Algérie

Histoires vraies Le petit Robinson


Georges et Pauline Doucet sont attablés dans la cuisine de leur modeste trois-pièces d'un quartier ouvrier de Lens. «Un quartier ouvrier de Lens», c'est presque un pléonasme pour cette ville située au c'ur du pays minier du Nord, qui est, en cette année 1952, la région la plus industrielle de France.
Rien qu'à leur aspect physique, Georges et Pauline Doucet font visiblement partie de la population laborieuse. Lui, mécanicien dans un garage, trente-deux ans, blond aux yeux bleus, a fait pas mal de sport quand il était jeune, mais il s'est empâté. Elle, vingt-huit ans, paraît déjà une femme sans âge. Elle travaille dans une petite filature des environs. Ils sont assis l'un en face de l'autre devant du b'uf bouilli et une bouteille de vin. Ce sont, comme on le voit, des gens simples, semblables à des millions d'autres, mais l'expression qu'ils ont en ce moment, ce soir du 6 mai 1952, n'est pas ordinaire. Ils se regardent sans mot dire et leur visage exprime un incroyable, un incommensurable chagrin. Pauline Doucet prend la parole après un long silence :
' Il reste peut-être un espoir...
Georges Doucet secoue la tête avec une sorte de rage.
' Non. Tu as entendu le professeur ' Philippe va mourir. Il n'y a rien à faire !
Le drame qui survient dans la famille Doucet est, en effet, un des plus affreux qu'on puisse imaginer. Leur petit dernier, Philippe, cinq ans, est atteint d'une maladie implacable, que les médecins viennent de diagnostiquer : la myopathie. Depuis le Téléthon, chacun connaît cette atrophie progressive des muscles. A l'époque, il n'y avait aucun remède, elle conduit irrémédiablement à la mort, bien que des périodes de rémission puissent être observées. Malheureusement, dans le cas du petit Philippe, tout espoir, même à court terme, doit être abandonné : il s'agit d'une forme foudroyante de la maladie. L'issue fatale est toute proche.
Philippe est un charmant bambin au sourire d'ange et aux cheveux blonds bouclés ; rien, à part une grande fatigue qui le prenait de temps en temps, ne laissait supposer la terrible fatalité dont il est victime. Pour l'instant, il n'est pas dans le modeste trois-pièces de Lens. Il est à l'hôpital de Lille pour une série de soins et d'examens, hélas inutiles. Pauline Doucet :
' Je refuse de baisser les bras.
' Que veux-tu faire ma pauvre Pauline '
' Je suis catholique. Je veux aller à Lourdes et demander à Dieu un miracle pour Philippe !
' C'est où ça, Lourdes '
La voix juvénile qui vient de poser cette question est celle de Michel, onze ans, l'aîné de Philippe. Michel fait son entrée dans la cuisine. Il est plutôt grand pour son âge ; il a les cheveux bruns très courts. Il est visible qu'il s'est battu : il a une balafre sur la joue et une manche de son pull-over déchirée. Son père bondit.
' Avec qui as-tu été te bagarrer encore '
Michel hausse les épaules.
' Avec l'autre bande, pardi...
Michel est, en effet, bagarreur, c'est son gros défaut. Malgré toutes les corrections de ses parents, rien n'y a fait. Mais cela ne l'empêche pas d'être bon élève à l'école. Il est, en particulier, très en avance pour la lecture.
Il répète sa question :
' Dis, papa, c'est où ça, Lourdes '
M. Doucet ne répond pas. Il se lève et agrippe Michel par le bras.
' Va-t-en ! Laisse-nous tranquilles ! Philippe va mourir et tu t'en moques ! Tu ne penses qu'à te bagarrer. Va-t-en !
Michel s'enfuit de la cuisine. Mais il ne va pas dans sa chambre. Il reste derrière la porte à écouter.
A suivre
Pierre Bellemare
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