Algérie

Frantz Fanon, un intellectuel engagé du côté des opprimés Publié le 09.12.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie



Frantz Fanon, un intellectuel engagé du côté des opprimés Publié le 09.12.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Améziane Ferguene(*)

Le 6 décembre 1961 disparaissait précocement Frantz Fanon. Cette année 2023 marque donc le 62e anniversaire de la mort (à seulement 36 ans) de ce grand intellectuel antillais qui a consacré une partie de sa vie à la cause de l’indépendance de l’Algérie. Je suis de ceux qui déplorent que l’Algérie officielle n’honore pas comme il se doit la mémoire de cet homme qui, par son action concrète, a énormément contribué au combat des Algériens contre l’oppression coloniale.
Je déplore tout autant, sinon plus, que l’Université algérienne, notamment dans sa composante sciences humaines et sociales, ne déploie pas plus d’efforts (à travers des mémoires, des thèses, des colloques, des publications...) pour faire vivre la pensée de cet humaniste dont les écrits ont fortement inspiré non seulement les guerres de libération de la domination coloniale, mais plus largement les luttes de tous les opprimés contre l’oppression. Dans le cadre d’une soirée-débat organisée à Grenoble (ville du sud-est de la France) sur le mouvement intellectuel dit «de la Négritude» (mouvement né dans l’entre-deux-guerres et animé notamment par le Martiniquais Aimé Césaire et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor), j’ai été invité, en tant qu’universitaire d’origine algérienne, à prendre la parole pour évoquer la vie et l’œuvre de Frantz Fanon.
Le texte qui suit reprend la conférence que j’ai donnée à cette occasion.
Frantz Fanon est né le 25 juillet 1925 à Fort-de-France (Martinique) et mort le 6 décembre 1961 (d’une leucémie) dans un hôpital militaire de Bethesda, banlieue de Washington. Psychiatre de formation, il était, en tant que Martiniquais, de nationalité française. Pourtant, à un moment donné de sa courte existence (il n’a vécu que 36 années et demie), il s’est identifié pleinement comme citoyen algérien, au point de s’impliquer, à la fois intellectuellement et politiquement, dans la lutte de Libération nationale de l'Algérie.
Toutefois, en tant qu’intellectuel, son engagement ne s’est pas limité à l’Algérie, il a englobé l’ensemble des causes justes. Ainsi, dans ses écrits, il a dénoncé toutes les formes de domination et pris clairement position en faveur du combat libérateur : celui des colonisés contre le système colonial, celui des Noirs contre la ségrégation raciale, etc. À travers la révolte des Africains contre la domination européenne qu’il a brillamment plaidée et fortement encouragée, c’est le combat de tous les opprimés contre l’oppression qu’il a théorisé et soutenu.
D’une certaine manière, on peut dire que Frantz Fanon était de toutes les luttes, appelant d’ailleurs à une solidarité entre les dominés, non seulement à l’échelle nationale (d’un pays), mais à l’échelle internationale.
Il est d’ailleurs considéré, à juste titre, comme l’un des penseurs de ce que l’on a appelé le «tiers-mondisme» (une notion qui sera précisée ci-après). Le parcours exceptionnel de l’intellectuel militant que fut Frantz Fanon va être retracé ici en trois temps.
1. L’engagement concret de Frantz Fanon contre l’oppression ;
2. L’anti-colonialisme, l’anti-racisme, le panafricanisme et le tiers-mondisme ;
3. Le legs de Fanon, résumé en quelques citations extraites de son œuvre.
L’exposé se conclura par un parallèle entre Frantz Fanon et Albert Camus, autre intellectuel algérien d’origine française qui n’a pas pris la même position sur la question de l’indépendance de l’Algérie.

I. L’engagement concret de Frantz Fanon contre l’oppression
Premier engagement : dans l’Armée française de libération

On ne le sait pas suffisamment, mais F. Fanon s’est battu pour la libération de la France de l’occupation allemande. En effet, après le ralliement des Antilles françaises au général de Gaulle, F. Fanon s’est engagé en 1943 (à 18 ans donc) dans les FFL (Forces françaises libres). Il explique cet engagement en déclarant ceci : «Chaque fois que la liberté et la dignité de l’homme sont en question, nous sommes tous concernés : Blancs, Noirs ou Jaunes.» Combattant sous les ordres du général de Lattre de Tassigny, il est même blessé dans les Vosges.
Mais (car il y a un mais, hélas !), il connaît là une énorme désillusion : venu en métropole se battre pour l’idéal de liberté, il est confronté à la discrimination éthnico-raciale au sein même du groupe dans lequel il est affecté, ses camarades de combat blancs le regardant de haut en raison de la couleur de sa peau.

Deuxième engagement : au sein du FLN pour l’indépendance de l’Algérie
En 1953, F. Fanon est nommé médecin-chef d'une division de l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie, pays qu’il connaît un peu pour y avoir séjourné quelques semaines au tout début des années 1950 (en tant que membre de l’armée française). Dans le cadre de l’exercice de son métier de psychiatre à Blida-Joinville, il prend progressivement conscience des ravages sociaux, culturels et psychiques que la colonisation provoque chez les Algériens. Il explique, à ce sujet, que la colonisation entraîne une «dépersonnalisation qui fait de l'homme colonisé un être opprimé, rejeté, acculturé, aliéné, infantilisé et… déshumanisé».
Pour soigner les nombreux malades mentaux qu’il reçoit («des fous», comme on disait alors), il introduit des méthodes modernes de «psychothérapie» et de «sociothérapie», qu'il adapte à la culture algérienne (culture faite, on le sait, de traditions berbères, africaines et méditerranéennes auxquelles se sont ajoutés la foi religieuse portée par l’Islam et des ingrédients de la culture arabe apportés par les conquérants musulmans venus de la péninsule Arabique).
Remarque importante : C’est sa confrontation à la «folie» des Algériens (dans le cadre de sa pratique professionnelle) qui a fait prendre conscience à F. Fanon que la racine du mal réside dans le système colonial. Et, donc, que l’unique solution à ces innombrables déséquilibres mentaux se trouve dans la fin de ce système. Sur cette base, il n’hésite pas à s’engager, à la fois intellectuellement et politiquement, dans la résistance nationaliste armée.
À la suite de son engagement au sein du FLN, et en toute logique avec ses convictions (selon lesquelles la vraie solution aux déséquilibres mentaux des Algériens est non pas dans la médecine mais dans la fin du système colonial), il remet, en 1956, sa démission en tant que médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.
Expulsé d’Algérie par le gouvernement français en janvier 1957, il rejoint la direction du FLN, installée alors à Tunis, où il contribue activement au journal El Moudjahid (l’organe central du FLN), dans lequel il rédige de nombreux articles sur la torture, un sujet qu’il connaît bien pour avoir soigné à Blida non seulement de nombreuses victimes, mais aussi des tortionnaires, marqués psychologiquement par les atrocités qu’ils ont fait subir à des êtres humains, déclarés ennemis par le système colonial.
À ce moment de sa vie, F. Fanon a-t-il renoncé à la nationalité française ? Certains auteurs l’affirment, mais la chose n’est pas prouvée. Ce qui est sûr, en revanche, ce sont trois choses :
1°) F. Fanon s’est identifié pleinement à l’Algérie dont il a adopté la nationalité ;
2°) Sans se convertir à l’Islam, il s’est donné un prénom algérien qu’il ajoute à son premier prénom, se faisant appeler dès lors Frantz Ibrahim-Omar Fanon ;
3°) Sentant la mort proche, il a, dans une lettre envoyée à des amis, émis le vœu d’être enterré en terre algérienne.
Tout Algérien qu’il était devenu, F. Fanon n’est pas resté, pour autant, enfermé dans la seule cause algérienne. Non, l’intellectuel militant qu’il était a défendu avec acharnement d’autres causes : l’anticolonialisme en général, le rejet de la ségrégation raciale, l’émancipation de l’Afrique et… ce que l’on a appelé le «tiers-mondisme».

II. L’anticolonialisme, l’antiracisme, le panafricanisme et le tiers-mondisme
Il n’y a pas lieu de s’étendre ici sur l’anticolonialisme de F. Fanon qui se situe, évidemment, dans la logique de son engagement pour l’indépendance de l’Algérie.
Il n’est également pas utile de s’étendre sur son antiracisme, qui s’est nourri, en grande partie, de l’œuvre de Léopold Sédar Senghor et, surtout, d’Aimé Césaire, son aîné de 12 ans (et Martiniquais comme lui). Son ouvrage Peau noire masques blancs (publié en 1952) témoigne de cet engagement. Il ne s’agit pas simplement d’une œuvre de dénonciation du racisme (comme il y en a beaucoup). C’est bien plus que cela : c’est une réflexion psychanalytique profonde sur le discours raciste et le problème de l’identité coloniale et post-coloniale.
À ce titre, il a eu (cet ouvrage) une grande influence sur les animateurs des mouvements contre la ségrégation raciale aux USA (le «Black Panther Party» notamment) et sur beaucoup de leaders indépendantistes africains.
En revanche, le panafricanisme et le tiers-mondisme de F. Fanon méritent quelques mots d’explication.
a) Le panafricanisme : défini simplement, le panafricanisme est un mouvement idéologique et politique qui entend promouvoir l’émancipation du continent africain au moyen d’une forte solidarité impliquant non seulement tous les Africains qui vivent sur le continent, mais aussi tous les humains et groupes d’humains d’ascendance africaine, dispersés dans le monde (ceci indépendamment de leurs origines ethniques, leurs croyances religieuses, leurs conditions socioéconomiques, leurs opinions politiques, etc.).
À ce sujet, il importe de noter que F. Fanon a été pendant un certain temps le représentant du FLN algérien sur le continent noir. Installé à Accra (capitale du Ghana), il a eu, dans ce cadre, la possibilité de côtoyer la plupart des leaders des mouvements de lutte de libération africains. Et, donc, de prendre conscience de l’exigence de solidarité entre les peuples africains, alors sous le joug de la domination coloniale. Militant anticolonialiste et antiraciste, F. Fanon défend alors avec vigueur le projet panafricain, n’hésitant pas à s’opposer fermement aux dirigeants noirs modérés ou, pire, tentés de pactiser avec l’ennemi.
Dans le cadre de cet engagement panafricaniste, F. Fanon a, au cours des dix dernières années de sa vie, rédigé un ensemble de textes qui ont été publiés en 1964 (après sa mort donc) sous le titre : Pour la révolution africaine : Écrits politiques. Dans ces textes (où il n’est pas tendre avec les leaders africains impliqués dans des combines néocoloniales), il explore tour à tour le sort déplorable (pour ne pas dire misérable) du colonisé ; l’attitude des intellectuels européens de gauche face à la guerre d’Algérie (et au mouvement de décolonisation en général) ; les voies et les moyens d’une jonction des luttes de tous les opprimés ; et, surtout, les conditions d’une solidarité active entre tous les Africains en vue d’une future union de l’ensemble du continent africain.
Les analyses des réalités africaines de l’époque exposées dans cet ouvrage constituent, certes, une réflexion théorique fine d’un intellectuel engagé, mais elles ne sont pas que cela : elles constituent un véritable acte militant de l’auteur en faveur de la libération totale de l’Afrique.
b) le tiers-mondisme : Le tiers-mondisme est une notion forgée dans les années 1950, période pendant laquelle le processus de décolonisation a pris une réelle ampleur. Ce terme désigne un courant de pensées qui soutient la cause du «tiers-monde», c’est-à- dire le troisième monde formé par les peuples dominés de la planète, et qui n’appartenaient à aucun des deux camps qui étaient alors en conflit pour le leadership mondial : le camp occidental et le camp soviétique.
Précision : Ce terme «tiers-monde» a été utilisé pour la première fois en 1952, par le démographe français Alfred Sauvy pour désigner l’ensemble formé par les pays pauvres (alors en lutte contre la domination étrangère pour beaucoup d’entre eux), dont la situation pouvait être mise en parallèle avec ce que l’on appelait le tiers état dans l'ancien régime en France : le peuple, en tant que tiers état, était nettement défavorisé par rapport aux deux autres corps qui dominaient la société féodale de l’époque, à savoir la «noblesse» et le «clergé».
Pour bien comprendre le sens de cette expression «tiers-monde», il faut se référer au contexte de la période des années 1950-1960, marqué par deux phénomènes :
Premièrement, le puissant mouvement d’émancipation des colonies et semi-colonies et de lutte contre l’oppression exercée par des classes dirigeantes locales (souvent corrompues et alliées aux puissances étrangères). Voici quelques événements cruciaux à cet égard :
a) 1947, l’Inde de Gandhi obtient son indépendance (l’Inde de l’époque, c’est celle d’aujourd’hui+le Pakistan et le Bengladesh) ;
b) 1949, sorti vainqueur de la guerre contre l’envahisseur japonais et du conflit qui l’a longtemps opposé au Guomindang ou Kouo-Min-Tang (son ennemi interne), le Parti communiste chinois prend le pouvoir en Chine, et Mao Tsé-toung proclame la République populaire de Chine ;
c) 1954, sous la direction de Ho Chi Minh et de Vo Nguyen Giap, le Viêt-Nam vient à bout de la domination coloniale française à Diên Biên Phu ;
d) 1959, sous la direction de Fidel Castro et de Che Guevara, la révolution cubaine triomphe de la dictature de Batista (allié des USA),
e) 1962, l’Algérie devient indépendante après une guerre meurtrière de sept ans.
Ce sont, là, les faits marquants de cette époque, qui a vu de nombreux peuples s’affranchir de la domination coloniale et/ou de l’oppression exercée par des régimes dictatoriaux locaux souvent inféodés aux puissances étrangères.
Deuxièmement, le contexte de l’époque (années 1950-1960) est marqué aussi par la division du monde en deux grands blocs : le bloc capitaliste occidental dirigé par les États-Unis ; et le bloc socialiste oriental dirigé par la Russie soviétique. Entre ces deux blocs, c’est la rivalité et la confrontation dans le cadre de ce que les analystes et les diplomates appelaient la «Guerre froide».
Dans ce contexte, l’expression «tiers-monde» trouve tout son sens, dans la mesure où les pays nouvellement décolonisés (ou affranchis des régimes locaux oppressifs) constituent, en effet, un «troisième monde» : n’appartenant ni à l’un ni à l’autre des deux blocs, et étant dans leur grande majorité sans grande influence sur le plan international, ils étaient les «laissés-pour- compte» du système de gouvernance mondiale (de la même manière que le «tiers état» était démuni par rapport à la «noblesse» et au «clergé» dans la France de l’Ancien Régime).
Le «tiers-mondisme», en tant que courant de pensée, est largement influencé par le marxisme (qui était alors à son apogée). Toutefois, par rapport au marxisme, le tiers-mondisme apporte une nuance importante : ce n’est pas la classe ouvrière des grands centres urbains occidentaux qui va émanciper l’humanité, mais ce sont les masses pauvres du tiers-monde, majoritairement paysannes, qui vont le faire (le prolétariat des pays industrialisés étant considéré comme «largement embourgeoisé»).
Voilà, brièvement résumé, ce qu’est le courant de pensée «tiers-mondiste», que F. Fanon a, non seulement, défendu, mais qu’il a grandement contribué à élaborer, notamment avec son œuvre majeure, parue en 1961 sous le titre Les damnés de la terre (cet intitulé désignant les peuples opprimés qui, en se libérant de l’oppression, ont vocation à libérer l’ensemble de l’humanité).
Ce livre, préfacé par le philosophe Jean-Paul Sartre, est devenu un classique du «tiers-mondisme». Considéré comme le testament politique de F. Fanon (car il a été publié peu de temps avant sa mort), l’auteur y expose à la fois son analyse des traumatismes que le système colonial inflige aux colonisés et toute une réflexion sur un «tiers-monde» révolutionnaire porteur d’un projet d’une humanité nouvelle («projet utopique» aux yeux de certains commentateurs).

III. L’héritage intellectuel de F. Fanon à travers quelques citations
Bien que peu connu et pas toujours reconnu (ou reconnu seulement dans des sphères restreintes, et assez tardivement), l’héritage intellectuel de F. Fanon est énorme. Les ouvrages mentionnés ici, auxquels il faudrait en ajouter d’autres (notamment L’an cinq de la révolution algérienne, paru en 1959) en témoignent. Faute de pouvoir approfondir ici la présentation de ces œuvres, quelques citations, qui en sont extraites, permettent de résumer la réflexion (théorique) et les positions (politiques) de F. Fanon, sur la grande question de l’affranchissement des «damnés de la terre» du joug de l’oppression. En particulier, les neuf citations suivantes reflètent bien la pensée de l’auteur (cf. Jeune Afrique du 06/12/2016, auquel nous les empruntons, en les présentant ici dans un autre ordre et une optique différente).
1. «Le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc.» (Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952).
2. «Le régime colonial est un régime instauré par la violence. C’est toujours par la force que le régime colonial s’est implanté. C’est contre la volonté des peuples que d’autres peuples, plus avancés dans les techniques de destruction ou numériquement plus puissants, se sont imposés. Violence dans le comportement quotidien, violence à l’égard du passé qui est vidé de toute substance, violence vis-à-vis de l’avenir.» (L’an V de la révolution algérienne, Maspero, 1959).
3. «La colonisation est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité.» (Les damnés de la terre, Maspero, 1961).
4. «Les nations européennes se vautrent dans l’opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves. Elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis sur la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes.» (Les damnés de la terre, Maspero, 1961).
5. «La mobilisation des masses, quand elle se réalise à l’occasion de la guerre de libération, introduit dans chaque conscience la notion de cause commune, de destin national, d’histoire collective. La construction de la nation se trouve facilitée par l’existence de ce mortier travaillé dans le sang et la colère.» (Les damnés de la terre, Maspero, 1961).
6. «La guerre d’Algérie est la conséquence logique d’une tentative avortée de “décérébraliser” un peuple.» (Pour la révolution africaine, Maspero, 1964).
7. «L’ONU n’a jamais été capable de régler valablement un seul des problèmes posés à la conscience de l’homme par le colonialisme et, chaque fois qu’elle est intervenue, c’était pour venir concrètement au secours de la puissance colonialiste du pays oppresseur. En réalité, l’ONU est la carte juridique qu’utilisent les intérêts impérialistes quand la carte de la force brute a échoué.» («La mort de Lumumba : pouvions-nous faire autrement ?», article paru dans Afrique Action (devenu Jeune Afrique) du 20/02/1961, dans lequel, suite à l’assassinat de Patrice Lumumba, la grande figure de l’indépendance du Congo belge (actuelle RDC), F. Fanon dénonce à la fois l’ONU et les dirigeants africains fantoches, véritables marionnettes manipulées par les puissances occidentales.)
8. «Le grand succès des ennemis de l’Afrique, c’est d’avoir compromis les Africains. Ils étaient directement intéressés par le meurtre de Lumumba. Chefs de gouvernements fantoches, au sein d’une indépendance fantoche, confrontés jour après jour à une opposition massive de leurs peuples, ils n’ont pas été longs à se convaincre que l’indépendance réelle du Congo les mettrait personnellement en danger.» («La mort de Lumumba : pouvions-nous faire autrement ?» Même référence qu’à la citation n°7, ci-dessus).
9. «Roger, ce que je veux vous dire c’est que la mort est toujours avec nous, et l’important n’est pas de savoir si l’on peut l’éviter, mais si l’on fait le maximum pour les idées qui sont les nôtres. Ce qui me choque ici dans ce lit, au moment où je sens mes forces s’en aller, ce n’est pas de mourir, mais de mourir à Washington, de leucémie aiguë, alors que j’aurais pu mourir il y a trois mois, face à l’ennemi, puisque je savais que j’avais cette maladie. Nous ne sommes rien sur cette terre, si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause : la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers-Monde et, si j’ai tenu, c’est à cause d’eux.» (Lettre de Fanon envoyée peu de temps avant sa mort à son ami Roger Taïeb, 1961).

En guise de conclusion : Albert Camus versus Frantz Fanon
On vient de voir à quel point F. Fanon s’est engagé du côté des Algériens contre l’oppression coloniale. Tel n’a pas été le cas d’Albert Camus, grand écrivain devant l’Eternel (prix Nobel de littérature en 1957). Algérien de souche européenne (ou «Français d’Algérie», comme on disait alors), il n’a pas soutenu l’insurrection algérienne contre le système colonial. Pire : il n’était pas du tout favorable à l’indépendance de l’Algérie. Une phrase qu’il aurait prononcée, à ce sujet, est restée dans les mémoires, en Algérie et ailleurs. Il aurait dit : «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.» (Le mot «mère» désignant ici métaphoriquement la France).
Pourtant, Camus avait pleinement conscience des énormes souffrances que ce système colonial infligeait aux populations autochtones d’Algérie, souffrances que le grand humaniste qu’il était, par ailleurs, avait courageusement dénoncées. Ainsi, en 1939, dans une série d’articles qu’il a publiés dans le journal Alger républicain, il a décrit minutieusement la détresse dans laquelle étaient les villages de Kabylie, suite à des enquêtes minutieuses qu’il avait réalisées dans la région.
Dans ces articles-reportages, il souligne notamment, de façon poignante, que des enfants affamés de ces montagnes de Kabylie avaient pris l’habitude de se rendre dans les champs pour s’y nourrir d’herbes et de plantes. Ce faisant, non seulement ils développaient de terribles maladies qui les handicapaient à vie, mais quelquefois ils en mourraient après avoir avalé des racines vénéneuses.
Précision : ces articles parus en 1939 dans Alger républicain, sous la plume d’Albert Camus, ont été repris et publiés en 2005, sous la forme d’un petit ouvrage, par Zirem (éditeur de Béjaïa), sous le titre : Misère de la Kabylie.
A. F.
(*) Socio-économiste du développement, Université Grenoble Alpes. Dernier ouvrage (paru en 2021) : Territoire et développement local au Sud : Analyse de six expériences en Afrique du Nord.



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