Algérie

Hakim Ben Hammouda. Ex-ministre tunisien de l'Economie et des Finances : «Les Tunisiens ont besoin d'un nouveau contrat social»



Hakim Ben Hammouda a chapeauté l'économie tunisienne, en 2014, sous le gouvernement de technocrates, conduit par Mehdi Jemaâ. Cet expert international en économie et finances a roulé sa bosse dans de grandes organisations internationales (OMC, BAD, etc.), avant de rentrer au bercail et prêter main forte pour le redressement de la Tunisie. A la suite des élections législatives d'octobre 2019, son nom a été proposé par les partis centristes pour la présidence du gouvernement. Ce docteur en économie a même été reçu par le président Kaïs Saïed pour présenter sa vision de sauvetage de l'économie, avant que le choix ne soit finalement porté sur l'autre expert, Elyes Fakhfakh. Ecrivain à ses temps perdus, il développe régulièrement, dans les journaux et les magazines, des réflexions, pas uniquement sur l'économie et les finances. Il a même écrit des livres pour faire le bilan de la Révolution du jasmin et évaluer les enjeux économiques, ainsi que les voies de sortie. M. Ben Hammouda s'est prêté aux questions d'El Watan pour parler des maux de l'économie tunisienne et des solutions à entrevoir pour satisfaire le volet socioéconomique de l'unique révolution qui laisse encore de l'espoir dans le printemps arabe, que la Tunisie avait lancé en janvier 2011. Interview.? Tout le monde parle de crise économique et financière en Tunisie depuis plusieurs années déjà. Quels sont les principaux aspects de cette crise et pourquoi on la qualifie de profonde '
La Tunisie connaît aujourd'hui la convergence de trois grandes crises. La première est celle du modèle de développement. Notre pays s'est engagé dans un nouveau modèle de développement depuis le début des années 1970, marqué par trois grands équilibres.
Le premier équilibre est celui entre le secteur public et le secteur privé, et ce nouveau modèle a préparé la sortie de la domination de l'Etat sur l'économie et a ouvert la voie à une plus grande participation des entreprises privées dans la dynamique de développement.
Le second équilibre concerne le rapport entre le marché interne et le marché externe. Le nouveau modèle de développement a cherché à faire des exportations l'une des locomotives des dynamiques de croissance.
Le troisième équilibre concerne les secteurs économiques. Même si le nouveau modèle de développement a fait du secteur industriel une composante essentielle de la nouvelle dynamique, il n'a pas, pour autant, marginalisé les autres secteurs, notamment l'agriculture et le tourisme.
? Ce modèle de développement s'est-il essoufflé '
Si ce modèle de développement a joué un rôle important dans les dynamiques de croissance durant de longues années, il s'est essoufflé à partir de la fin des années 1990 pour entrer dans une crise profonde à partir du tournant du siècle.
La seconde crise concerne les dynamiques de croissance et les grands équilibres macroéconomiques de notre pays depuis la révolution. La croissance a commencé à baisser depuis la seconde moitié des années 2000. Mais, nous avons continué à respecter les grands équilibres macroéconomiques au cours de cette période.
Cependant, la révolution va ouvrir une ère nouvelle marquée par une profonde détérioration de nos grands équilibres, ce qui pourra mettre en danger la capacité de l'Etat à respecter ses engagements.
La troisième crise concerne le coût économique et social de la pandémie. A ce niveau, il faut mentionner que ce coût sera lourd et notre pays va connaître la récession la plus forte de son histoire. Par ailleurs, cette pandémie va peser encore plus sur les grands équilibres financiers de notre pays.
Elle risque de mettre à mal la capacité de notre pays à honorer ses engagements. La convergence de ces trois grandes crises, économique, sociale et sanitaire est à l'origine de cette situation sans précédent que la Tunisie est en train de traverser.
? Plusieurs experts ont prédit, depuis trois ou quatre ans, que la Tunisie ne parviendra pas à honorer les échéances de ses prêts extérieurs. Pourtant, on est parvenu à s'en sortir jusque-là. Comment expliquez-vous cela (le passé) et qu'en sera-t-il pour cette année et à court terme en général '
Effectivement, notre pays a connu une forte détérioration de la situation macroéconomique et des grands équilibres des finances publiques.
Ces déficits importants ont laissé courir le risque d'un défaut de paiement. Mais, je crois que l'économie tunisienne a fait preuve d'une grande résilience. Il y a également eu un recours important à l'endettement interne comme externe pour faire face aux difficultés des finances publiques.
De ce point de vue, je crois que l'un des défis les plus importants concerne le rétablissement des grands équilibres macroéconomiques à travers un programme de stabilisation à moyen terme.
? Après le constat de la crise, le diagnostic, venons-en aux solutions possibles. Et, tout d'abord, il y a unanimité pour dire que les Tunisiens ne travaillent plus comme avant. Je me rappelle que c'était l'une des recommandations du gouvernement de Mehdi Jemaâ, lorsqu'il avait remis le témoin. Comment faudrait-il faire pour que la valeur «travail» reprenne son droit '
Certes, le rapport des Tunisiens au travail a joué un rôle important dans la crise actuelle. Il faut impérativement retrouver un nouveau rapport vis-à-vis du travail.
Mais, je crois que d'autres paramètres expliquent la crise actuelle. J'en citerai quatre. Le premier élément concerne la crise politique et les grands clivages qui rendent difficile la construction d'un consensus large et d'une grande vision économique et sociale.
Cette crise politique dépasse, de mon point de vue, les luttes et les conflits ouverts entre les partis politiques et s'explique par l'absence d'une vision commune entre les Tunisiens.
Si la modernité et les politiques publiques de modernisation ont constitué tout au long de notre histoire le lien et la vision communes de tous les Tunisiens, notre époque est caractérisée par l'absence de ce socle commun et la grande hésitation entre une pluralité de projets et de visions.
? Qu'en est-il des autres éléments '
Le second élément concerne le recul des institutions de l'Etat et leur incapacité à effectuer de la prospective et la lecture des défis de l'avenir. Ces institutions ont perdu leur capacité à construire des stratégies et des politiques afin d'ouvrir de nouvelles perspectives pour notre expérience collective.
Le troisième élément est lié à cette coupure importante entre les milieux de la recherche et de la réflexion, et la formulation des politiques publiques. Les institutions de la recherche ont été largement marginalisées et leur rôle dans la définition des grands choix de développement n'a pas été renforcé.
Le quatrième élément est lié à l'interventionnisme des grandes institutions internationales, et particulièrement le FMI, dans la définition des grands choix et des grandes priorités économiques de notre pays. L'ensemble de ces éléments ont joué un rôle important dans nos crises actuelles et dans cette incapacité à définir de nouveaux choix et de nouvelles politiques pour construire une nouvelle expérience collective.
? Comment pourrait-on rétablir l'ordre dans l'organisation du travail car, il me semble, que c'est primordial pour tout redressement économique '
Je crois que pour comprendre cette contestation, il faut souligner l'ampleur des crises sociales qu'a traversées notre pays et la grande marginalisation sociale et régionale que nous avons commencé à connaître depuis le milieu des années 1990.
Durant toute cette période, des indicateurs importants de cette trajectoire ont surgi, qui sont, d'abord, une augmentation rapide du chômage depuis le milieu des années 1990, que les politiques actives en matière d'emploi n'ont pas réussi à arrêter.
Ensuite, une montée rapide du chômage des diplômés, que le modèle de développement en crise n'a pas réussi à intégrer. Les coordinations de ces diplômés chômeurs vont jouer un rôle important dans la montée de la contestation sociale, qui va conduire à la révolution.
? Et il y a un net recul du rôle social de l'Etat?
En effet, le recul des secteurs sociaux et leur crise profonde, notamment ceux de la santé et de l'éducation, ont été au cours de l'histoire récente de l'Etat moderne au centre de sa légitimation.
Il y a, également, l'accélération des inégalités régionales et la grande marginalisation des régions intérieures qui seront à l'origine des premières révoltes, comme celle du bassin minier en 2008, qui vont conduire à la révolution.
Par ailleurs, on ne saurait ignorer la grande crise financière des caisses sociales qui ont joué un rôle important dans la construction du lien social moderne et dans la sortie des formes traditionnelles de solidarité.
Toutes ces crises expliquent l'ampleur de la contestation sociale et la nécessité de fonder une nouvelle politique sociale pour lui apporter des réponses crédibles.
? Quels sont les éléments nécessaires d'un plan de sauvetage ' Qui faudrait-il associer pour réussir '
Pour sortir de cette crise multiforme, nous devons reconstruire la confiance. Ce processus, parallèlement aux institutions et aux lois, exige la construction d'un projet collectif et commun qui passe par la mise en place d'un nouveau contrat social, pour la nouvelle République.
La sortie de ces crises et l'ouverture de nouvelles perspectives, à notre expérience collective, passent par la reconstruction du contrat social en crise. Cette reconstruction exige la mise en place d'une stratégie à deux niveaux.
Le premier niveau de cette stratégie est de court terme et passe par le rétablissement des grands équilibres et la relance de la croissance et de l'investissement. Le second niveau de cette stratégie va se déployer sur le moyen et le long termes et concerne les grandes transitions et réformes à mettre en place pour construire un nouveau modèle de développement.
Nous traversons depuis le déclenchement de la révolution des défis importants et des crises profondes qui sont au c?ur du désenchantement actuel. Parallèlement aux crises politiques, la détérioration de la situation économique et sociale constitue une composante essentielle de cette crise et exige la définition d'un nouveau projet commun.
? Optimiste ' Une solution est-elle encore possible '
Je suis bien évidemment optimiste, avec les pas importants franchis en matière d'ouverture du système politique et de sa démocratisation. Il faut nous atteler à apporter des réponses aux défis économiques et sociaux. La route sera longue et difficile, mais je reste optimiste quant à notre capacité à ouvrir de nouvelles perspectives politiques à notre expérience historique.
Bio-express
Hakim Ben Hammouda est un économiste tunisien, né le 7 août 1961 à Jemmal. Après des études universitaires à la faculté des sciences politiques et économiques de Tunis, couronnées par un diplôme d'études approfondies en sciences économiques en 1985, il a soutenu un doctorat en économie en 1990 de l'université de Grenoble ainsi qu'un diplôme national d'habilitation à diriger la recherche, remis par la même université en février 1999.
Réussissant à combiner recherche académique et appui technique opérationnel, il détient une expérience significative sur les questions de développement et de gouvernance économique mondiale ; il se est souvent invité par des médias nationaux ou internationaux.
Il a notamment travaillé au Programme des Nations unies pour le développement, puis intégré la Commission économique pour l'Afrique, jusqu'en 2008.
Il est ensuite passé directeur de l'Institut de formation et de la division de la coopération technique à l'Organisation mondiale du commerce (2008-2011) et conseiller spécial du président de la Banque africaine de développement en 2011, jusqu'à son passage à la tête du ministère tunisien des Finances en 2014.
Hakim Ben Hammouda est l'auteur ou coauteur de nombreux rapports d'expertise économique, plus d'une vingtaine d'ouvrages et une cinquantaine d'articles dans des revues scientifiques internationales. Il écrit régulièrement dans les revues tunisiennes Leaders, Réalités et le quotidien Le Maghreb.
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