Tout système vivant, de quelque nature qu'il soit, comprend deux types de composants essentiels: ceux qui lui permettent de fonctionner pour se maintenir en vie et ceux qui lui permettent de se reproduire pour préserver l'espèce. Tout dysfonctionnement de l'un de ces deux composants peut être dangereux et les systèmes n'hésitent pas à mobiliser leurs énergies et leurs forces pour redresser les choses et les ramener à leur état correct.  La société, en tant que système vivant, n'échappe pas à cette règle si élémentaire mais si vitale pourtant. Elle fonctionne grâce aux relations qui lient ses individus entre eux et porte en sa jeunesse les graines de sa propre reproduction qui lui permet de transcender le temps. Si l'on considère la société algérienne à travers ces deux éléments déterminants, que peut-on constater ?  N'en déplaise aux «ultramodernistes» allergiques aux constantes et aux repères, notre société a toujours évolué dans le cadre de valeurs solidement enracinées dans le temps et dans l'esprit des hommes. Les liens, trempés dans ces valeurs, se tissaient entre les individus en une rare harmonie avec leur nature d'humains, d'une part, et leur haute idée de la vie commune, d'autre part. Pour l'individu, la préservation de la société passait avant toute chose et, pour cette dernière, la sacralité de l'individu n'avait d'égal que la considération que lui conféraient religion, coutumes et raison.  Pour ne pas avoir pu assister plus faible que soi, des consciences trituraient leurs hommes une vie durant et, pour avoir involontairement porté atteinte à autrui, elles les brisaient pour le restant de leur vie. Les limites fixées par la conscience, par l'entourage et par la société, étaient scrupuleusement respectées. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien si, plus d'un siècle durant, les colonialistes français n'ont pas eu de répit en Algérie. Le devoir à l'égard de la patrie, certes, mais aussi le devoir à l'égard des hommes et des enfants de demain, n'ont cessé d'allumer et de rallumer les feux de la volonté, du courage et de la bravoure jusqu'à ce que liberté s'en suivit.  Nous sommes encore très nombreux à pouvoir parler des lendemains de l'indépendance. De ces jours heureux où ni la misère, ni la pauvreté, ni même l'analphabétisme n'ont pu faire baisser la tête ou pousser à la malhonnêteté. L'Algérien pouvait sillonner tout le territoire national sans jamais avoir à se soucier de sa sécurité ou de ses besoins. Les personnes âgées étaient vénérées, les adultes respectés et craints, les enfants aimés. La famille avait encore un sens, et les voisins toutes les estimes et tous les égards. Qui aurait osé agresser une faible vieille femme en pleine rue comme on le voit aujourd'hui à tout bout de champ ? Qui aurait osé violer une jeune fille impuissante en pleine ville comme nous le rapportent les quotidiens chaque jour ? Qui aurait osé kidnappé des écoliers innocents comme cela semble devenir la mode de Maghnia à El-Taref ?  Les Algériens étaient pauvres, pour certains, rongés par les besoins, pour d'autres, mais ils étaient tous riches par leur fierté et débordants d'honnêteté. Ils étaient si forts moralement et si grands par leur capacité à s'élever au-dessus de l'éphémère et de l'ignoble qu'ils furent «comme à l'époque où l'humanité était si forte et si grande, qu'on a de la peine à se baisser pour regarder les hommes, tels qu'ils sont aujourd'hui» (1). Que reste-t-il aujourd'hui de cet Algérien ?  La criminalité qui ne cesse de croître angoisse toutes les couches sociales. Il ne passe plus de jour sans qu'on nous rapporte des méfaits qui, pour le moins que l'on puisse dire, ne poussent pas à la quiétude. Les faits divers polluent nos journaux, l'odeur du sang innocent nous étouffe, l'injustice de l'Algérien à l'égard de ses compatriotes nous terrasse, l'indifférence de la société à l'égard de l'individu qui lui rend la pareille donne envie de...  Assiégés de toutes parts par les «pseudo-civilisés», les «pseudo-émancipés» et tous les «pseudo-quelque chose», les repères, nos propres repères, sont tombés un à un, au rythme des rêves non réalisés et à la cadence des déceptions mille fois répétées.  Un nombre d'individus ne forme jamais un groupe. Et encore moins une société. Et nous ne sommes plus que des individus insensibles les uns aux autres, indifférents à ce qui arrive aux uns et aux autres, quand bien même cela se passerait devant les yeux de tout le monde. Et c'est ainsi que cela se passe réellement. Des femmes et des hommes sont délestés de leurs biens en plein jour, en plein rue, sous le regard amusé de tout un souk, de tout un peuple si inconscient qu'il ne peut même pas imaginer que l'image renvoyée par le miroir, et qui le fait tant sourire, est bel et bien la sienne !! Cela se passe ainsi pourtant. Les chauffeurs de bus urbains s'arrêtent là où ils veulent, ils envoient, à fond, leur détestable musique, et leurs convoyeurs suivent du coin de l'oeil les gestes indescriptibles de certains passagers sans rien oser dire ! ?'Ib !  On n'ose plus, dans certains douars, sortir sans être agressé par les vulgarités saignantes, voire crues. On n'ose plus prendre un café avec un ami, tellement ça débite des injures et autres sons d'un autre temps. Plus rien ne retient l'Algérien. Ni la pudeur, ensevelie «dix mille lieues sous terre», ni le respect définitivement abandonné dans la poubelle éventrée du quartier. Nous avons perdu jusqu'au minimum social autour duquel toute société qui se respecte établit un consensus. Et cela fait peur !  Oui, cela fait peur pour les lendemains hasardeux du pays qui pointent à l'horizon. Cela fait peur pour l'avenir proche qui s'obscurcit de plus en plus. Cela fait peur aussi, et surtout, pour le quotidien de nos enfants qui ne s'annonce pas bon du tout. Déterrer les repères d'une société comme on déterre des arbres pourris, non seulement cela ne conduit nulle part, mais en plus cela égare, et... à plus d'un égard !  Comment donc une société, marquée par un individualisme sans limites, peut-elle se reproduire ou, en d'autres termes, à quoi ressemblera cette société demain ? Nos jeunes, de tous les âges, de tous les niveaux et de tous les métiers, fuient le pays, à chaque lever de soleil. Par les barques incertaines de harraga, par les consuls et ambassades ou par les universités, la saignée de notre jeunesse continue à vider le pays de ses aptitudes à améliorer des lendemains fortement appréhendés. Qu'a-t-on fait pour les retenir ? les conditions de vie ne s'améliorent pas malgré l'embellie financière qui aurait fait la joie de tout un continent et les horizons continuent à s'éloigner à un moment où l'on aurait pu les toucher du doigt. Non, l'intérêt des jeunes Algériens n'est pas pris en charge correctement. Du moins, il ne l'a pas été jusqu'à présent et ce ne sont ni les beaux discours ni les belles promesses qui démontreront le contraire.  L'école a fait sa casse, l'université ne redresse point les choses et la rue met en relief les mauvais caractères et comportements. Tous ces jeunes désoeuvrés représentent un immense potentiel que nous sommes en train de griller sur le feu de l'indifférence et même du mépris. Exclus dans leur propre pays, ils ne pourront jamais comprendre pourquoi d'autres en tirent autant d'avantages... sans plus de mérite ! Acculés dans l'inactivité, ils se sentent dans l'obligation, plutôt le «devoir» de se débrouiller comme ils peuvent. Ni les métiers ni les sous-métiers n'ont réussi absorber cette masse extraordinaire de jeunes. Ni les parkings honteux sur la voie publique qui déguisent à peine une mendicité «à l'arraché», ni les vols de portables sur les trottoirs surpeuplés ne suffiront à satisfaire leur besoin d'appartenance à leur pays. Ils se sentent tout aussi Algériens que le reste et ne comprennent pas les différences. Si le départ de ceux qui ont pu changer de rive leur donne juste le temps de souffler un peu plus, il ne résout pas, pour autant, leurs problèmes et encore moins celui des autres. L'incapacité du marché à valider les compétences aggrave encore la situation et le passage, fort étroit, de l'économie mal planifiée, à celle de souk, laisse beaucoup de traces dans la chair d'une jeunesse qui ne comprend pas ce qui arrive.  Le procès de Khalifa Bank en a certainement rajouté dans ces esprits qui découvrent que des milliards se sont envolés dans des sacs de poubelle alors qu'eux ne trouvent même pas de quoi se payer une cigarette, histoire de griller leur désarroi et se mentir un jour.  Aujourd'hui, dans certains endroits, il est devenu impossible de sortir son portable sans se le faire prendre et, si rien ne change, viendra le jour où il sera impossible de passer avec une baguette de pain sans se la faire arracher des mains... (1)Pauline De Noirfontaine «ALGERIE UN REGARD ECRIT», Imprimerie ALPH. LEMALE. 1856, p. 21
Posté Le : 15/03/2007
Posté par : sofiane
Ecrit par : Aïssa HIRECHE
Source : www.lequotidien-oran.com