L'économiste péruvien Hernando de Soto, éminence
mondiale de la réflexion sur l'intégration des activités économiques
extralégales, était à Alger pour animer un important colloque international sur
l'économie informelle organisé à l'initiative de CARE, en partenariat avec le
ministère du Commerce. Il a accordé un entretien exclusif au Quotidien d'Oran
et à Maghrebemergent.Info.
Vous avez une connaissance planétaire de l'économie informelle. En
Algérie, le phénomène est mal cerné, mal quantifié même si le gouvernement est
le premier à reconnaître le poids important de l'activité informelle. Comment
définissez-vous le secteur informel vous-même ?
Je préfère parler de «secteur extralégal». Les acteurs de l'économie
parallèle ne se conforment pas au droit tel qu'il est établi par l'Etat mais
ils ont leurs propres codes. Il faut dire qu'il n'y a pas qu'un secteur
informel mais plusieurs, qui varient selon l'activité, le milieu et la
composante humaine. Il y a donc un système de droit légal, auquel doivent se
conformer les acteurs économiques en matière de droit à la propriété, de
charges fiscales, de transactions, etc. De l'autre côté existent un ou
plusieurs systèmes de droit parallèle, qui fonctionnent selon des critères
foncièrement différents.
L'informel génère l'anarchie, certes,
mais cette anarchie n'est pas le chaos. On parle alors du rapport de la force à
la loi, ou de l'empire du droit. Ce rapport évolue en faveur du secteur légal
si l'Etat réussit à intégrer le secteur informel. Par exemple, si 70% de
l'activité échappe au secteur légal, cela veut dire que l'empire du droit n'est
que de 30%. Notre définition est liée au droit. Là où le secteur informel est
très important, le droit n'est pas adapté puisque la majeure partie des
personnes ne veut pas le suivre. Il faut bien voir que chez nous, au Pérou, les
gens ne veulent pas du droit péruvien mais dès qu'ils vont s'installer aux
Etats-Unis, ils demandent le droit ! Ce n'est donc pas lié à leur personnalité.
C'est sans doute pareil pour les Algériens qui vont en Europe : le droit là-bas
est meilleur qu'ici.
Comment s'opère la formalisation des activités économiques dans le temps ?
Existe-t-il des modèles d'intégration réussie du «secteur extralégal» comme
vous l'appelez ?
L'Europe occidentale, l'Amérique
du Nord et certains pays asiatiques, comme le Japon, sont actuellement à un
degré de formalisation très élevé. Ce sont les grandes réussites du monde dans
ce domaine. En revanche, au début du 19ème siècle, ils étaient pour la plupart
dans l'informel selon les critères du 20ème siècle.
Aux Etats-Unis jusqu'aux années 1860-70, pour créer son entreprise d'une
manière légale, il fallait une décision du Congrès des Etats-Unis ! En Grande-Bretagne
au début du 19ème siècle, il fallait la «Charter of the
King» sinon vous tombiez dans l'informel, et l'informel, à cette époque, représentait
l'essentiel de l'économie. La faillite du système féodal et patrimonial qui lui
était lié et l'avènement de la révolution industrielle ont changé la donne. Ce
qui s'est passé est que ces pays ont commencé à s'organiser pour affronter ces
mutations et, soudain, un droit est né qui protège les actifs de manière
reconnue par tout le monde ; la protection des actifs est au cœur de cette
avancée. Ils ont passé une longue période d'informel avant d'aboutir à ce
qu'ils sont devenus aujourd'hui. Cela demande 100 ans voire plus.
Donc, pour moi, l'informalité est une chose déjà vue aux USA et en Europe.
Simplement on ne se rappelle pas du mot «informel» ! Actuellement, il y a les
petits pays en voie de développement qui se sont organisés comme Singapour, par
exemple. La Chine
est en train de se formaliser et, dans une moindre mesure, l'Inde, l'Afrique du
Sud ou encore le Nigeria, où l'îlot formel grandit vite.
Mais concernant les pays en développement, qu'est-ce qui a exactement
déclenché le processus de formalisation ? Et comment peut-on transmettre ces
expériences ?
Dans les pays où nous travaillons,
nous analysons des cas concrets. Nous nous attardons sur le temps que prend la
formalisation d'une entreprise dans le secteur de l'agriculture, du transport
ou autre et sur le coût de se maintenir dans la formalité. La plupart du temps,
le coût du droit est présent. Il faut chercher ce qui fait que cela ne
fonctionne pas. Parfois, la loi est bien écrite mais son interprétation d'une
certaine façon par la bureaucratie provoque un coût supplémentaire. Nous
parvenons toujours, d'une manière ou d'une autre, à la conclusion que le droit
est mal fait. Comme, par exemple, en Inde où une grande association de trois
millions de femmes nous a interpellés sur son incapacité à protéger leurs
actifs dans les transactions lorsqu'elles entreprennent. Au bout du compte, le
problème n'était pas dans la législation du commerce qui garantit bien les
droits de propriété mais du côté du droit matrimonial qui n'était pas le même
selon le rite du mariage. Nous avons huit critères pour évaluer si le droit est
bien fait dans un pays donné pour amener les gens à choisir la légalité pour
leur activité économique. Parmi ces critères, il y a l'équivalence du droit
pour tous. Il ne faut pas que les gens sentent qu'une loi est un privilège pour
certains car elle n'est pas certaine de durer. La fongibilité des actifs est un
autre critère. Il faut que les propriétaires puissent liquider leurs actifs à
tout moment. Le droit qui garantit cela vous met immédiatement dans le marché.
L'origine de la formalisation a
beaucoup à voir avec la démocratie. Dans tous les pays développés que nous
avons étudiés, le droit n'est pas simplement une chose écrite par un Parlement.
C'est la traduction d'un contrat social. En réalité, les citoyens votent tous
les jours, à travers leurs élus. Ils adaptent constamment le droit à leurs
attentes. La solution pour l'informalité pour nous, pays du Sud, est simplement
de savoir quel est le genre de droit que nous voulons tous et comment retrouver
le contrat social jour après jour.
Lorsque nous vous écoutons, nous avons le sentiment que le processus de
formalisation des activités économiques devra prendre encore un siècle dans des
pays comme l'Algérie. Existe-t-il des raccourcis pour gagner du temps ?
Il ne faut pas nécessairement trouver
d'autres chemins. Il faut juste se rappeler ce qui a fonctionné chez ceux qui
ont réussi. Il y a des pays qui ont décidé de se formaliser, l'ont fait très
vite. L'expérience du Japon mérite d'être citée ici. Le Japon a réussi la
formalisation en six années (1946-1951). En Chine aussi, où contrairement aux
idées reçues, le capitalisme est, aujourd'hui, plus vieux que le socialisme. Il
y a un autre exemple en Europe occidentale : la Suisse était le pays le
moins développé et le plus pauvre d'Europe au 19ème siècle, et ce n'est que
vers 1908, avec la promulgation du Code civil et de l'entreprise que soudain, elle
a démarré en suivant l'exemple de l'Allemagne, son voisin immédiat. Donc, il y
a des pays qui l'ont fait très vite.
Vous dites dans vos ouvrages que les pays où le secteur informel est
important sont des pays où les coûts de la formalisation sont encore trop
élevés et qui poussent les acteurs à choisir l'extralégal. Vous prêchez donc
une certaine forme de dérégulation pour inciter à la formalisation…
Il est certain qu'en Egypte, par
exemple, où il faut 344 jours, huit heures par jour pour rendre formelle
l'activité d'une boulangerie, le calcul est vite fait pour son propriétaire. Mais
il ne faut pas en conclure que les textes sont toujours un obstacle. La
documentation est toujours utilisée pour les bonnes et les mauvaises choses. Et
c'est la raison pour laquelle il faut la regarder comme une chose non aléatoire.
Moi, je propose de poser le
problème de la standardisation. Est-ce que quand j'achète n'importe quelle
marchandise, j'ai le même droit, le même standard ou bien cela varie-t-il d'un
village à un autre, d'un quartier à un autre, selon mes amis et mes relations ?
Au fond, il n'existe pas de valeur qui ne soit pas représentée par un écrit, une
trace reconnue dans son milieu. Pour toute valeur, il y a un document qui n'est
pas nécessairement celui de l'Etat. L'incitation à la formalisation serait plus
une capacité à standardiser cette représentation dans chaque pays, afin qu'elle
protège actifs et transactions. L'important est que ce système génère de la
confiance. Je vous assure que même aux USA, il y a des lieux de l'informel, notamment
à la Bourse, par
exemple. Seulement il y a confiance en ce système.
Il existe un débat, en Algérie, sur l'opportunité d'une sorte d'amnistie
fiscale pour amener les informels à entrer dans la légalité. Est-ce que vous
considérez que cela peut aider et que la pression fiscale est un paramètre
important dans le choix du secteur extralégal ?
Encore une fois, cela dépend des
pays. Les choses fonctionnent toujours bien en Suède malgré une taxation de 50%
des revenus (income tax). L'important,
à la fin, est que le coût d'être formel doit demeurer en dessous de celui
d'être informel. Le plus important c'est de voir si l'entreprise reste
durablement dans le droit et donc dans la protection. C'est pour cela que, pour
moi, si votre système de droit n'est pas transparent, vous pouvez abolir
l'informalité le jour Un et la voir revenir de nouveau trois ans plus tard.
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Posté Le : 13/03/2012
Posté par : sofiane
Ecrit par : Yazid Ferhat Et El Kadi Ihsane : Propos Recueillis
Source : www.lequotidien-oran.com