Algérie

Hideur Nasser répond à Abderrahmane Hadj Nasser, ex-gouverneur de la Banque d'Algérie



Par Hideur Nasser*
Dans un entretien accordé au quotidien La Nation, l'ex-gouverneur de la Banque d'Algérie, M. Abderrahmane Hadj Nasser, a exprimé une opinion très critique sur l'expérience de la finance islamique en Algérie et dans le monde. M. Hadj Nasser est certes une haute figure de la finance pour lequel je voue personnellement un très grand respect pour le rôle déterminant qu'il a joué dans la réforme et la modernisation du système bancaire national dont l'autorisation d'exercice accordée, sous son mandat, à la première banque islamique du pays n'est pas des moindres. Ceci dit, j'estime, néanmoins, que certaines assertions évoquées dans cet entretien sur ce sujet d'actualité méritent d'être débattues.
Riba et usure :
De prime abord, la distinction faite par M. Hadj Nasser entre l'intérêt bancaire et l'usure peut être admise d'un point de vue bancaire conventionnel. Dans les pratiques bancaires classiques, les taux d'intérêt sont généralement libres et obéissent aux lois du marché. Toutefois, les autorités de supervision fixent d'habitude un seuil au-delà duquel ce taux est considéré comme excessif, s'apparentant à de l'usure. Cependant, selon la vision et les règles du droit musulman (la Charia), la question ne peut être appréhendée sous le même angle d'analyse, loin s'en faut.
La notion de riba, telle que définie par les jurisconsultes, inclut la majoration au profit d'un créancier d'une dette, qu'elle soit financière ou commerciale, en contrepartie du seul délai de paiement. La perception d'une marge bénéficiaire dans une transaction commerciale portant sur des biens réels est licite même si elle est encore plus consistante lorsque l'opération est assortie d'un différé de paiement. Cette rémunération est la rétribution d'une prise de risque commercial. Le temps peut être pris en compte lorsqu'il fait partie des conditions initiales du contrat de base. Mais il ne peut justifier à lui seul un supplément de paiement lorsqu'il constitue un élément étranger au contrat originel. Nos fouqahas ont exprimé cette nuance juridique par la règle : il est permis du subsidiaire ce qui n'est pas permis du substantiel «yadjouz fi far'i ma la yadjouz fil asl»(1)
Lorsqu'il s'agit d'un contrat de prêt d'argent, aucune rétribution ne peut être perçue sur le capital prêté, le remboursement du prêt étant juridiquement garanti au créancier. En effet, le droit musulman n'admet pas le cumul de la garantie d'un capital monétaire et sa rémunération. Le capitaliste devra transformer son avoir financier en biens réels et en assumer les risques de propriété ou bien l'investir dans des opérations de partage des pertes et profits. Une règle fiqhique dispose à cet égard que la rente et la garantie ne se cumulent pas : « Al kharadj oua adhaman la yadjtami'ane.» (2)
Entre la prise de risque et sa couverture :
Néanmoins, la participation au risque commercial ou financier en tant que corollaire de rémunération d'un capital n'exclut pas la licéité des mesures de limitation du risque à travers notamment la prise de sûretés réelles ou personnelles. L'acceptation du risque n'est pas antinomique avec sa couverture. La garantie d'une créance par un gage a été évoquée dans le Coran et la sunna du Prophète.(3) Ce dernier avait même gagé son bouclier chez un juif pour des denrées alimentaires achetées à crédit.(4) Les traités du droit musulman des affaires (fikh almouamalat) abordent abondamment les questions liées aux sûretés.(5)
Les banques islamiques supportent plus de risques que les conventionnelles :
Dire que les banques islamiques dans les opérations de vente à crédit de type mourabaha ou autre ne prennent aucun risque est faux. Outre le risque de contrepartie, à l'instar des banques conventionnelles, les banques islamiques assument un risque de livraison de la marchandise vendue à défaut de quoi elles n'ouvrent aucun droit sur le prix différé. Elles supportent aussi un risque de rendement inhérent à l'interdiction de majorer la marge bénéficiaire en cas de retard ou de défaut de paiement. Certes, les standards chariatiques de l'AAOIFI(6) ont autorisé l'astreinte des débiteurs indélicats à une obligation de donation d'une somme d'argent aux ?uvres caritatives pour dissuader les mauvais payeurs. Mais cette pénalité ne peut en aucun cas profiter à la banque. Au demeurant, son utilisation à des fins de bienfaisance est soumise au contrôle du Shari'a Board à l'effet de s'assurer de la destination des fonds.
En matière de crédit, les banques classiques, quant à elles, sont exposées uniquement au risque de non-remboursement. En prêtant au client le prix d'achat d'un bien, elles ne sont en aucun cas contractuellement concernées par sa livraison. L'obligation de rembourser le capital et les intérêts demeure de mise, que le bien soit livré ou non. Bien plus, en cas de retard de règlement du prêt, ces banques appliquent des intérêts de retard de sorte que leur rendement est maintenu, voire même augmenté par le rajout de la pénalité de retard au taux d'intérêt initial. Ce sont là des différences fondamentales qui ont certainement échappé à M. Hadj Nasser lorsqu'il qualifie les contrats de crédit islamiques de «simple question de vocabulaire.»(7)
Entre intérêt sur prêt et bénéfice commercial :
Dans les banques conventionnelles, le taux d'intérêt appliqué à un contrat de prêt est le prix de l'argent, considéré comme une marchandise, dont le risque de non-remboursement constitue l'un des composants. Dans les banques islamiques, la marge bénéficiaire obtenue d'un contrat de vente, de bail ou de production d'un bien réel avec paiement différé du prix ou la participation financière à un projet ou une transaction moyennant le partage des pertes et profits est la rémunération d'une intervention directe sur la sphère économique réelle. Acteurs à part entière, ces banques partagent avec les autres intervenants équitablement les droits et obligations, les avantages et inconvénients ainsi que les risques économiques et pas seulement les risques de contrepartie.
Du prêt à intérêt aux produits dérivés :
D'un point de vue macroéconomique, la philosophie financière chariatique vise à réduire au maximum l'écart entre la sphère financière et la sphère réelle en vue de prévenir toute dérive vers une sur-financiarisation de l'économie porteuse de tous les dangers. Dans une contribution publiée en 2009 par le journal El Watan, j'avais expliqué comment le système des prêts rémunérés qui constitue l'épine dorsale de la finance classique ne pouvait qu'évoluer inexorablement vers la spirale spéculative de la titrisation et des dérivés qui a engendré les différentes crises systémiques ayant frappé l'économie mondiale dont la dernière est celle des subprimes de 2008. Dans ce papier, j'avais évoqué comment « la course aux profits astronomiques et aux bonus faramineux a poussé des mathématiciens ingénieux, reconvertis en financiers aussi élégants qu'indélicats, à prendre des positions de plus en plus risquées sur des produits de plus en plus exotiques et sophistiqués, dont ils étaient les seuls à comprendre la logique et le fonctionnement si tant ils en maîtrisaient réellement toute la consistance ».(8)
Intérêt sur prêt et inflation :
Justifier l'intérêt bancaire par l'inflation est un faux-fuyant. Les déséquilibres monétaires sont le résultat de l'accroissement démesuré de la masse monétaire par rapport aux performances de l'économie réelle notamment à travers le processus de création de la monnaie scripturale par les crédits bancaires. Dès lors que les banques commerciales se sont accaparées par ce truchement d'une partie du pouvoir régalien et que les banques centrales se limitent aujourd'hui à un simple rôle de régulateur de politique monétaire, il serait fallacieux de croire qu'on pourrait juguler l'inflation par le seul jeu du taux d'intérêt en tant qu'instrument de ladite politique. On ne peut non plus prétendre, dans le même ordre d'idées, mais sur un tout autre plan, compenser la dépréciation de la valeur d'un investissement étranger érodée par l'effondrement du cours de la monnaie nationale en accordant des réductions d'impôts aux investisseurs par exemple. Ce serait comme chercher à guérir une arthrite par de l'aspirine. Même si l'augmentation du taux directeur de la Banque centrale réfrène la capacité des banques à octroyer des crédits, elle peut tout aussi bien ralentir la reprise économique dans des situations de stagflation comme celle que nous vivons aujourd'hui en Algérie. En tout état de cause, sur le plan macroéconomique, le loyer de l'argent doit bien être supporté par quelqu'un et Keynes a clairement exprimé son scepticisme quant à l'efficacité de la seule action sur le taux d'intérêt pour le succès de la relance économique.(9) En bref, l'inflation est un phénomène complexe ayant des causes macroéconomiques profondes auxquelles il convient de s'attaquer plutôt que de chercher à en atténuer les effets destructeurs sur le pouvoir d'achat des ménages.
Certes, les préceptes de l'Islam préconisent aussi la fructification des avoirs qu'ils soient financiers ou autres pour en préserver et en accroître la valeur. Toutefois, cette rentabilisation doit être le fruit d'investissements directs dans la sphère économique réelle et ne peut en aucun cas avoir pour origine le prêt avec intérêt considéré, islamiquement parlant, comme un enrichissement sans cause.
Finance islamique et hégémonie du dollar :
Sur la question de l'hégémonie du dollar américain sur la finance internationale, je ne peux qu'être d'accord avec Monsieur le gouverneur Hadj Nasser. Je suis tout aussi en phase avec lui lorsqu'il affirme que nous ne pouvons parler d'un système économique islamique global et authentique tout en étant dépendants d'un écosystème totalement inféodé au service des intérêts d'une minorité de spéculateurs de la haute finance internationale. J'irais encore plus loin en disant que nous avons même assisté à des montages présentant une apparence de conformité à la Charia visant à structurer des équivalents « islamiquement corrects» des produits dérivés. Grâce à Dieu, la plupart des Shari'a Board et les institutions de normalisation de la finance islamique ont résisté à l'appel de ces sirènes de mauvais augure et ont imposé le maintien de la filière loin des eaux troubles de la finance débridée.
Mais je pense que M. Hadj Nasser serait aussi de mon avis que le retour à l'étalon-or et encore moins au dinar-or est difficilement envisageable alors que le monde s'achemine inexorablement vers la virtualisation monétaire avec la technologie blockchain. Bien avant Gresham, Ahmed Ibn Ali Almakrizi avait analysé le phénomène de substitution de la «bonne» monnaie par la « mauvaise».(10)
Une nécessité socioéconomique :
Est-ce pour autant que nous devons baisser les bras et renoncer à prôner un autre modèle financier, sinon pour les reste du monde du moins pour nos pays musulmans ' A quelque chose le retard étant parfois bénéfique, le faible niveau de connexion aux marchés financiers mondiaux des économies musulmanes n'est-il pas propice à l'éloignement de leurs systèmes financiers et de leurs ressources de ces spirales vicieuses ' Ne devons-nous pas puiser de notre foi et de notre héritage fiqhique une autre vision et d'autres valeurs que celles que veulent nous imposer les prestidigitateurs de Wall Street ' Certains verront dans ces propos un discours utopique d'un nostalgique du passé lumineux d'une oumma en perte de vitesse. Peut-être bien. Prenons-le sous l'angle de ce courant économique contemporain qui insiste sur la nécessaire cohésion entre le mode d'administration de l'économie d'une société et son arrière-fond culturel (l'économie mauve).(11) Et lorsqu'on parle de culturel dans nos pays musulmans, le cultuel en est l'élément le plus déterminant. Alors, pour ceux qui y croient, ils y trouveront la tranquillité de l'âme. Pour les sceptiques, ils ne perdront rien de laisser ce modèle poursuivre son petit bonhomme de chemin, car quoi qu'ils disent, quoi qu'ils fassent, ils ne pourront jamais changer la conviction de la majeure partie des musulmans quant à la problématique du riba entachant dans leurs esprits l'activité bancaire conventionnelle.
Dans son entretien, M. Hadj Nasser affirme que la première banque islamique au monde est née en Algérie en pensant peut-être à la Banque Al Baraka. Je confirme cette antériorité mais en la remontant bien plus loin dans le temps ; en 1928, lorsque cheikh Ibrahim Aboulyakdhan, membre fondateur de l'Association des oulémas musulmans algériens, avait appelé dans son journal Wadi mizab les hommes d'affaires algériens à créer une banque fonctionnant selon les règles de la Charia pour pouvoir développer leur business à l'aide des modes de financement conformes à leurs convictions religieuses et ne pas laisser l'économie de l'Algérie sous la mainmise des colons. Cet appel a été entendu par l'élite économique musulmane qui a réuni une assemblée constitutive de cette banque au club Nadi Taraki à Alger, élit un conseil d'administration présidé par l'avocat Omar Boudharba et déposa une demande d'autorisation auprès de la Banque d'Algérie (française.) Chose prévisible, la demande n'eut aucune suite, bien évidemment.(12)
Il a fallu attendre l'an 1990 pour que la Banque d'Algérie (algérienne, cette fois-ci), sous la présidence de son gouverneur M. Hadj Nasser, exauce le v?u pieux du vénérable Alem en autorisant le lancement de la première banque islamique en Algérie, en l'occurrence la Banque Al Baraka, ouvrant ainsi la voie aux autres institutions financières d'adopter cette nouvelle façon de pratiquer la finance. Quoi que vous pensiez de cette jeune expérience, Monsieur le Gouverneur, l'histoire se souviendra de vous en tant qu'un des pionniers de la finance islamique contemporaine. Et pour ce, permettez-moi de vous réitérer ma très haute considération et mon profond respect.
H. N.
*Banquier
1. Il s'agit d'une règle générale du fikh musulman qui s'applique à plusieurs cas de figure. Par exemple, il n'est pas permis d'acheter le f?tus d'une chamelle dans le ventre de sa mère. En revanche, il est licite d'acheter la chamelle en grossesse en intégrant le f?tus dans le prix. Autre exemple : il est prohibé d'investir dans des sociétés dont l'activité principale est la production ou la commercialisation de vins. En revanche, on peut investir dans des entreprises dont l'activité principale est licite mais dont une partie est illicite, telles les compagnies d'aviation qui servent des boissons alcoolisées à leurs passagers sous réserve que le volume de cette dernière et ses revenus restent subsidiaires.
2. Une autre règle générale du droit musulman qui confère la rente d'un bien à celui qui en assume tous les risques. Dans un contrat de prêt, les bénéfices du capital prêté reviennent à l'emprunteur et les pertes à sa charge. Le prêteur jouit de la garantie du capital. Si ce dernier souhaite partager les bénéfices, il doit renoncer à la garantie de remboursement en passant du statut de prêteur à celui d'investisseur. C'est le principe qui a été retenu par les banques islamiques pour la rémunération des dépôts d'épargne et de placement en les associant aux résultats des opérations de crédit qu'ils ont contribué à financer.
3. Sourate Al Bakara. Verset 283
4. Hadith rapporté dans Boukhari et Muslim par l'épouse du Prophète Aïcha et son compagnon Anas Ibn Malik.
5. Des sections entières ont été consacrées aux sûretés réelles et personnelles dans les traités de fikh. En langue française, le juriste Fernand Dulout a abordé ces questions dans son Traité du droit musulman et algérien moderne. Maison du livre. 1947.
6. L'Accounting and Auditing Organization for Financial Islamic Institutions (AAOIFI) est un organisme à but non lucratif, créé à Alger en 1990 et regroupant les institutions financières islamiques, quelques banques centrales, des autorités de marchés financiers et des cabinets professionnels. Il dispose d'un conseil Charia en charge de l'élaboration des normes fiqhiques et un conseil technique pour les normes comptables et d'audit régissant l'industrie financière islamique dans son ensemble. Outre l'AAOIFI, il existe d'autres organismes d'accompagnement de l'activité, à l'instar de : l'Islamic Financial Services Board (l'IFSB) sis à Kuala Lumpur / Malaisie, spécialisé dans les normes de gestion des risques ; l'International Islamic Iquidity Management (IILM), qui s'intéresse aux solution Charia compatibles de gestion de liquidité ; un centre d'arbitrage : l'International Islamic Center For Reconciliation and Arbitration (IICRA) ; le General Council for Islamic Banks and Financial Institutions (CIBAFI) qui s'intéresse à la formation, la recherche et le développement et une agence de notation : l'Islamic International Rating Agency.
7. Au demeurant, les différentes formes de revente à crédit ne sont pas les seuls instruments de financement offerts par ces établissements. Elles proposent aussi des crédits de trésorerie sur la base de contrats d'achat au comptant de marchandises ou de produits finis livrables à terme adossés généralement à des contrats de mandat de commercialisation pour leur compte (salam/wakala) ; des contrats d'entreprise ou de façonnage (istisn'a) ; de leasing sur bien et prestations (Ijara) ainsi que des formules de financement participatif (moucharaka-moudharaba-mouzaraa-mougharassa-moussakat).
8. Al Watan économie du 9 au 15 novembre 2009.
9. John Maynard Keynes ; Théorie Général de l'emploi, de la monnaie et de l'intérêt, édition Petite Bibliothèque Payot; 1982; P:179.
10. Mohamed Ibn Ali Almaqrizi (1364-1462) est un historien et économiste qui vécut en Egypte durant une période de grande famine et d'inflation. Il consacra un de ses nombreux ouvrages aux phénomènes économiques et monétaires de son époque, notamment dans Shudhour al oukoud fi dhikr enokoud traduit en français par l'orientaliste Antoine Isaac Silvestre de Sacy (1758 - 1838).
11. Concept prôné en 2011 par l'association Diversum, désignant une économie qui s'adapte à la diversité humaine et prend appui sur la dimension culturelle des peuples.
12. Docteur Abderrazak Belabas ; Safahat mouchrika min tarikh al masrafiya alislamiya ; The Islamic Research and Training Institute (IRTI), vol. 19, pages 1-42.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)