Algérie

Fronton : le véritable tabou



Je ne connais pas de texte plus fort sur l'art que celui d'Oscar Wilde en préface à son roman Le Portrait de Dorian Gray. Pourtant, quand je l'ai lu la première fois, étant jeune, fougueux et idéaliste, il m'avait paru exécrable, prétentieux et faux. C'était la fin des années soixante-dix. Le monde entier était agité par la contestation : les beatniks, le mouvement hippie, les campus américains en révolte contre la guerre au Vietnam, mai 68 en France, etc. En Algérie, les étudiants et les lycéens avaient manifesté contre la dissolution de leurs organisations. Il y avait, de plus, des tas de causes qui étaient défendues (car aujourd'hui, il y a plutôt des causes à défendre) : contre les reliquats du colonialisme, contre l'apartheid en Afrique du Sud, contre la faim, contre le racisme aux Etats-Unis et, parfois, contre tout ce qui était pour ! Pour toutes ces raisons, «l'art engagé» était à son sommet. Engagé politiquement, faut-il préciser, car l'art est un engagement, sinon rien.Alors, dans ce contexte, lire ce dandy de Wilde avait de quoi choquer. Il écrivait par exemple : «L'artiste n'a rien à prouver». Et il concluait par cette sentence : «Tout art est complètement inutile». Plus tard, j'ai fini par comprendre ce qu'il voulait dire. Rien de plus et pas moins que l'art ne peut être soumis à un dessein utilitariste.
Ce texte magnifique de concision, de style et d'indépendance de la pensée, car il déplaisait autant aux conservateurs qu'aux contestataires, m'est revenu à l'esprit en écoutant un artiste compatriote déclarer : «J'ai cassé tous les tabous». Et d'ajouter qu'il traitait de tous les sujets d'actualité. Il n'y a aucune raison de douter de sa sincérité et, effectivement, l'art doit être de son temps et donc puiser sa matière du réel.
Mais cette histoire de tabous à casser est devenue dans notre paysage culturel un véritable fourre-tout et, souvent, un cache-misère. Le monde de l'art en est sans doute moins responsable que la critique qui met en avant cet aspect, parfois même de façon exclusive. Quand on ne pouvait rien dire ou si peu, casser des tabous avait peut-être un sens. Mais maintenant que l'on peut dire largement plus, cela peut effectivement rendre l'art inutile. En effet, si le critère d'excellence ne résidait que là, l'art devrait cesser d'exister, une fois tous les tabous cassés. Enfin, casser un tabou dans une ?uvre, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ' Uniquement qu'on parle enfin d'une chose qu'on ne pouvait pas dire auparavant. Ce qui n'empêche pas ledit tabou de continuer à exister dans la société.
Non, si l'on veut que l'art avance, il faut cesser de s'enfermer dans cette terrible facilité.
L'art et la littérature se mesurent avant tout par la qualité et l'originalité de leurs formes sans lesquelles leurs contenus deviendraient du journalisme ou quelque chose d'approchant. Or, à chacun son métier, comme disait le poète Ahmed Azzegagh. Et, finalement, le véritable tabou demeure bien celui de la médiocrité.


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