Algérie

Gilles Manceron: Le meurtre de Maurice Audin "relève d'un ordre de la hiérarchie de l'Armée"



Gilles Manceron: Le meurtre de Maurice Audin
Dans un entretien à l'Agence de presse algérienne (APS), l'historien français Gilles Manceron revient sur les derniers développements dans l’affaire Maurice Audin. Le huffPost Algérie publie cette interview dans son intégralité.

Agence Presse Service: Vous affirmez que l'Etat français vient de faire un « petit pas » dans la vérité sur l'assassinat de Maurice Audin, suite à une déclaration en off du président Emmanuel Macron, mais vous dites que ce pas est accompagné de « beaucoup d’hypocrisie et de lâcheté ». Pensez-vous qu'avec cette déclaration du Chef e l’'Etat français est un pas vers le dénouement dans l'affaire d'Etat dite Maurice Audin ?
Gilles Manceron: J’ai réagi à la déclaration, le 12 janvier, sur la disparition de Maurice Audin du député Cédric Villani, qui est membre du parti politique du président Macron et qui a aussi présidé le Prix Maurice Audin de mathématiques. C’est lors d’une réunion d’hommage au mathématicien Gérard Tronel, fondateur de l’Association Maurice Audin et récemment décédé, qu’il a reparlé de cette disparition intervenue en juin 1957, comme celle de beaucoup d’autres Algériens, après son arrestation par des militaires français. Cédric Villani a dit qu’il s’exprimait après en avoir parlé avec le Président de la République, ce qui conduit à penser qu’il transmettait officieusement la parole du chef de l’Etat. Il a déclaré que : « Maurice Audin a été exécuté par l’Armée française ». Par cette déclaration, on peut dire que l'Etat français a fait un petit pas vers la reconnaissance de la vérité sur l'assassinat de Maurice Audin, car ces mots n’ont jamais été prononcés auparavant par un représentant, officiel ou officieux, de l’Etat.

Le mot "exécuter" veut dire qu’il y a eu une intention meurtrière délibérée, et, comme il n’y a eu dans ce cas aucune procédure judiciaire, cela signifie une décision d’assassinat extrajudiciaire. L’auteur de cet assassinat est désigné comme n’étant pas "un militaire français" ou "des militaires français", qui auraient pu agir en l’absence d’ordres reçus, mais comme étant "l’Armée française". Ce meurtre relève d’un ordre de la hiérarchie de l’Armée. C’est un petit pas de plus de la part de l’Etat français vers l’aveu de la vérité. Mais cette déclaration s’accompagne de beaucoup d’hypocrisie et de lâcheté, car rien n’est dit sur les témoignages ou documents qui ont conduit le Président à cette conclusion. Cela présage peut-être de la volonté du président Macron de dire enfin toute la vérité sur cette disparition, mais ce n’est pas encore le cas.

L’interview que Cédric Villani a donné le 22 janvier au journal l’Humanité précise les choses. Il a déclaré que le président Macron lui a dit que "l’Etat ne cherchera plus à imposer sa version" et il a confirmé la conviction du président de la République que " Maurice Audin a été assassiné par l’Armée française". Le mot "assassiné", lui aussi, est important, car un assassinat n’est pas seulement un homicide, c’est un meurtre délibéré. Sur l’absence d’archives, Cédric Villani a infléchi ses déclarations du 12 janvier puisqu’il a dit, cette fois, qu’"aucune archive ne venait apporter un éclairage décisif sur le sort de Maurice Audin" et que le Président lui a dit "qu’il appartient désormais aux historiens de reconstruire les événements" en disant que l’Etat allait de son côté faire un "grand travail d’ouverture des archives".

Il y a cette volonté d'impliquer les historiens dans la recherche de la vérité sur l'assassinat du mathématicien engagé pour la cause algérienne, mais en contrepartie on avance l'absence d'archives ou de documents. Comment expliquez-vous cette situation ?
Le 12 janvier, Cédric Villani n’a mentionné aucun témoignage ni document à l’appui de sa "déclaration autorisée". Il a même affirmé qu’il n’existait pas de trace dans les archives de cette décision d’assassinat, soit qu’il n’en ait jamais existé, soit que des pièces d’archives aient disparu. Tout en ajoutant que c’était aux historiens de travailler. Sa réponse à l’interview de l’Humanité le 22 janvier va plus loin car il parle du travail de recherche nécessaire des historiens dans les archives. L’Armée française a des archives ainsi que cette autorité essentielle à l’époque qui était celle de l’administration du Ministre résidant, l’ancien gouvernorat général, le « GG », qui était le vrai pouvoir civil de l’Algérie coloniale. Si ce meurtre résulte d’un ordre de la hiérarchie de l’Armée — dont le chef d’état-major en Algérie était alors le général Raoul Salan, et le commandant dans la région d’Alger, le général Jacques Massu, chef de la 10e division parachutiste —, il est clair qu’il a été forcément partagé par le Ministre résidant d’alors, Robert Lacoste, qui partageait totalement avec eux la conduite de la « bataille d’Alger ». Le pouvoir gouvernemental à Paris était lointain, faible et instable. On était d’ailleurs dans une période de transition entre deux équipes ministérielles, ce qui laissait encore davantage les mains libres aux ultras de l’Algérie française qui détenaient alors les pouvoirs civils et militaires dans l’Algérie coloniale. Ce sont eux les responsables des pires crimes, mais l’Etat français les a laissé faire, et, par la suite, n’a voulu ni juger les responsables ni reconnaître leurs crimes.


Pensez-vous réellement que l'Etat français ne veut pas, pour le moment, déclassifier les archives relatives à cette affaire de sorte à ne pas traduire certains membres de l'Armée française de l'époque devant la justice ?
Des poursuites judiciaires ne sont pas possibles contre les instigateurs de ce crime. Ceux qui l’ont décidé comme ceux qui ont reçu l’ordre de le commettre sont probablement tous morts. Gérard Garcet, qui a été désigné par plusieurs sources comme étant l’exécuteur, vient de mourir, après s’être enfermé dans un appartement en Bretagne dont il n’osait pas sortir ni répondre aux visiteurs.
En raison de l’amnistie consécutive aux Accords d’Evian, aucune des personnes encore en vie impliquées dans les crimes de la "bataille d’Alger" ne peut être poursuivie pour les avoir commis. Le général Maurice Schmitt, devenu ensuite chef d’Etat-major des armées françaises de 1987 à 1991 puis gouverneur des Invalides jusqu’en 1996, était présent à Alger à partir du 4 septembre 1957 comme commandant du 3e RCP et un collaborateur proche du général Massu. Dans son livre Alger-été 1957. Une victoire sur le terrorisme, paru en 2002, il a une phrase qui en dit long : "Il est clair que Boumendjel, Maurice Audin et Larbi Ben M’Hidi auraient dû être traduits devant un tribunal". Or, comme on sait qu’Ali Boumendjel et Larbi Ben M’Hidi ont été assassinés sommairement sur ordre, sa phrase reconnaît qu’Audin a été lui aussi l’objet d’une décision de mise à mort extrajudiciaire. Il semble en exprimer des regrets qui font écho à ceux que le général Massu avait lui-même exprimés avant de mourir concernant l’usage de la torture à l’époque. Aucun des militaires français ou des responsables civils d’alors encore en vie ne peut faire l’objet d’un procès en France pour ce qu’il a fait. Mais ce qu’ils craignent et ce que craignent aussi les autorités françaises jusqu’à aujourd’hui, c’est qu’on dise la vérité sur leurs crimes. Reconnaitre la vérité sur tous les crimes commis par l’Armée française pendant la guerre d’indépendance algérienne, laisser les historiens accéder librement aux archives pour établir les faits, serait une œuvre utile pour la société française. Mais leurs auteurs encore vivants ne tiennent pas à ce que leurs actes soient officiellement reconnus.
Le correspondant du quotidien La Croix à l’époque, Jacques Duquesne, a publié en 2012 dans son livre Carnets secrets de la guerre d'Algérie, un document qui désigne Maurice Schmitt comme ayant dirigé un centre de torture à Alger. Les autorités françaises hésitent à reconnaître les faits ou à ouvrir véritablement les archives aux historiens tant que les personnes en cause n’ont pas toutes disparu. Le président Macron aura-t-il le courage de dire la vérité au pays ou de permettre que les historiens l’établissent ? Les dernières déclarations de Cédric Villani au journal l’Humanité laissent entendre qu’il va avoir ce courage.


La question des archives reste posée autour de plusieurs événements en relation avec la colonisation de l'Algérie : la conquête sanglante, les massacres du 8 mai 1945, les massacres à Paris du 17 octobre 1961, etc. Un rapport de la Cour des comptes publié au début de l'année passée faisait état d'un volume important d’archives qui n’ont pas encore été ouvertes depuis leur rapatriement d’Algérie. Croyez-vous que c'est un problème d'organisation et de gestion?
La conquête de l’Algérie et les différentes répressions qui ont suivi ont fait des centaines de milliers de victimes. Maurice Audin n’a été qu’un parmi des milliers d’Algériens restés inconnus qui ont disparu pendant la guerre d’indépendance. La reconnaissance officielle par l’État français de toute la vérité sur l’affaire Audin est une étape essentielle dans un combat plus important encore : celui pour la reconnaissance officielle des responsabilités de l’Armée française dans des milliers d’autres disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires survenues pendant cette guerre, dont des familles, comme celle de Maurice Audin, sont toujours aujourd’hui en attente d’informations sur leur sort et sur les responsables de ces disparitions. Une pleine ouverture des archives est nécessaire en France. Si des fonds ne sont pas accessibles, ce n’est pas parce que leur volume rendrait difficile leur gestion. C’est par manque de volonté politique. Or, cela seul pourrait contrer le discours de la droite extrême qui se nourrit du mythe des "bienfaits de la colonisation". Les dernières déclarations du député Cédric Villani affirment que le président Macron va avoir cette volonté politique. De nombreux citoyens, Français et Algériens, vont y être très attentifs.


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