Algérie

Harraga dans la tête



On est défini harraga non parce que l'on a envie de quitter le pays, mais à cause du moyen, dangereux et illégal, utilisé pour partir. Car l'envie de partir se retrouve dans un spectre plus large: elle n'est pas nécessairement motivée mécaniquement par la misère, elle l'est en général par un mal-être diffus et pesant. Ce mal-être n'est pas réductible aux harraga. En termes d'envie, ils sont infiniment plus nombreux à être des harraga dans la tête. S'ils ne le deviennent pas, c'est qu'ils pensent disposer de ressources pour organiser un départ dans des conditions moins problématiques. Les dizaines de milliers de cadres qui ont quitté le pays en font partie. Le fait qu'ils disposaient d'une compétence leur épargnait une plongée dans le noir. Certains y sont pourtant dans cette clandestinité. La distance n'est pas grande entre la masse des Algériens mentalement partants et les milliers de harraga qui passent à l'acte en donnant leurs économies aux passeurs. Cela peut inciter à des débats philosophiques et moraux sur les raisons du phénomène, mais comment occulter la dimension politique ? Quand des individus ayant des niveaux d'instruction très contrastés ont la même envie de partir, on n'est plus dans l'épiphénomène mais face à une grave pathologie politique. On n'est pas surpris d'apprendre que des fonctionnaires, des employés, des étudiants tentent le « voyage »: avoir un salaire et un emploi ne sont pas des motivations en soi dans un pays où les villes - et ce n'est qu'un aspect - suintent l'ennui et la frustration. Ceux qui partent ne vont pas avoir une belle vie mais ils ont la conviction qu'ils pourraient, ailleurs, en avoir une moins dure, moins triste. Ceux qui sont partis comme ceux qui sont restés, parmi les cadres, savent que leur compétence est mieux valorisée ailleurs que chez eux et cela est largement suffisant. A plus forte raison quand on a la conviction que les enrichissements de certains ne sont pas économiquement motivés. Au sein du système en place, on choisit trop facilement d'incriminer la mollesse patriotique, voire la mauvaise éducation des parents, pour expliquer un phénomène gênant. De simples « mouchaouichine » de l'image ces harraga en acte et ces harraga potentiels encore plus nombreux ? On aimerait presque le croire si le problème n'était pas plus grave. Il est tout simplement la manifestation cruelle de l'échec d'un système de gouvernance à créer les conditions d'une vie acceptable. Ces choses-là ne se résolvent pas dans l'incantation nationaliste. Les décalages entre les possédants et les autres sont trop flagrants pour que tous aient une même vision de l'Algérie. On peut voir dans le phénomène des harraga et dans les projets de départ qui existent chez de nombreux Algériens, la réussite la plus absurde du système. A force d'empêcher l'ouverture des espaces - cela relève de la politique et non du budget -, il est en train de convaincre de nombreux Algériens que l'opposition est vaine. Et que la seule réponse à ce système si bien verrouillé est de le quitter par n'importe quel moyen.


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