont que rapines razzias et prise de couronnes. Sans parler des deux textes qui
ont inspiré la
Déclaration universelle des Droits de l'Homme, la déclaration d'indépendance
américaine de 1776 et la révolution française de 1789 où la notion de peuple
souverain était bien sélective.
Les citoyens libres et égaux qui pouvaient voter devaient être
obligatoirement de sexe mâle et nantis à souhait. De nos jours avec l'explosion
des moyens d'information, la manipulation est encore plus sournoise. Dans les
cabinets noirs, le secret est toujours bien gardé. « Donnez la preuve que ça existe !
»Mais qui peut donner la
preuve sinon le coupable ?
En ce week-end de fin d'année 2011, dans un village perdu de la Kabylie un patriote a
été abattu en pleine rue et enterré anonymement pour ne pas froisser ses
assassins terroristes repentis (2), 40 personnes tués au Nigeria, 20 en
Afghanistan, 13 en Syrie, 10 ou plus au Yémen 5 en Irak…que des anonymes dont
le nombre sera forcement revu à la hausse. Un non événement pour l'historien face à la mort d'un Ben Laden, d'un
Kadhafi, du dictateur de la
Corée du Nord. Idem pour le journaliste de l'info, tant qu'il
n'y a pas une victime issue du star-système parmi les cadavres c'est un banal
fait divers, passons vite à autre chose. L'histoire est la copie conforme du
journal télé, l'histoire-dynastie histoire-bataille histoire-politicards
histoire-people c'est l'histoire-totale. Heureusement que les romanciers, ces
historiens du peuple, sont là
pour s'intéresser à la vie quotidienne de
cette majorité silencieuse. Pour connaitre la vie des Romains, c'est
Apulée avec son Ane d'Or qui nous le dira mieux que toutes les encyclopédies.
Pour connaitre la
vie cairote du 19eme, c'est le « Zola du Nil » Naguib Mahfoud
avec ses Palais et Jardins qui sera notre meilleur guide. Sous le charme du
Bosphore de la Corne d'Or,
c'est Orhan Pamuk qui a su mieux que personne nous plonger dans l'histoire tourmentée
et fascinante des sans-grades d'Istanbul. Les historiens ne sont que les
chroniqueurs du Palais comme le dit si bien Claude Roy.
Alors que les romanciers puisent leur inspiration dans la rue, ils n'inventent rien,
certes ils romancent mais à la
manière d'un cadeau qu'on va offrir à un être cher :
l'essentiel est à l'intérieur. Ils sont obligés d'utiliser des animaux, de se
plonger dans la
science fiction ou les mythes pour contourner la censure. Ils ne
savent pas mentir pour plaire ; ils assument en payant le prix fort.
Ils survivent grâce à leurs lecteurs, ils leur arrivent d'être
emprisonnés torturés assassinés par les despotes ou par les intégristes et
s'ils ont de chance, ils peuvent mourir à petit feu en exil.
Avant que sa plume ne soit brisée en plein envol, Tahar Djaout a eu
le temps d'écrire: « Si tu parles, tu meurs, -Si tu ne parles pas, tu meurs,-
Alors parle et meurs. » Il a parlé et il est mort, ce courtisan des démunis des
désarmés des sans-voix.
1- Claude Roy (Défense de la Littérature) 2 - Le Soir d'Algerie 25/12/2011
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Posté Le : 29/12/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mimi Massiva
Source : www.lequotidien-oran.com