Accra, 1958. Délégué du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, Frantz Fanon y croise le fer, s’interrogeant sur les racines du colonialisme et les conditions de légitimité de la révolution anti-coloniale.
Ecrit, en partie, à la première personne, comme un roman mais avant tout comme une autobiographie imaginée, sans que rien ne soit inventé, Raphaël Confiant nous livre, dans L’Insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex (2017), un portrait personnel et prenant du combattant et rebelle antillo-algérien. Nous remercions Raphaël Confiant et Caraïbéditions de nous donner la possibilité de publier un extrait du chapitre VII de cet ouvrage.
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Léopold Sédar Senghor a longtemps brouillé ma vision de l’Afrique noire. Si je reconnais que le poète a du talent, qu’il a su se forger un style à la frontière entre les épopées des griots de son Sénégal natal et les élégies de Paul Claudel, j’abhorre le théoricien. Ou plus exactement, le pseudo-théoricien. « L’émotion est nègre comme la raison est hellène » a-t-il osé écrire et défendre dans des textes d’une insupportable logorrhée, marqués au coin de la pensée raciste d’un Lévi-Bruhl et de ses concepts creux tels que la tristement célèbre « pensée pré-logique ». Il y avait peu d’étudiants africains noirs à l’université de Lyon, tant à la faculté de médecine qu’à celle des Lettres où je m’étais également inscrit afin de suivre les cours de philosophie (ceux du professeur Merleau-Ponty nous enchantaient) même s’il y existait une section de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France, au sein de laquelle je pus me faire quelques amis. En revanche, les Nord-Africains, surtout les originaires d’Algérie, y étaient en nombre. J’avais donc une connaissance médiocre de ce continent d’où provient la majorité de mes ancêtres, mais j’avais grand-hâte de le découvrir. Je ne reniais pas pour autant le fait que ma mère fut demi-Alsacienne d’où ce prénom germanique qu’elle avait tenu à me donner. J’abordai donc le Ghana avec une certaine appréhension, même si j’avais pris soin de me documenter sur ce qui, avant la mainmise britannique, constituait un puissant empire qui dura des siècles. Le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne m’avait, en effet, désigné, en cette année 1959 pour le représenter dans ce qui serait le tout premier Congrès Panafricain.
Accra, sa capitale, me surprit par son calme et la beauté de ses parcs. Il me revient qu’en Martinique ce mot désigne une variété de beignet de morue séchée dont on dit que la recette viendrait d’Afrique. Je veux bien le croire, mais je n’eus pas le temps de le vérifier qu’on en trouvait sur les nombreux petits marchés ambulants que l’on croisait dès la sortie de l’aéroport. J’étais pressé de rejoindre le centre de conférences afin d’y établir des contacts avec certaines délégations, notamment la congolaise et son leader Patrice Lumumba qui soutenait la révolution algérienne. J’avais aussi une mission plus secrète : redéfinir avec le délégué égyptien nos lignes d’approvisionnement en armes. En effet, les services secrets français en avaient découvert plusieurs et procédé à des arrestations à Alger et à Constantine. La résistance intérieure était menacée d’asphyxie si nous ne rétablissions pas au plus vite ce courant d’échanges. Gamal Abdel Nasser, le président égyptien, s’y était engagé dans l’un de ses discours-fleuves dont il avait le secret et dont je trouvais qu’ils hypnotisaient un peu trop son peuple. Mes camarades FLN, à Tunis, s’en amusaient, prétendant que les Egyptiens rêvassaient pendant la journée grâce au raïs et la nuit, grâce à l’étoile de l’Orient, la sublime Oum Kalsoum, dont la radio « La voix des Arabes » diffusait en continu les chansons. Nous aussi, nous l’écoutions jusqu’à plus soif, quand, épuisés par des heures de discussions, nécessaires car chacune de nos décisions engageait la vie de nos combattants, nous nous affalions sur nos chaises dans la petite salle de rédaction d’El Moudjahid où une servante discrète nous servait du thé à la menthe sans que nous ayons à la solliciter.
Les délégations négro-africaines avaient fière allure dans leurs vêtements traditionnels et le président du congrès, Tom M’Boya, leader syndicaliste de l’Est africain me fit forte impression. Un grand sérieux présidait aux réunions qui étaient cependant un peu trop libres d’accès à mon gré. Je n’avais aucune confiance dans la nuée de journalistes européens et nord-américains venus couvrir la manifestation. Impossible qu’il n’y eût pas en leur sein des espions au service du colonialisme et de l’impérialisme ! C’est ainsi que je dus me défaire brutalement d’une pourtant ravissante journaliste italienne, dénommée Clara, qui ne me lâcha pas d’une semelle dès le premier jour. Elle affirmait travailler pour La Stampa de Milan, mais son français était trop parfait, trop dénué d’accent pour être catholique. La vérité était qu’elle était grand reporter au Figaro et qu’on avait dû la mandater pour suivre pas à pas, pour écouter et enregistrer chaque parole de ce drôle de Martiniquais qui se targuait d’être délégué du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. Je feignis un temps de n’avoir rien découvert et l’abreuvai de fausses informations sur nos activités à Tunis, chose qui eut l’air de l’intéresser prodigieusement puisqu’elle ne cessait de prendre des notes sur un petit carnet à couverture bleue.
La conférence commença sous d’intéressants auspices : unanimement, les délégations, pour la plupart des mouvements de libération, tombèrent d’accord sur le fait que les empires coloniaux européens étaient condamnés par l’Histoire et que l’Afrique devait désormais se gouverner elle-même. Le plus exaltant fut le rejet des frontières arbitraires, souvent tracées au cordeau par les soi-disant explorateurs, et la proposition de concevoir cinq fédérations. L’Etoile Nord-Africaine, puis la Ligue arabe avaient montré la voie au reste du continent. Face à la toute-puissance de l’Occident, des Etats minuscules n’avaient aucune chance de perdurer, sauf à repasser sous la coupe des anciens colonisateurs. Mes camarades, à Tunis, n’aimaient pas trop que j’évoque la grande figure d’un des précurseurs du nationalisme Algérien, Messali Hadj, le fondateur de l’Etoile Nord-Africaine, à cause de son opposition à la lutte armée et sa participation aux élections organisées par le gouvernement général d’Alger. Ils considéraient le 1er novembre 1954 comme l’acte fondateur de la Révolution, ce qui, à mon humble avis, était à la fois faux et vrai. Faux, parce que les autochtones du pays, certes sans état, se situant entre le royaume du Maroc et la Tunisie, qu’on les nomme Berbères ou Arabo-Berbères, n’ont jamais accepté le coup de force de 1830. La France est venue sur la rive sud de la Méditerranée, elle s’est imposée par la baïonnette, s’est installée, y a dicté sa langue et son mode de vie, mais sans jamais y réussir totalement. Avant Messali Hadj, n’y avait-il pas eu, au XIXè siècle, le célébrissime émir Abdelkader ? Le coup de tonnerre de 1954 n’était, en fait, que la continuation d’une longue résistance de plus d’un siècle et demi, résistance tantôt larvée, tantôt ouverte. Mais les fervents du coup d’éclat que la presse française qualifia de « Toussaint rouge » avaient aussi raison. Soixante-dix attentats en une trentaine de lieux à travers la vaste Algérie, ce n’était pas rien !
Ce que je trouvais le plus exaltant dans la visée du chef de l’Etoile Nord-Africaine, c’était son idée d’union. Il rêvait que les trois pays du Maghreb en arrivent un jour à ne former qu’un seul et même état, unique manière d’espérer pouvoir tenir tête à l’Europe conquérante, voire même à rivaliser avec elle. Au FLN, on n’en discutait jamais, certains la considérant comme une pure chimère ; d’autres, comme une loufoquerie. C’était, pour moi, un tort, mais tout Algérien que j’étais devenu, il ne m’était pas possible de m’aventurer sur ce terrain avec mes camarades. J’étais, de par mon ascendance martiniquaise, contraint à une manière de réserve sur certains sujets. Je m’interdisais ainsi, d’aborder la question du préjugé de couleur qui ronge la société arabe et le relatif mépris envers le Noir pauvre. A moi, personne dans la rue, lorsque je travaillais à Blida ou me rendais à Alger, n’avait jamais lancé au visage les affligeants abid (esclave) ou kachlouche (négro), sans doute à cause de mes vêtements européens, de mon allure ou de ma démarche, je ne sais, mais je n’ignorais pas que les Algériens originaires du Sud, à la peau d’ébène, souffraient en silence, de discrimination.
Il y avait donc des sujets tabous : la question berbère, la question noire, la question juive. Quand on se hasardait à les aborder, on vous faisait immédiatement comprendre qu’il ne fallait pas tomber dans le piège de la division tendu par le colonisateur français et dans le cas berbère, kabyle plus exactement, mes camarades du FLN avaient raison. Grotesques étaient ces démonstrations pseudo-historiques visant à démontrer que les habitants des Aurès étaient les descendants des Wisigoths et des Ostrogoths qui, au VI ème siècle, avaient traversé l’Europe depuis l’Allemagne, passant par l’Espagne avant de faire halte au coeur de ce qui est appelé aujourd’hui l’Algérie. Beaucoup de kabyles sont roux ou blonds, ils ont parfois les yeux bleus, ce qui en est la preuve irréfutable, pouvait-on lire sous certaines plumes, et ils n’ont donc rien à voir ni avec les Arabes qui les ont soumis à leur joug, ni avec l’islam qui les abrutit. Ils sont d’ailleurs tout disposés à se convertir au christianisme. Renseignement pris, les Wisigoths n’étaient jamais allés plus loin que Tolède en Espagne ! Et le royaume qu’ils avaient construit au nord du Portugal et en Galice fut même détruit par la conquête musulmane en 711. Je m’interdisais donc d’écrire sur la question berbère pour ne pas entretenir les divisions et ainsi faire le jeu du colonisateur. Quant à la question noire, elle était, à vrai dire, assez marginale, dans un pays où, hormis dans l’extrême sud, au Sahara donc, les gens à peau noire étaient fort peu nombreux. Soulever pareille question n’aurait eu, comme pour la question berbère, qu’un seul et unique effet : ravir nos oppresseurs. Personne ou presque, parmi mes camarades, ne savait que j’avais publié en 1952 un ouvrage intitulé Peau noire, masque blanc qui, il est vrai, concernerait très spécifiquement le cas des Antilles. D’autant que Abbane Ramdane avait en plus réussi à me convaincre :
–L’esclavage musulman, tout condamnable qu’il soit, n’a jamais été fondé sur la race, Omar, contrairement à celui que les Européens ont pratiqué dans ton île et dans les Amériques. L’islam a mis dans les fers aussi bien des Noirs subsahariens animistes que des Blancs européens chrétiens. Entre le X et le XIII siècle, il y a eu plus d’un million d’esclaves espagnols, sardes, siciliens, corses et du Midi français, et n’oublie jamais que Cervantès, l’auteur du Don Quichotte, a été, durant trois années prisonnier à Alger de ceux que les Européens de l’époque appelaient les Barbaresques ! N’oublie jamais ça !
J’étais prêt à tout reconnaître, en revanche je refusais de mettre de côté la question juive. A Lyon, quand je faisais ma médecine, beaucoup d’entre mes meilleurs camarades étaient de religion hébraïque et n’avais-je pas bravé, à dix-huit ans seulement, le régime de l’Amiral Robert qui sévissait à La Martinique, pour rejoindre De Gaulle ? Ne l’avais-je pas fait aussi pour que cesse l’extermination du peuple de Moïse ?
– Ils nous ont trahis ! Ils ont trahi la terre qui les a vus naître, l’Algérie.
Telle était l’antienne des dirigeants du FLN. […]
Mohamed Khider nous écoutait nous étriper à propos de cette question avec un petit sourire intrigant. Il était beaucoup moins porté sur l’intellectualisme que nous, plus pragmatique, plus serein aussi. Il faisait partie des rares camarades qui jamais ne doutaient, même un seul instant, de notre victoire, même quand le général Massu et ses six milles paras avaient pris Alger en otage, même quand le général Challe et ses troupes s’étaient mis à écraser nos maquis les uns après les autres. Sur tous les sujets, et donc sur celui de la place des Juifs dans la future Algérie libre, il émettait un avis rempli de bon sens :
–Ceux qui auront combattu à nos côtés seront considérés comme des Algériens à part entière. Et ceux qui auront soutenu l’entreprise coloniale devront débarrasser le plancher.
Croyez-vous sérieusement que nous pouvons faire face, les mains vides, à la scélératesse des colons français ? Pensez-vous que face aux chars et à l’aviation française, face au napalm, face à la torture, face aux destructions de villages entiers, nous sommes en mesure d’opposer une résistance passive ?
Au cours de cette conférence panafricaine donc, plus discutable fut le choix du non-alignement. J’essayai en vain, tout comme mes camarades de la délégation algérienne, Ahmed Boumendjel et Chawki Mostefaï, de faire valoir que le camp socialiste se tenait fermement aux côtés des peuples opprimés, mais on me rétorqua que les Etats-Unis ne soutenaient pas non plus le colonialisme européen. Ce qui était vrai, sauf que ce qui nous donnait des armes, à nous Algériens, c’était les Russes, les Tchèques et les Allemands de l’Est, par Egyptiens interposés. En revanche, détestable fut le choix de la non-violence dans le sillage de l’idéologie de Gandhi qui, à mon sens, ne pouvait être exportée, trop liée qu’elle était au mysticisme ou à la religiosité qui imprègne la société indienne, pour ce que j’en savais.
–Croyez-vous sérieusement que nous pouvons faire face, les mains vides, à la scélératesse des colons français ? Pensez-vous que face aux chars et à l’aviation française, face au napalm, face à la torture, face aux destructions de villages entiers, nous sommes en mesure d’opposer une résistance passive ? avais-je plaidé avec toute l’énergie dont j’étais capable.
J’avais alors exigé une réunion spéciale afin de pouvoir expliquer l’usage de la fameuse gégène, ce qui me fut accordé, quoique sans grand enthousiasme, chez les zélateurs de ceux qu’ils appelaient, la bouche en cul de poule, l’action pacifique. Il m’avait fallu montrer des photos de ce générateur électrique singulier qui sert à recharger les téléphones quand une armée est en campagne. Décrire par le menu son utilisation détournée par les paras des généraux Massu et Aussaresses dans une Algérie transformée en un immense camp de concentration.
–On branche le générateur sur vos oreilles et vos testicules, oui, camarades, vous m’avez bien entendu, vos testicules, et on actionne ! Vous recevez alors des décharges par saccades qui, même si vous vous décidez à avouer très vite, vont vous laisser des séquelles irréversibles. L’armée française utilise la gégène sans la moindre restriction depuis près de deux ans, chers camarades, et sachez aussi que celle-ci peut être mortelle ceux qui souffrent d’asthme ou de problèmes cardiaques.
Hélas, rien n’y fit ! J’eus beau déployer des trésors de rhétorique, le congrès panafricain refusa de voter une résolution de soutien à la Révolution algérienne. La conclusion de mon discours, phrases extraites d’un manuscrit que j’avais en préparation, avait même suscité un tollé dans certaines délégations :
–Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon !
L’aspect positif de ce congrès fut mes entretiens avec Patrice Lumumba du Congo, Félix Moumié du Cameroun, le président du Ghana, pays hôte, Kwame N’Khruma, qui nourrissait un rêve grandiose quoiqu’utopique : ériger les Etats-Unis d’Afrique. Utopique parce que les trois pays du Maghreb, unis par une même religion, une même langue et une même race arabo-berbère, n’arrivaient déjà pas à concevoir ne serait-ce qu’un Etat fédéral, j’avais du mal à croire qu’une trentaine ou une quarantaine de futurs Etats négro-africains, parlant des milliers de langues, peuplés de centaines d’ethnies aux croyances différentes, pourraient y parvenir.
J’avais mal à l’Afrique noire. Très mal. Je n’avais jamais pu oublier qu’après avoir passé mon doctorat de médecine, le tout premier poste que j’avais sollicité, après l’épisode raté de ma réinstallation dans ma terre natale, La Martinique, en 1951, se trouvait au Sénégal et que Léopold Sédar Senghor en personne s’était opposé à ma nomination. Je n’ai aucune preuve de ce que j’avance puisque personne n’avait daigné répondre à mon courrier, mais au plus profond de moi j’en ai la certitude. Je m’étais alors rabattu sur l’Algérie et l’hôpital de Blida-Joinville, ce que je n’ai eu jamais à regretter. J’ai aimé d’emblée ce peuple, je l’ai adopté, il m’a adopté. Je fais corps avec lui, avec sa lutte. Je me suis métamorphosé en Omar. Frantz n’est plus !
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Posté Le : 18/12/2018
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Raphaël Confiant
Source : revolutionpermanente.fr