Algérie

François Burgat: «En Algérie, les vieilles recettes rhétoriques risquent de ne plus suffire»



Spécialiste du monde arabe, directeur émérite de recherche au CNRS, François Burgat connaît bien l'Algérie, pour y avoir notamment enseigné sept ans le droit à l'Université de Constantine. Il était à Genève à l'invitation du think tank Forauswww.letemps.ch Luis Lema
Publié mardi 12 mars 2019
LE TEMPS : Comment interprétez-vous cette mise à l'écart d'Abdelaziz Bouteflika '
FRANCOIS BURGAT: Le geste est évidemment important puisqu'il satisfait la toute première demande des protestataires. Mais il faut bien sûr se garder d'un excès d'optimisme qui ferait de cette démission un véritable succès. Il reste en effet à savoir si nous assistons à un premier recul du système ou plutôt à une manœuvre destinée, pour assurer sa survie, à "faire" en quelque sorte "la part du feu". C'est pour l'heure cette seconde hypothèse qui apparaît comme la plus vraisemblable.
Dans quelle séquence se trouve est aujourd'hui cette mobilisation '
Nous sommes sortis avec le retrait du 5ème mandat sortons d'une phase de protestation qui était particulièrement consensuelle. Je l'appellerais que la phase du «dégagisme». Il y a eu en effet un consensus particulièrement total entre tous les acteurs du paysage politique puisque s'y sont sans doute associés un certain nombre de ceux qui, au sein du système savaient qu'ils allaient devoir céder sur l'objectif minimal de l'annulation du 5ème mandat. Cette demande n'avait donc pas à être idéologisée de façon très précise. Dès aujourd'hui, suite à la concession faite par A. Bouteflika, nous entrons dans une phase moins complètement consensuelle puisque qu'elle va désormais porter clairement sur le renouvellement du système et non simplement celui du dernier en date de ses titulaires. Cette phase ? si elle devait réussir ? aurait ensuite nécessairement une suite encore moins consensuelle. Viendra inéluctablement en effet une séquence de redistribution des ressources du régime déchu, ou de la partie du pouvoir que ce régime aura été contraint d'abandonner. On entrera alors dans une phase où la diversité des attentes de la société en viendra nécessairement à se manifester.
Le régime algérien est souvent décrit comme une boîte noire. L'une des caractéristiques propres à la situation institutionnelle de l'Algérie, c'est que, depuis 1978, soit depuis le décès du successeur ? ou plutôt du tombeur ? d'Ahmed Ben Bella, le président Houari Boumédiène, les détenteurs du pouvoir ne sont plus jamais parvenus à se mettre d'accord sur celui qui allait représenter leurs intérêts. A partir de Chadli Benjedid, ils ont toujours mis en avant un président "de façade", quelqu'un qui n'était pas le titulaire réel du pouvoir. Il y a donc jusqu'à ce jour une dichotomie entre le pouvoir de l'ombre, pluriel ou plutôt divisé, et la façade institutionnelle unifiée qu'est la présidence de la République. Bien sûr, après Boumédiène, Bouteflika est sans doute le président qui a eu le plus de contrôle sur l'appareil d'Etat. Il n'en reste pas moins que les conditions dans lesquelles s'opère la transition nous démontrent que son clan n'est pas le maître absolu du jeu. S'il l'était, il aurait été capable d'imposer un titulaire plus présentable, plus crédible, moins coûteux que celui dont il vient d'être obligé de concéder la démission. Le fait même que ce clan Bouteflika ne soit pas parvenu à s'accorder sur une personnalité d'alternance montre donc bien que cet éclatement du pouvoir de l'ombre reste une des caractéristiques structurelles de ce régime. Il y a quelques jours, le chef d'état-major algérien, le général Ahmed Gaïd Salah, affirmait que l'armée et le peuple partageaient «les mêmes valeurs».
Peut-on lui faire confiance '
On peut lui faire confiance'pour tenter par tous les moyens de se maintenir au pouvoir, cela est certain ! S'agissant de "partager les valeurs de la population" je serai plus réservé car ces valeurs, ces attentes s'opposent à l'indéboulonnable pérennité du régime dont le général est précisément l'un des symboles. Ensuite, "l'armée algérienne" ne doit pas être conjuguée au singulier. Elle est divisée en plusieurs centres du pouvoir concurrents qui doivent se partager également le pouvoir, c'est à dire la captation de la rente, avec les services secrets. L'armée n'est donc pas un acteur unique, elle est le terrain où se livre l'essentiel de la guerre des clans. Dans ce contexte, la communication du régime reste un outil relativement secondaire. Depuis 60 ans, l'armée prétend représenter l'alpha et l'oméga de la société, cela n'est pas très nouveau. Ce qui l'est, en revanche, c'est que pour la première fois ses vieilles recettes rhétoriques de légitimation risquent de ne plus suffire, aussi bien à l'intérieur que sur la scène internationale.
Comment expliquer le fait que ce système que vous décrivez n'ait pas été davantage contesté '
A l'échelle du Maghreb, l'Algérie possède une caractéristique particulière : les conditions d'obtention de l'indépendance ont fait que les élites FLN qui sont arrivées au pouvoir ont bénéficié d'un incroyable ? et extrêmement dangereux ? monopole des ressources indépendantistes. Elles se sont ainsi convaincues qu'ayant donné naissance au pays par la force de leurs armes elles en étaient en quelque sorte devenues propriétaires à vie. Dans leur esprit, il était donc totalement inimaginable qu'elles puissent céder leur place à une génération qui prétendrait les remplacer. En Tunisie, ou au Maroc, la situation a été sensiblement différente.
Comment cela '
Ni au Maroc ni en Tunisie, le trône ou le président Bourguiba n'ont eu le monopole du mérite de la lutte d'indépendance. Ainsi, au Maroc, le trône a toujours dû le partager avec le parti de l'Istiqlal. Il a de ce fait eu recours à la "politique", à l'intégration fut-elle très formelle, des différentes composantes de l'opposition, bien plus tôt et en tout état de cause plus efficacement que ses voisins algériens. L'autre explication est d'ordre économique : l'Algérie a disposé d'une rente pétrolière qui lui permettait d'acheter le consensus politique, ce que ni la Tunisie ni le Maroc ne pouvaient faire. Toutes les conditions étaient donc réunies pour que le pouvoir reste beaucoup plus monolithique et pour que la crispation née de cette pérennité excessive atteigne les niveaux exceptionnels qu'elle a atteints avec cette fin de règne ubuesque de Bouteflika.
Que peut-on attendre maintenant de ceux qui veulent conserver ce système intact'
Ils sont vraiment arrivés à un degré de contradiction qu'on ne pouvait pas imaginer. Ils en sont venus à maintenir au pouvoir un "cadre" et un fauteuil roulant. Aujourd'hui, ce que l'on ne connaît pas, c'est la réaction qui va être celle de l'animal ? sans doute faudrait-il dire du monstre ? qui se sait gravement blessé mais dispose encore de larges ressources répressives.
Va-t-il oser en faire usage ' Va-t-il faire montre de ce réalisme, de cette sagesse et de ce sens des responsabilités qui lui ont si totalement fait défaut depuis plusieurs décennies ' Ou bien va-t-il seulement, comme il a commencé ce jour à le faire, chercher à gagner, encore et encore, du temps ' Quelles manipulations va-t-il monter '
Cela il est encore très difficile de le dire. S'il devait laisser s'instaurer un processus de transition pluraliste, cela ne sera certes pas un sentier de roses. Mais l'Algérie a une force : tout comme le Liban, elle a déjà payé le prix d'une guerre civile. La société connait le prix à payer si l'on laisse le dysfonctionnement institutionnel aller au bout de sa terrible logique. Cela pourrait aider les principaux acteurs à adopter une posture suffisamment rationnelle et conciliatrice pour traverser pacifiquement la phase cruciale de l'alternance et de la transition politique.
Où sont aujourd'hui les islamistes algériens '
Ils sont là et bien là, même si la phase consensuelle du "dégagisme" n'a pas donné l'occasion aux composantes du paysage électoral de se manifester en tant que telles. Rappelons d'abord que ce sont eux qui ont remporté les deux premiers scrutins libres de l'histoire de ce pays, scrutin local en juin 1990, législatif en décembre 1991. Eloignons-nous maintenant de l'Algérie et rappelons que tous les scrutins consécutifs aux printemps arabes, en Tunisie, en Egypte notamment, ont confirmé leur centralité. Et que depuis lors, au Liban, en Irak ou en Tunisie (aux dernières élections locales) il en a été de même de tous les scrutins qui ont suivi. Partout où nous avons donc les moyens de placer un capteur crédible permettant d'identifier la place des islamistes, nous avons confirmation de leur centralité mais également de leur diversité. Il y aura donc des islamistes dans le paysage politique algérien, c'est une évidence incontournable.
Quelle nuance de l'expression politique de ce très large courant s'affirmera '
Tout dépendra des conditions de la transition.
La décennie noire qu'a traversée l'Algérie n'y change rien '
On souligne très fréquemment le pacifisme des manifestants de 2019. Il y a quelque chose qui m'agace dans cette remarque. Car le non-dit d'une telle affirmation a tendance à dénier une telle qualité à la première génération des protestataires, celle qui s'est exprimée au début des années 1990 et à lui faire porter ainsi la responsabilité de la terrible décennie. Mais que je sache, avant le coup d'Etat de janvier 1992, ces opposants, les islamistes, ne s'étaient pas affirmés, par les armes. Ils s'étaient affirmés par les urnes. C'est l'armée qui ? pour contourner cette encombrante victoire pacifique ? a pris l'initiative du recours aux armes et de la terrible campagne de répression, avec les suites que l'on sait. Contrairement à ce que l'on entend trop souvent, la "décennie noire" des années 1990 n'a pas été un "hiver de l'islamisme" mais bien un hiver ?"du totalitarisme". Si l'on méconnait cette nuance essentielle, on risque de faire preuve, dans l'évaluation de cette délicate phase de transition, d'un pessimisme qui n'est pas nécessairement de mise.


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