Algérie

Fronton : Aux illustres anonymes



La semaine dernière est mort celui qui avait amené le chanteur français, Georges Brassens, à composer L’Auvergnat, chanson où il rendait hommage à ceux qui, en ses années de misère, lui avaient tendu la main. «Elle est à toi cette chanson, toi l’Auvergnat qui, sans façons, m’a donné quatre bouts de bois, quand dans ma vie il faisait froid». Ces vers, écrits en 1954, renvoyaient, sans le citer, à un certain Cambon qui tenait à Paris le «Bar des Amis», à l’époque où ces établissements distribuaient aussi le bois ou le charbon. Le brave homme vient de s’éteindre dans la solitude collective d’une maison de retraite en province. Il avait confié, après le décès du chanteur, que celui-ci n’avait pas toujours de quoi payer son bois. Dans sa fameuse pièce de théâtre, Six personnages en quête d’auteur, Pirandello prenait le contre-pied de la réalité où ce sont les auteurs qui ont besoin de modèles réels pour créer les êtres qui peuplent leurs romans, films, chansons… ce qui d’ailleurs concerne autant les œuvres réalistes que fantastiques. Parfois, un seul individu suffit à construire un personnage et il se trouve généralement «brouillé» pour préserver son identité. Mais, le plus souvent, plusieurs personnes sont «fondues» en un seul personnage. L’art et la littérature doivent donc aussi à ces illustres anonymes qui ignorent souvent leur glorieuse vie parallèle. Le Turc, Nazim Hikmet, a écrit un ouvrage poétique intitulé Encyclopédie des hommes illustres où il magnifiait des personnes parmi les plus humbles de son pays. Son dessein politique l’avait conduit à ne pas les masquer. Mais il en va autrement quand l’œuvre inclut des relations personnelles ou intimes. Cela vaut partout, pour des raisons légitimes de protection de la vie privée et, a fortiori, dans les sociétés régies par une grande pudeur sociale et des interdits. Avant Pirandello, et de façon réelle, quelqu’un avait demandé à un auteur de lui écrire sa propre histoire d’amour. Cela se passait en Algérie, près de Biskra, à la fin du XIXe siècle. L'homme se nommait Sayyed. L’auteur,
Mohamed Ben Guittoun, a composé, pour cet ami éploré, l’un des plus beaux poèmes d’amour qui soit, Hiziya (1878). Si l’on sait l’essentiel de cette passion brisée par le décès de la bien-aimée, on ignore presque tout d’elle, hormis son prénom, à supposer qu’il soit le vrai. De même, qui fut cette Bakhta, qui inspira à cheikh Khaldi son magnifique poème, écrit dans les années quarante à Mascara ' Ou encore la sublime muse de Annaba qui fit naître Nedjma en Kateb Yacine ' Il se trouve que les trois sont des femmes, ce qui, dans notre société où l’on utilise encore l’euphémisme de «maison» pour désigner une épouse, oblige à la discrétion. La pratique touche cependant tous les types de personnages et cela, dans le monde entier. Aux illustres anonymes effacés dans les histoires d’auteurs, il ne reste donc que la possibilité de devenir auteurs de l’histoire. En restant anonymes.


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