Algérie

Histoire de ma vie



Histoire de ma vie
C'est suite à la lettre émouvante que lui avait adressée son fils Jean El Mouhoub Amrouche, le 16 avril 1946, lui conseillant de rédiger ses souvenirs que l'immense dame que fût Fadhma Ait Mansour Amrouche entama l’écriture de son livre «Histoire de ma vie» qui sera publié en 1968 chez Maspero à Paris. Un ouvrage à mettre entre toutes les mains.
Ici la lettre de Jean El Mouhoub, suivie de la dédicace de Fadhma et d'un extrait de la préface du livre par Kateb Yacine.
* Lettre de Jean El Mouhoub :
Ma chère maman,
Voici plusieurs semaines que je veux t’écrire une longue lettre. En marchant dans Paris il m’arrive de rêver que tu es à mon bras. Nous allons lentement, très lentement, comme le soir, sur la route le long de la voie du chemin de fer, à Radès. Tu traînes tes pauvres pieds dans tes vieilles savates, tu croises ton fichu décoloré sur ta poitrine. Mais tes yeux de petite fille malicieuse regardent tout autour, et rien ne leur échappe, des nuances du ciel, des étoiles qui nous font des signes ; une grande paix monte des jardins parmi les parfums qui va se fondre dans la paix qui tombe du ciel. Et je pense, mélancoliquement, que la vie ne nous accordera plus bien souvent de faire ces promenades, avant que la maison ne replie sur nous ses ailes pour la nuit. Notre maison de Radès, je ne l’évoque jamais sans être ému jusqu’aux larmes. Elle est si lourde de souvenirs, si pleine de songes où les images désolées et celles que la joie illumine – plus rares hélas ! que les premières – sont unies si étroitement qu’elles composent une harmonie amère et douce qui est comme la musique même de son âme. Petite maman, douce maman, maman patiente et résignée, maman douloureuse et pleine de courage ! Sais-tu seulement que ton Jeannot n’est pas sorti de tes jupes, qu’il ne sera jamais guéri de son enfance, et que quoi qu’il fasse, et où qu’il soit, tu es avec lui, non point comme une image fugitive qui traverse en éclair la mémoire ; mais comme l’air qu’il respire, et sans lequel il mourrait étouffé ? Comment vas-tu en ce printemps si semblable à l’été ? Comment supportes-tu tout le travail de la maison ? Toutes les charges finissent par retomber sur papa et sur toi. Après avoir trimé pendant plus de cinquante ans vous aviez droit au repos, et nul de vos enfants n’a pu encore vous l’assurer. Mais, petite maman, tu es notre miracle secret. Car malgré tout les travaux qui usent l’âme et le corps, Dieu t’a accordé la grâce la plus rare : sous les rides et sous les cheveux blancs tu as gardé l’âme fraîche, et une réserve de joie comme une source sous les roches jaillit de tes yeux fatigués. Si quelque poésie et quelque sentiment de l’art nous portent, Marie-Louise et moi, c’est à toi que nous le devons. Tu nous as tout donné, tu nous as transmis le message de notre terre et de nos morts. Mais ton œuvre n’est pas terminée, petite maman. Au moment où je commence à entrevoir ce sur quoi doit porter mon effort principal, je fais appel à toi. Il faut que tu rédiges tes souvenirs, sans choisir, au gré de ton humeur, et de l’inspiration. Ce sera un grand effort. Mais songe, ma petite maman, que tu ne dois pas laisser perdre ton enfance, et l’expérience que tu as vécue en Kabylie. Un enseignement de grand prix peut s’en dégager. Et ce sera pour moi un dépôt sacré. Je t’en supplie, petite maman, prends en considération ma requête…
Petite maman, je t’embrasse tendrement.
Ton Jeannot.
* Dédicace de Fadhma à l'achèvement de son livre :
J'ai oublié le jardin de mon enfance avec ses tonnelles de vigne et le fort national à l'horizon avec ses tuiles rouges et ses remparts blancs. Je viens de relire cette longue histoire et je m'aperçois que j'ai oublié de dire que je suis toujours restée la kabyle : jamais, jamais, malgré les quarante ans que j'ai passé en Tunisie, malgré mon instruction, foncièrement, française, jamais, je n'ai pu me lier, intimement, ni avec des Français ni avec des Arabes. Je suis restée toujours l'éternelle exilée, celle qui jamais ne s'est sentie chez elle, nulle part.
Aujourd'hui, plus que jamais, j'aspire, enfin, à être chez moi, dans mon village, au milieu de ceux de ma race, de ceux qui ont le même langage, la même mentalité, la même âme superstitieuse et candide affamée de liberté, d'indépendance, l'âme de Jugurtha.
À mon fils, j'ai dédié ce cahier. Pour lui, j'ai écrit cette histoire. Pour qu'il sache que ma mère et moi avons souffert et peiné pour qu'il soit Jean Amrouche, le poète berbère.
* Extrait de la préface de Kateb Yacine :
Le livre de Fadhma porte l’appel de la tribu, une tribu comme la mienne, la nôtre devrais-je dire, une tribu plurielle et pourtant singulière, exposée à tous les courants et pourtant irréductible, où s’affrontent sans cesse l’Orient et l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et le Croissant, l’Arabe et le Berbère, la montagne et le Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et bien d’autres choses encore : la tribu de Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn Khaldoun et de saint Augustin, un arbre de jouvence inconnu des civilisés, piètres connaisseurs de tout acabit qui se sont tous piqués à cette figue de Barbarie, la famille Amrouche.


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