Algérie

Herve Sanson, écrivain, à L'Expression «Mohammed Dib était un authentique humaniste»



Publié le 06.05.2024 dans le Quotidien l’Expression

Hervé Sanson est un écrivain chercheur, spécialiste des littératures francophones du Maghreb. Dans cet entretien, il nous parle de son livre «Témoin des mutilations du ciel, fiction et témoignage dans l'oeuvre de Mohammed Dib» publié il y a quelques jours aux éditions Apic d'Alger.

L'Expression: Peut-on savoir à quand remonte l'idée d'écrire ce livre, et ce qui vous a motivé à le faire?

Hervé Sanson: Le sujet de ce livre a d'abord fait l'objet d'une thèse de doctorat en littérature, soutenue en décembre 2005. J'ai ensuite, au fil des années, approfondi certains points de ma réflexion, enrichi certains aspects, actualisé aussi le propos au vu des apports de la critique dibienne. Un travail de thèse n'est jamais définitivement clos, et cette problématique des rapports entre la fiction et le témoignage a continué à prospérer en moi. J'ai également continué à publier dans telle revue, tel collectif, des articles sur l'oeuvre de Dib. L'an dernier, l'idée de publier cette réflexion s'est imposée à moi, en me disant que ce travail pouvait servir à d'autres. J'avais également le désir de jouer ma partie dans le concert de travaux, de livres, de colloques qui se sont succédé depuis 2020, et le centenaire de la naissance de Dib, qui a été fêté aussi bien en Algérie qu'en France.

Les deux premiers romans que vous citez dans votre ouvrage sont «La grande maison» de Dib et «La colline oubliée» de Mammeri. Quels sont les points communs entre ces deux textes?

Vous faites référence à l'introduction, dans laquelle je rappelle que Dib fait partie de cette génération dite de «1952», puisque cette année-là, deux romans majeurs d'écrivains dits «indigènes» (selon la terminologie coloniale de l'époque) paraissent: «La Grande Maison» de Dib, et «La Colline oubliée» de Mammeri. Ces deux romans sont remarquables, tant par leur propos que par leurs qualités d'écriture. Cependant le roman de Dib va faire l'objet d'une somme de recensions impressionnante (plus d'une centaine), tant en Algérie coloniale qu'en métropole. La singularité de ce roman, et la qualité d'expression de l'oeuvre, sont immédiatement saisies et reconnues. Ce qui rapproche les deux romans - très différents au demeurant - me semble être la volonté de chacun des deux auteurs de proposer un discours humaniste, à vocation universelle, à partir de leur cadre spécifique, de leur terroir: Tlemcen et ses environs pour Dib; la Kabylie pour Mammeri. Ils donnent une peinture de leur communauté, de ce que vivent alors les colonisés, qui apparaît comme très réaliste, très authentique, même si dans le cas de Mammeri, la présence coloniale se fait nettement moins sentir.

Vous écrivez dans votre étude que Mohammed Dib prend une responsabilité historique dans son interview accordée à L'Afrique littéraire et artistique n°18 du mois d'août 1971, pourquoi?

Dans cette interview, Dib affirme sa volonté de faire lien, de jouer le rôle du truchement. En effet, il déclare: «J'écris surtout pour les Algériens et les Français. Pour essayer de faire comprendre à ceux-ci que l'Algérie et son peuple font partie d'une même humanité, avec des problèmes communs, pour l'essentiel, et pour inviter ceux-là à s'examiner eux-mêmes sans sentiment d'infériorité.» Et Dib affirme cependant par la suite que son objectif demeure d'intéresser n'importe quel lecteur, et que notre humanité commune demeure l'essentiel, au-delà des spécificités qui peuvent nous séparer. C'est le discours d'un authentique humaniste, mais qui croit profondément au devoir de responsabilité de l'écrivain. Responsabilité qu'il réitère en 1995 dans la postface à son recueil de nouvelles «La Nuit sauvage», alors que l'Algérie est prise dans la tourmente intégriste et la guerre civile. Écrire engage l'écrivain, nous dit Dib, et il est normal qu'il ait à répondre de ses écrits. C'est aussi cette responsabilité et ce poids de gravité qui rendent ses lettres de noblesse à l'entreprise littéraire.

Vous dites que Dib est resté soumis à une tradition qui fait des intellectuels des cheikhs et des guides pour la collectivité. Peut-on en savoir plus?

Je ne souscrirai pas au terme «soumis», car Dib malgré ce sens de la responsabilité de l'écrivain que j'évoquais précédemment est demeuré libre continument, et privilégiait la liberté intérieure de l'artiste. De plus, il appartient à cette génération qui a acquis une culture occidentale très poussée tout en possédant une culture traditionnelle, tlémcénienne en ce qui le concerne. Il s'agit donc d'une génération qui se démarque bien évidemment des cheikhs dont vous parlez. Néanmoins, il existe une continuité avec la fonction du cheikh, du marabout: celle de servir les intérêts collectifs du groupe. L'écrivain algérien ne peut faire l'économie du collectif dans les années cinquante, alors qu'il commence à écrire et à publier, dans un contexte socio-historique de colonisation et de grande pauvreté des colonisés. Sans céder à la littérature dite de commande, l'écrivain doit parvenir à combiner sa propre quête intérieure artistique avec le devoir de rendre compte d'une réalité qu'il s'agit de dénoncer. Je terminerai sur ce point en disant que la littérature algérienne reste, bien après les années cinquante et soixante, conditionnée à ce poids de la collectivité et cette nécessité testimoniale: le chercheur Salah Ameziane l'a très bien montré dans son livre «Romans algériens au tournant des XXe et XXIe siècles», qui s'est intéressé à la littérature des années 90.

Pouvez-vous nous parler du «découpage arbitraire en périodes», opéré par la critique dibienne?

En effet, la critique a, durant quelques décennies, découpé l'oeuvre dibienne en périodes: d'abord réaliste, puis fantastique à partir de «Qui se souvient de la mer» en 1962, puis mystique à partir d' «Habel» en 1977 et surtout «Les Terrasses d'Orsol» en 1985. Ces distinctions, bien que possédant une part de vérité, ne peuvent être prises au pied de la lettre. Et d'ailleurs, d'autres dibiens l'ont dit récemment: Charles Bonn, par exemple, le dit dans son dernier ouvrage, «Les romans et nouvelles tardifs de Mohammed Dib ou la théâtralisation de la parole», paru en septembre dernier. L'oeuvre de Dib bien qu'ayant connu des infléchissements (de ton, de manière...), comme n'importe quelle oeuvre, n'opère pas de rupture aussi tranchée d'une oeuvre à l'oeuvre. Par ailleurs, il faut savoir que le temps de genèse des oeuvres ne correspond pas forcément à la période de publication. Dib a parfois repris tel texte, écrit quarante ans plus tôt, et retravaillé (ainsi des «Terrasses d'Orsol»), voire l'a fait migrer d'un genre littéraire à un autre (la pièce inédite La Fiancée du printemps, écrite déjà au début des années soixante, qui donnera la matière du roman Si Diable veut, quarante ans plus tard). Ainsi, la manière de travailler de l'écrivain empêche ce découpage rigoureux, rigide, en périodes d'écriture.

Pourquoi avoir choisi de centrer votre essai autour de seulement quelques oeuvres de Dib?

Il faut préciser que Dib a produit une trentaine d'ouvrages: roman, poésie, essai, conte, nouvelle... Il est donc impossible, si l'on s'adonne à un véritable travail d'analyse, de traiter de l'ensemble de l'oeuvre dibienne de façon sérieuse dans un seul essai. J'ai donc choisi de retenir une douzaine d'oeuvres - davantage que quelques oeuvres - représentatives de la manière dibienne et pouvant révéler une unité organique de l'oeuvre, tout en soulignant cependant les éventuelles évolutions que cette oeuvre a pu connaître. Ainsi une ou deux oeuvres par décennie (entre 1946 et 2003) - choix évidemment subjectif comme tout choix - m'a semblé l'échantillonnage adéquat pour creuser ma problématique et tâcher de dégager des lignes de force.

L'oeuvre de Dib s'étale sur cinquante années, mais y a-t-il quelque part, constamment, un lien qui relie d'une manière tacite, tous ses romans?

Le lien premier qui relie ces romans est leur grande attention au travail de la syntaxe, au rythme de la phrase, qui précède chez Dib tout message explicite à délivrer. Tous les textes de Dib rendent hommage à ce qu'il nommait cette «transparence obscure» du français, c'est-à-dire la capacité, au-delà d'une langue claire, limpide, quasi classique, de faire résonner plusieurs niveaux de sens, la polysémie des termes employés, mais aussi leur ambivalence. C'est ce qui explique qu'à chaque relecture de Dib, on redécouvre le texte selon un nouvel éclairage, on y trouve d'autres réseaux de signification. Nulle volonté dogmatique chez Dib quant à une vérité définie qu'il s'agirait de transmettre au lecteur. Le roman est quête, pour l'écrivain comme pour le lecteur; celui-ci doit jouer sa partie dans l'élaboration du sens - si sens il doit y avoir. Dib énonce ce rôle du lecteur dans la construction du sens dans le préambule au roman «Un été africain», dès 1959. Le roman est donc la forme apte par excellence à accueillir le doute, le tâtonnement, le paradoxe, les complexités de tout ordre, et la phrase dibienne reflète précisément ce tâtonnement, cette progression marquée au sceau de l'incertitude, des hésitations. À l'image de ce dont tout un chacun fait l'expérience dans sa propre existence. Charles Bonn a pointé cette quête et cette absence de réponse définitive dans son dernier ouvrage, que j'ai cité précédemment.

Vous écrivez que la trilogie nordique, mais aussi Cours sur la rive sauvage, ou bien encore le diptyque «Dieu en Barbarie» et «Le Maître de chasse» mériteraient chacun un essai. Pouvez-vous nous en dire plus?

Eh bien, en prolongement de ce que je disais, devant faire un choix, j'ai volontairement laissé de côté certains titres de Dib, qui mobilisent des paramètres, des thématiques spécifiques. Ainsi, l'espace nordique et les mythologies afférentes pour la trilogie nordique; le bilan de l'Algérie post-indépendance et les tensions entre tradition et modernité dans le diptyque «Dieu en Barbarie» et «Le Maître de chasse»; les références ésotériques et mystiques, ainsi que le recours à la science-fiction dans «Cours sur la rive sauvage». Il faut dire aussi que ces oeuvres avaient été longuement étudiées par certains de mes prédécesseurs. Ainsi, Bonn a travaillé à de multiples reprises sur le diptyque consacré à l'Algérie post-indépendance; Bachir Adjil a consacré, il y a trente ans, un travail de thèse fort éclairant et stimulant sur la trilogie nordique. Je souhaitais donc arpenter des territoires de cette oeuvre relativement peu étudiée, voire encore vierges. Enfin, même si je traite une douzaine d'oeuvres de manière approfondie, je mobilise cependant tout au long de cet essai, sur tel ou tel point, tel ou tel aspect, tel ou tel autre ouvrage de Dib. Je porte donc un regard d'ensemble, panoramique, sur cette oeuvre, quand bien même je n'étudie pas chaque ouvrage en détail.

Dans quelle mesure l'avènement de Mohammed Dib dans le champ littéraire algérien constitue-t-il un événement au plein sens du terme?

C'est d'abord le premier écrivain algérien (c'est-à-dire d'origine arabo-berbère, et non de souche européenne) qui publie dès 1947 des poèmes aux influences aussi mêlées, aussi riches: à la fois «orientales» par l'inspiration soufie de ces vers, mais aussi occidentales par l'intertextualité tissée avec la poésie de Rimbaud ou de Verlaine, entre autres. D'emblée, sa production brasse un large spectre de références et propose un travail sur le rythme, la prosodie, très marqué - inédit jusque-là chez les auteurs maghrébins francophones.
D'autre part, son roman, «La Grande Maison», est le premier roman écrit par un colonisé qui élabore une forme de synthèse, entre l'héritage local (algérien, tlemcénien plus précisément) et l'héritage occidental (ne serait-ce que par l'emprunt à la forme romanesque pour commencer, forme d'importation européenne). Il montre dès le premier opus un travail sur la structure romanesque, l'énonciation, la poéticité du texte, extrêmement poussée, et jamais vue encore. Les critiques ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, puisque «La Grande Maison» a fait l'objet d'une très large couverture de presse, saluant, au-delà du propos, l'émergence d'un véritable écrivain.

Comment l'oeuvre dibienne se révèle- t-elle pas être un fabuleux lieu de confrontation des voix?

Lorsque j'évoque le «fabuleux lieu de confrontation des voix» que l'oeuvre de Dib représente, je pointe cet espace de dialogue intertextuel qu'elle incarne: tant avec certains de ses compatriotes (Assia Djebar par exemple) qu'avec nombre d'écrivains français ou de nationalités diverses. Ainsi, Camus, Claude Ollier, les surréalistes français, les tenants du Nouveau Roman, certains auteurs américains, entre autres, campent une scène d'échanges qui a supposé pour moi le recours à une démarche comparatiste. Ces différents écrivains croisent leurs points de vue avec celui de Mohammed Dib, et favorisent des passages de témoin symptomatiques. Par ailleurs, l'utilisation du terme «voix» fait référence à la parole, et l'oeuvre de Dib est un laboratoire de paroles s'entrecroisant, se chevauchant, s'affrontant, s'épousant, se heurtant, érigeant l'oeuvre en une caisse de résonance du bruit et de la fureur du monde, et rompant de ce fait avec l'instauration d'une vérité unique, monolithique. Toute l'oeuvre de Dib s'inscrit en faux contre un tel postulat.

Dans quelle mesure le jeune Mohammed Dib a-t-il été marqué par Albert Camus?

Le jeune Dib a été d'abord influencé par le Camus journaliste, comme nombre de ses compatriotes: c'est l'auteur du reportage «Misère de la Kabylie», publié dans Alger républicain fin 1938-début 1939, qui marquera durablement l'écrivain algérien. Celui-ci travaillera précisément après la fin de la Seconde Guerre mondiale - tout comme Kateb Yacine - dans le même journal, couvrant aussi bien l'actualité culturelle que les mouvements de grève menés par les fellahs ou certains troubles sociaux ayant cours dans le pays. Certains de ces articles nourriront par exemple l'écriture du second volet de la trilogie Algérie, L'Incendie. C'est donc cette écriture journalistique qui fait lien entre Dib et Camus qu'il m'a semblé intéressant de relever. D'autre part, l'un et l'autre entretiennent certains points de divergence, au-delà des points de contact entre les deux oeuvres: ainsi, leur façon d'évoquer les ruines romaines - l'un dans «Noces» ou «Retour à Tipasa»; l'autre dans un de ses ouvrages tardifs, «Simorgh» - relève de sensibilités différentes et d'un rapport au temps spécifique à chacun. Cependant, pour l'un comme pour l'autre, ces cités romaines en ruines sont l'occasion d'une harmonisation avec la respiration du monde, d'une introspection et d'une redécouverte de son être profond.

Vous écrivez que Mohammed Dib avait toujours plus d'un tour dans son sac. Est-ce que vous pouvez nous éclairer davantage à ce propos?

J'ai voulu indiquer par cette formule que le témoin littéraire Dib dissimule toujours une infinité de témoins, et qu'en fait par ce processus de reprise des textes que Dib pratique avec régularité, ce processus d'adaptation d'un texte au fil des réécritures, l'écrivain montre que témoigner, cela tient à un rien parfois, une tonalité, un changement de climax. Cela fait lien avec la réflexion menée par Robert Harvey dans son ouvrage «Témoins d'artifice», que je mobilise au long de mon étude. Harvey écrit, notamment: «Un témoin d'artifice s'amorce à partir d'un reste. Tous les restes sont ainsi des témoins en puissance.» Dib, par la reprise de certaines de ses oeuvres et le re-calibrage qu'il pratique, modifie le sens de l'oeuvre première selon le nouveau contexte alors mobilisé. C'est une façon de déjouer les lectures convenues, attendues, et de brouiller les cartes. Ce que Dib a fait tout au long de son parcours d'écriture. Le témoin Dib s'avance toujours masqué, finalement, et se trouve souvent là où on ne l'attend pas. Il possède cet aspect insaisissable, mobile, qui explique peut-être que le lecteur de Dib entre progressivement dans cette oeuvre et l'apprivoise durant des années.

Pouvez-vous nous parler brièvement du témoin littéraire que fut Mohammed Dib?

Je n'ai pas voulu, ainsi que le souligne Catherine Brun dans sa préface, reconduire Dib à ses seules origines, le cantonner au «statut d'ex-indigène de la République», et donc aborder son oeuvre au seul prisme de la condition coloniale et postcoloniale. Je souhaitais plutôt accompagner le lecteur dans la découverte d'une oeuvre qui fait écho aux fêlures de l'être dont l'écriture témoigne selon le philosophe Jean-François Lyotard, ainsi qu'aux différends qui ne sauraient être tranchés. Ainsi, Mohammed Dib considère, tout comme Lyotard, que l'enjeu de la littérature consiste à «témoigner des différends en leur trouvant des idiomes». Le témoin littéraire Dib, en somme, advient non pas en toute transparence, mais en proposant emprunts, reprises, déplacements, relations, échos et dissonances, de motifs comme d'idiomes. Mémoire des textes qui engage le sujet et le déborde, il s'inscrit dans un incessant devenir. Il ne se réduit donc pas au seul contenu informatif, ou au statut de la seule preuve.

Que vouliez-vous nous montrer et nous démontrer à travers cette étude?

Il ne s'agissait pas «montrer» ou «démontrer», vous l'aurez compris, ainsi qu'il est d'usage dans un travail scientifique cherchant à convaincre de la seule pertinence de la lecture soumise au lecteur, mais de proposer un parcours inédit dans l'oeuvre, de forger une intelligence renouvelée des textes. Je voulais également tenter de circonscrire à partir de la notion du malentendu - si fertile selon Dib dans la réception d'une oeuvre, notamment francophone - les termes des dialogues que l'oeuvre dibienne articule, les dehors politiques et artistiques auxquels elle se confronte. En un mot, cette oeuvre échappe à tous les réflexes identificatoires; son écriture est «apte à (se) réfléchir», elle s'affronte à l'Autre afin de mieux assurer son échappée. Mon ouvrage entend témoigner de cette échappée.
Aomar MOHELLEBI



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