Algérie - Photojournalisme

Gilles Caron, para en Algérie



Gilles Caron, para en Algérie
Gilles Caron a gauche (c) Fondation Gilles Caron / Contact Press
Gilles Caron est une icône du photojournalisme. Il est l’auteur de « plaques » réalisées tant au Vietnam, qu’au Biafra ou à Paris durant ce « mai 68 » où il immortalisa un Cohn-Bendit rigolard au nez d’un CRS. Cinq ans plus tôt, il était para en Algérie !


Dans la France des années 1950/1960, le service militaire est obligatoire. Entre 1954 et 1962, sa durée légale va passer de 18 à 28 mois et même 30. Comme près d’un million et demi de jeunes gens, Gilles Caron va être appelé sous les drapeaux pour une guerre qui ne dit pas encore son nom.

De juillet 1960 à mi-avril 1962, Gilles, Edouard, Denis, Caron né à Neuilly-sur-Seine le 11 juillet 1939 dans une famille plutôt bourgeoise, va se retrouver, après six mois de classes, en Algérie, intégré au 3ème RPIMa. Le « 3 » est un régiment de parachutistes d’infanterie de marine héritier du 3ème régiment de parachutistes coloniaux créé le 1er novembre 1955 sous les ordres du lieutenant-colonel Bigeard. Il est présent dans toutes les grandes opérations en Algérie et participe aux combats de Bizerte auxquels Gilles Caron échappera après avoir refusé d’aller en opération.

Les amateurs de photographie, ceux qui connaissent les mémorables photos de Gilles Caron au Vietnam, au Biafra, en Israël et celles des évènements de « mai 68 » ne peuvent que s’interroger : que fait cet homme dans les paras dans cette guerre coloniale ?

« J’ai voulu voir – Lettres d’Algérie » publié cet hiver par les Editions Calmann-Lévy apporte non seulement l’explication, mais un témoignage exceptionnel sur cette guerre, et sur l’homme qui la fait, d’abord mû par une sorte de fatalité, celle de tous les appelés, puis comme réfractaire, ce qui le conduit « en taule ». Cette correspondance présentée par Marianne Caron-Montely, veuve du photographe, est la collection des lettres que

s’échangent Gilles Caron et sa mère, Charlotte Warden, née en 1900, qui a épousé en secondes noces Edouard Caron.
Les premières lettres sont les courriers d’un enfant de dix, douze ans, interne pour raisons familiales à Argentière en Savoie. Puis celles d’un préadolescent qui rêve que son père lui offre un Solex. Dès ces premiers mots, on découvre le tempérament de « Dear Gillou » comme le nomme sa mère. C’est un enfant conscient des raisons pour lesquelles il est interne. Un jeune déjà passionné par le cinéma, la littérature et l’action.

« Je suis le plus heureux des voyageurs »
Adolescent, il va commencer à voyager : l’Angleterre, le Maroc, l’Espagne … En 1957, quatre ans après Nicolas Bouvier, il emprunte la route de l’est : la Yougoslavie, la Turquie, l’Iran, où comme l’écrivain voyageur, il tombe en panne de voiture à Tabriz.

Il y a d’étonnantes concordances entre les deux récits : «La vie nomade est une chose surprenante. On fait quinze cents kilomètres en deux semaines, toute l’Anatolie en coup de vent. Un soir on atteint une ville déjà obscure où de minces balcons à colonnes et quelques dindons frileux vous font signe…/… Dans la nuit, la neige tombe, couvre les toits, étouffe les cris, coupe les routes… et on reste six mois à Tabriz, Azerbâyjân. » écrit Nicolas Bouvier dans « L’usage du monde ».

Gilles Caron semble être un de ses compagnons quand il note pour sa « Chère maman » : « La dernière fois que je t’ai écrit, je partais bourgeoisement en voiture pour les Indes. Mais cette voiture se traînait, toujours en panne. On passait des journées dans des petits villages, à regarder un amateur réparer le différentiel avec des ficelles. Finalement, à Tabriz, catastrophe, le différentiel est tombé par terre…/.. Il y en a pour cinq jours à Tabriz et il faut vendre la voiture à Téhéran. »

De Tabriz, les voilà à Téhéran. « Le procès Mossadegh qui venait de s’ouvrir à Téhéran laissait craindre ici quelques échauffourées » note Bouvier. Quatre ans après, Caron constate l’instabilité d’un régime où le peuple est composé de « quatre-vingt pour cent d’illettrés. Les prisons sont pleines. »

Enfin c’est Kaboul où il arrive en onze jours. « Cinquante Afghans noirs, barbus, enturbannés, généralement puceux et puants dans un véhicule fait pour trente personnes. Vingt-cinq personnes sur le toit…/… A 6 heures, une heure après le départ, arrêt, prières : tout le monde descend procéder aux ablutions habituelles dans le ruisseau, la mare ou le caniveau le plus proche. »
Il arrive enfin au Pakistan via la célèbre Khyber pass : « J’ai trouvé un boulot ! Je suis fonctionnaire du gouvernement du Pakistan. Je travaille au Public Relation Department, 100 roupies pour dix jours. »

Mais l’Histoire le rattrape en Inde « Hier je me baladais sur la place centrale de Delhi, l’équivalent de l’Opéra. Au deuxième étage d’un immeuble tout neuf, qu’est-ce que je vois ? Un drapeau vert, croissant et étoile blanche. Le bureau algérien, qui sera ambassade d’ici peu, quand les Indes auront reconnu le nouveau gouvernement. »
« J’aimerais avoir dix ans de plus »

Alors que Gilles Caron pense poursuivre son voyage vers Singapour, « Mame » s’inquiète « J’ai l’impression que tu n’as plus trop la notion du temps et de la distance. Il faut six semaines en paquebot pour revenir de Singapour…/… J’ai beaucoup d’ennuis avec ton sursis… Il faut que tu reviennes ! »

Rentré en France, Gilles Caron, très sportif, il a pratiqué le ski dans son enfance à Argentière, puis adolescent de l’équitation avec succès, se lance alors dans le parachutisme civil… L’été 1959, il est stagiaire au centre national de parachutisme de Biscarosse où il fait avec enthousiasme son apprentissage : « Hier, j’ai fait un saut de 3500 mètres, soit une minute de chute libre, et un saut dans l’eau du lac de Biscarosse l’après-midi. C’était sensationnel. »

Mais « Il y a ici deux paras militaires et trois Algérois style « Algérie française », « les bougnoules faut tous les tuer, etc. » Ah, la la ! Et je vais aller me fourrer là-dedans. Trois ans. J’aimerais avoir dix ans de plus et ne plus avoir à en entendre parler. Je ne sais pas prendre de bonnes décisions. Je dois être crétin. »

Dans une lettre du 8 août 1959, sa mère s’inquiète : « Je suis contente que le stage ait bien été et que tu te sois amusé mais tu attires de plus en plus l’attention des militaires. Si c’est exprès pour faire ton service dans les parachutistes, veux-tu m’expliquer pourquoi ? »

A ce moment, la conduite de Gilles Caron est aujourd’hui assez incompréhensible. Grand lecteur de livres et de presse, il est aussi bien informé qu’on peut l’être à cette époque. L’explication est peut-être que sous l’appelé du contingent sommeille déjà le grand reporter : « Pau : stage pré-AFN et l’Algérie et les opérations. L’irresponsabilité est si tentante. Il suffit de suivre le mouvement. Il reste en chacun de nous assez de bête fauve pour avoir un besoin inavoué de connaître un peu ce qu’est le combat. On ne peut juger les paras qu’en Algérie et pour connaître l’esprit para, il faut y aller… »

Et un peu plus loin dans ce courrier d’avant départ : « Et tout d’un coup, j’apprends qu’il y a des jeunes plus responsables, organisés, qui ont refusé. Que déserter, ce n’est pas partir à l’étranger pour y refaire sa petite vie, mais retrouver des garçons de mon bord. Si tu savais, je les déteste au fond, ceux qui m’entourent. Comme je préfère les insoumis…/… Si seulement Paris-Presse avait parlé de Jeanson cinq mois plus tôt. »

« L’endroit où il doit faire bon vivre en d’autres temps »
Le 29 juin 1960, le soldat Caron débarque à Alger. « Nous sommes partis sous les vivats de quatre ou cinq badauds rassemblés au bout de la jetée, c’était râlant, et deux mille massés à l’avant du bateau. Nous nous sommes chanté que ce n’était qu’un au revoir. »
Très vite, en juillet, il est dans le Constantinois affecté « à la voltige ». « Les voltigeurs sont armés d’un pistolet-mitrailleur léger et peu encombrant et n’ont presque rien sur le dos, un sac de couchage et les rations. Ils fouillent tous les coins dangereux du terrain et marchent donc un peu plus que les autres. Dans la mesure où l’on peut l’être, j’étais content. Mais on vient de m’annoncer que je passais pourvoyeur à la pièce, le pire. » Il s’agit de transporter les munitions de la mitrailleuse : 600 cartouches plus son propre armement !

La vie devient rythmée par les « opés », les héliportages, les embuscades, la recherche du « coin tranquille » pour écrire à sa chère maman ou pour lire. Gilles Caron va « dévorer » une quantité incroyable de livres pendant tout son service militaire. Ce sont « Les Pléiades » pour échapper à Gloria Lasso ou à Dalida ! Sans oublier d’autres chansons.
« Notre compagnie avait en arrivant trois prisonniers. Ils avaient été interrogés et étaient pas mal amochés. A les voir ficelés, une corde autour du cou, j’ai été pris de pitié et j’ai d’une veste fait un oreiller que j’ai posé sous la tête d’un vieux. Il a semblé bien surpris. Depuis je suis une fillette, un cœur sensible… »

Quelques jours plus tard, dans une lettre qui sera publiée par l’Express en 1979 – lettre donnée par Pierre Doublet, grand reporter à l’AFP – il écrit : « Nous commençons par fouiller les mechtas, c’est-à-dire répandre les sacs de farine sur le sol, balancer les lentilles, casser les plats, chasser et tuer les poules pour notre consommation personnelle. Je n’ai pas touché à mes rations. Au bout de deux jours, le village était saignant, jonché de cadavres de chèvres égorgées dans lesquels nous taillions des biftecks. Notre sergent, en slip blanc, pieds nus, courait partout avec un sabre et jouait au matador avec les ânes. Un véritable déchainement de violence, de cruauté aussi. Des chèvres bastonnées pour le plaisir, des poules plumées vivantes. Pourquoi ? Les femmes étaient fouillées dans les mechtas, une à une. A la première j’ai eu un choc. C’était une vieille, elle est rentrée en relevant ses jupes, pour me montrer qu’elle connaissait nos mœurs sans doute. Ensuite elle a ouvert tout grand sa bouche, afin que je constate qu’il n’y avait pas de dents en or à arracher ! »

Les opérations se succèdent et le soldat Caron, dans le froid de l’hiver des Aurès s’interroge : « Je n’arrive pas à comprendre comment je ne suis pas planqué dans un service à Alger. Enfin, oui, je sais : j’ai voulu voir. Maintenant j’ai vu, et il serait temps que j’en sorte. »

Et quelques semaines plus tard : « Pour moi, c’est presque un lavage de cerveau que je subis. L’éreintement en plus et l’impression d’être toujours en porte-à-faux, jamais avec les autres, dans le coup. A force de compromissions, je me retrouverais médaillé, ancien combattant, lecteur de L’Express, pseudo-étudiant, pseudo-journaliste. J’aurais eu envie de déserter pendant vingt-huit mois. Je ne l’aurais pas fait et je m’assiérais une fois pour toutes rue Méchain. »

Rue Méchain à Paris, sa mère tente d’intervenir en sa faveur. En vain. Elle est d’abord peu concernée par la politique, mais se met vite à dévorer la presse anticoloniale : L’Express, L’Observateur, Le Monde… Elle va à des réunions du PSU, participe à des manifestations… Et surtout écrit, écrit, écrit à son « petit Gillou », commente leurs nombreuses lectures, lui envoie des coupures de presse, bref fait tout ce qui lui est possible pour maintenir chez Gilles Caron une pensée, une réflexion autonome dans la broyeuse psychologique qu’est cette armée désemparée. C’est une mère courage, une femme frêle et fébrile, aimante au-delà des mots. Non contente de lui avoir donné la vie, on sent chez cette femme, et ce depuis que Gilles est enfant, le désir de parler d’égal à égal à l’homme qu’est devenu son « petit Gillou ».

« J’ai rêvé la nuit dernière que la guerre était finie »
D’espoir de permission, sans cesse annulée, en troubles et putsch à Alger, la guerre continue. Quand Gilles Caron est à Alger il s’étonne : « Le soir du réveillon, j’ai pu avoir une permission de minuit. J’étais chez des amis du fils Lajous. Beaucoup de jeunes filles, beaucoup de garçons, musique douce et whisky. J’ai passé, habillé en civil, une soirée presque civilisée…/… J’aurais sans doute détesté ces jeunes avant, mais maintenant je suis plein d’indulgence pour tout ce qui n’est pas kaki. C’est miraculeux que je sache encore me tenir chez les gens, éviter les propos orduriers auxquels il a bien fallu s’habituer. »

Mais, c’est vite le retour en « opé » : « A force d’entendre et de voir des horreurs, elles ne me sautent plus aux yeux comme avant. La première compagnie a, sur renseignements, fouillé un village. Le commandant de compagnie a été blessé par un coup de feu et, de rage sans doute, il a donné quartier libre. Femmes, enfants, tout a été tué. Trente cadavres en tout. Plutôt que de les enterrer, ils ont été brûlés dans une mechta. La SAS est arrivée sur les lieux et ça monte, paraît-il, jusqu’au ministère de la Guerre. Autrefois, avant 1958, c’était monnaie courante. Chère Mame, quand je dis « nous », c’est avec amertume, parce que je suis effectivement là, mais ne t’inquiète pas, je ne suis pas un tortionnaire, ni en actes, ni en pensées. Ne le crois surtout pas ! Dans mes lettres, je te parle peut-être moins qu’avant. C’est simplement que j’en ai marre de ces histoires. ../… Je lis le Canard avec intérêt, mais les éditoriaux du Monde me barbent affreusement. »

« En cage quand même. En cage réellement »

« Après douze mois, je suis sorti de mon silence en criant de toute ma voix, contenue raisonnablement jusque-là…/… Toute la compagnie, ou presque, a exprimé son mécontentement en se solidarisant avec une section qui a refusé de partir en opé. Pour une fois, je n’étais pas le seul à en avoir marre et je n’ai pas pu faire autrement que de m’afficher un peu. …/… A Alger je serai mis en taule, et il n’y a pas d’autre solution que d’attendre. »

De juin 1961 à avril 1962, Gilles Caron ne partira plus en opération dite, à l’époque, de « pacification». Il va être incarcéré dans plusieurs prisons militaires, puis affecté dans la tenue des prisonniers, sans ceinturon, ni lacets, à différentes corvées allant de l’utilisation de la serpillière aux « pluches » en passant par le jardinage. Pour passer le temps, il continue à lire énormément. Enfin libéré à Alger, il prendra l’avion pour rentrer sur Marseille où l’attend sa voiture, une Dauphine achetée en Algérie avec laquelle il rentrera « à petite vitesse » rue Méchain à Paris, retrouver sa chère maman et Marianne, sa futur femme.
Trois ans s’écouleront avant qu’il débute à l’Agence APIS une exceptionnelle carrière de photojournaliste qui le conduira à devenir une star de la jeune agence Gamma…

Mais c’est une autre vie, racontée dans un livre publié en même temps que ces lettres : « Gilles Caron Scrapbook » (Editions Lienart). Une autre vie, compréhensible uniquement après la lecture de cette correspondance, témoignage unique pour l’Histoire de la guerre d’Algérie, comme pour celle du photojournalisme.





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