Rencontré en marge de sa tournée en Algérie, l’historien Gilbert Meynier revient sur la relation entre la France et l’Algérie à moins d’une année du 50e anniversaire de l’indépendance. Le professeur émérite de Nancy II n’épargne ni les responsables algériens ni les responsables français, et appelle les historiens des deux pays à se pencher sur ce qu’il appelle les «chantiers mémoriels».
-Entre la France et l’Algérie, le contentieux s’éternise. Comment dépasser ces douloureux évènements que la France coloniale a fait subir au peuple algérien ?
Cela passera nécessairement par la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans les massacres et autres traumatismes des Algériens. Mais je n’aime pas utiliser le terme de repentance, car il a une connotation catholique, et le terme d’excuses me paraîtrait dérisoire. Cette reconnaissance, selon le droit international, donne droit à des réparations de la part de l’Etat français.
-A la veille du 50e anniversaire de l’indépendance, comment l’historien et ami de l’Algérie imagine-t-il l’avenir entre nos deux pays ?
Pour moi, il serait normal que les historiens des deux rives parviennent à concevoir un manuel d’histoire franco-algérien. Le travail devrait être confié à une association d’historiens qui soient capables de travailler à distance de tous les pouvoirs, de toutes les pressions et de toutes les institutions. Ils doivent impérativement être indépendants et pouvoir se réunir en comité de rédaction d’une plateforme qui servira de trame de départ. Je rappelle que le manuel franco-allemand a mis quinze ans à se mettre en place. Il faudrait impérativement se libérer des carcans, tant au Nord qu’au Sud.
-Est-ce qu’on peut imaginer la naissance de cette instance, qu’on pourrait appeler comité mixte, sans un geste de la France ?
Il faudrait que le geste soit à la fois celui de l’Etat français et de l’Etat algérien pour garantir cette indépendance.
-La même question a été posée le 19 septembre dernier à l’ambassadeur de France, qui a répondu : «Le 50e anniversaire, c’est l’affaire des seuls Algériens…»
Avec cette droite au pouvoir, on ne pourra rien faire, mais j’ai bien peur qu’avec Hollande, ça ne soit guère mieux ! Il est impératif que la France fasse une déclaration solennelle qui prenne acte du fait colonial et de ses conséquences sur le peuple algérien, notamment les massacres, les crimes coloniaux, les dépossessions qui sont le fait des décisions de la puissance publique française, c'est-à-dire de l’Etat français.
-Y a-t-il une chance pour que cette déclaration intervienne alors que la France sera en campagne pour la présidentielle ?
Le minimum serait d’assortir cette déclaration de reconnaissance d’une proposition d’indemnisation pour les victimes ou leur descendance. Cependant, je ne pense pas que pour 2012, il y ait le moindre espoir de voir l’Etat français aller dans ce sens. Car pour avancer, il faut avoir des hommes ayant le sens profond et séculaire de l’Etat. Malheureusement, ces hommes font défaut en France actuellement.
-Que dire de la responsabilité de l’Etat algérien ?
Je pense qu’en Algérie, ce dossier est traité un peu à la petite semaine. On agite quelques relais, le temps de faire mousser les relations, et tout rentre dans l’ordre. Je me souviens que le lendemain du vote de la loi scélérate du 23 février 2005 faisant l’apologie du colonialisme, ce sont les intellectuels français qui ont réagi les premiers. Dès le mois de mars, nous avons constitué un comité et fait une déclaration sans détour quant au rejet du système colonial. L’Algérie n’a réagi qu’en juillet, lors de la fête de l’Indépendance. Depuis quatre ou cinq ans, il n’y a guère eu que des demandes tactiquement conjoncturelles de «repentance». Ceci dit, l’alinéa le plus scandaleux de l’article 4 de cette loi («les aspects positifs de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord») a été salutairement abrogé en février 2006.
-Vous aviez ensuite organisé un colloque franco-algérien sans un sou de soutien de l’Algérie…
Oui, en effet. En 2008, nous avions réuni plus d’une centaine d’intervenants et sollicité des sponsors, dont l’ambassade d’Algérie ainsi que le ministère de la Culture. Nous avions été soutenus par l’Ecole normale supérieure de Lyon qui a mis à disposition la salle, le député PS Jean-Jacques Queyranne, président de la région Rhône-Alpes, ainsi que les associations France Algérie, le Mouvement des Algériens Rhône-Alpes, la Cimade et Coup de Soleil, qui ont tous mis la main à la poche, sauf les autorités algériennes.
En revanche, lors de l’avant-dernière séance consacrée aux femmes, pendant qu’une chercheuse algéro-canadienne intervenait, du fond de la salle, s’est levé un énergumène qui hurla : «On en a marre de ces histoires de bonnes femmes, je veux qu’on parle de nos deux millions de martyrs !» Très vite je suis intervenu pour lui demander de quitter la salle. Il s’est exécuté sur-le-champ et à la fin de la séance, il est venu vers moi et m’a dit : «Toi, je sais que tu viens souvent demander des visas, saches que tu n’en auras plus.» J’ai appris par des amis algériens que c’était un sous-agent du consulat d’Algérie à Lyon. L’aide des autorités algériennes, on l’attend toujours. Du reste, jamais le collectif d’associations organisatrices du colloque n’a jamais reçu la moindre réponse à nos nombreuses sollicitations.
-Avez-vous eu des défections d’historiens algériens ?
En effet, malgré nos faibles moyens, nous avions sollicité douze historiens algériens. A notre grande surprise, deux d’entre eux, malgré plusieurs rappels du secrétariat du colloque, n’ont jamais envoyé le texte de leur communication. L’une portait sur l’histoire officielle algérienne. Ce qui prouve combien il est difficile de parler de cette histoire officielle.
-Comment expliquer votre passion pour l’Algérie et votre intérêt pour la langue arabe ?
Durant l’été 1963, j’ai été enseignant dans le bidonville de Oued Ouchayah, entre El Harrach et Hussein Dey, et pendant deux mois, nous avons enseigné aux habitants de ce taudis des rudiments de français. Très vite se posa pour moi la question de l’utilité d’enseigner en français à ces citoyens algériens. Pour moi, l’apprentissage de l’arabe était évident. Pourtant, à l’aube de l’indépendance, très peu d’Algériens parlaient arabe. Très vite, le régime de Ben Bella a pris les choses en main pour imposer l’arabisation au pas de charge.
-De nos jours, en France, le nombre de Franco-Algériens est bien plus élevé que durant la colonisation…
C’est un véritable retournement de l’histoire. Il en est de même de l’apprentissage du français en Algérie, que la France coloniale n’avait pas développé, se souciant plutôt de laisser les Algériens dans leur ignorance. Paradoxalement, c’est l’Algérie indépendante qui aura donné au français ses lettres de noblesse auprès des jeunes Algériens, puisqu’il est enseigné dès l’école primaire.
-L’indemnisation des Algériens coûterait une fortune au Trésor français. Où trouvera-t-il l’argent ?
Ils n’ont qu’à puiser dans les paradis fiscaux ou dans les déclarations fiscales de Johnny Hallyday. D’autant que c’est le copain du président Sarkozy. Qui serait bien inspiré de mettre en application la fameuse taxe Tobin sur les transactions financières. Ce prix Nobel d’économie avait calculé qu’une taxe de 0,5% sur les transferts de capitaux durant deux exercices budgétaires pourraient effacer toute la dette du Tiers-Monde.
-N’est-ce pas un peu utopique ? Les Américains ne marcheront jamais !
Non ! L’économiste qui a à mon sens le mieux analysé la situation actuelle est l’ancien des impôts du ministère Hamrouche, Ahmed Henni, actuellement professeur et ex-doyen de la faculté d’économie de l’université d’Artois, dans son livre à paraître prochainement chez L’Harmattan sur le «capitalisme rentier».
-Vous avez visité la grotte de Nekmarya, là où Pélissier fera périr dans d’atroces souffrances toute une tribu des Ouled Ryah, soit 1200 femmes, enfants et adultes. Ce sont des descendants de cette tribu qui vous ont accueilli. Qu’est-ce que cela vous fait d’être le premier historien à rentrer dans cette grotte ?
Une très grande émotion. C’est aussi l’opportunité de lancer un appel aux historiens afin qu’ils se penchent sur ces évènements douloureux et graves dans une grande sérénité. Il nous appartient de regarder l’histoire en face et d’en parler avec détachement. Il est grand temps pour les historiens et les universitaires des deux rives d’ouvrir ces chantiers mémoriels.
-Le terme de révolution pour désigner les évènements de Tunisie, d’Egypte, de Libye… vous paraît-il approprié ?
Nous sommes dans le système de thawra, on traduit souvent thawra par révolution. On n’est pas au même niveau que la révolution anglaise ou française, ni celle de 1917 où les fondements du système ont été profondément changés. Je parlerai plutôt d’insurrections, de mouvements protestataires. Je n’ai pas vu, dans le cas tunisien, de personnes aux idées affirmées et un programme pour l’avenir. J’ai vu des gens qui réfléchissaient sans avoir de programme. Au début, je pensais que la pesanteur de l’habitude finirait par l’emporter. La Tunisie semblait plutôt florissante, avec son économie et son tourisme.
-La Tunisie est elle-mûre pour une solution à la turque ?
C’est ce que prétend Ghannouchi. Il soutient qu’il sera le «Erdogan» du monde arabe. Personnellement, je pense qu’Erdogan est quelqu’un de sensé et qu’il n’est pas un fanatique. Mais en ce qui concerne le peuple tunisien, il me donne l’impression d’avoir perdu plusieurs de ses repères. Il faut se rendre à l’évidence, Ennahda a fait plus de 40%, alors que durant l’été, les sondages le créditaient de 30%. Il faut bien comprendre que ce sont les masses populaires qui ont voté, alors que les partis de gauche ou laïques n’ont aucun contact avec le peuple. J’ai trouvé le discours de Moncef Merzouki très pragmatique. Ceci m’interpelle, moi qui n’avais pas cautionné le processus de Sant’Egidio, au point où j’en suis à me demander dans quelle mesure un leader comme Abdelkader Hachani pouvait évoluer en un «Erdogan» algérien. Je n’en dirais pas autant des autres leaders islamistes d’Algérie.
Exergue : Pour avancer, il faut avoir des hommes ayant le sens profond et séculaire de l’Etat. Malheureusement, ces hommes font défaut en France actuellement.
Bio express :
Gilbert Meynier, 69 ans, est un historien français spécialiste de l’Algérie, professeur émérite d’histoire contemporaine de l’université de Nancy II. Docteur en lettres et titulaire d’un DEUG d’arabe en 1984, il est notamment l’auteur de L’Algérie révélée, La Première Guerre mondiale et Le premier quart du XXe siècle (Droz, 1981), Histoire intérieure du FLN 1954-1962 (Fayard, 2002) et Le FLN, documents et histoire, 1954-1962 (avec Mohammed Harbi, Fayard, 2004).
Il a collaboré à la publication du deuxième volume de l’Histoire de la France coloniale (Armand Colin, 1990), et dirigé L’Europe et la Méditerranée (L’Harmattan, 1999) et L’Algérie contemporaine : bilans et solutions pour sortir de la crise (L’Harmattan, 2000).
Aziz Mouats
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 02/12/2011
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Aziz Mouats
Source : El Watan.com du vendredi 2 décembre 2011