Docteur en Gestion et Maître de conférences en Stratégie agroalimentaire à Montpellier SupAgro, Foued Cheriet explique dans cet entretien les perturbations enregistrées en matière de distribution des produits alimentaires en cette période de confinement par les dysfonctionnements logistiques. Il ne se s'agit pas de problèmes liés à l'offre alimentaire, selon lui. Foued Cheriet écarte par ailleurs une crise alimentaire mondiale avec un arrêt brutal des exportations. Mais, faudrait-il se préparer en Algérie pour ce genre situation. Et ce d'autant, cette crise a dévoilé l'absence d'une stratégie d'anticipation et signale plus largement l'inexistence même d'une stratégie en temps normal.-Depuis le début du confinement, des perturbations sont enregistrées en matière de distribution de produits alimentaires de base. Comment expliquer une telle situation sachant que les réseaux de distribution connaissent déjà des perturbations en temps normal '
En effet, la presse nationale, mais aussi les réseaux sociaux ne cessent de rendre compte de perturbations, parfois importantes, dans l'approvisionnement des produits alimentaires de base (semoule, farine, lait, huile, etc.). Cela est essentiellement dû à une faible préparation de l'opération de confinement, une communication institutionnelle défaillante, et plus globalement un faible contrôle des acteurs institutionnels des filières d'approvisionnement, y compris en temps normal (prévalence de l'informel, absence de statistiques fiables accentuée par l'inexistence de la facturation/déclaration, ?). Ces trois éléments structurels, accentués par certains comportements spéculatifs, induisent une peur-panique des pénuries chez les consommateurs, qui agissent de manière mimétique en achetant et stockant chez eux, des quantités supplémentaires, conduisant dans une prévision auto réalisatrice, de vraies pénuries.
-Qu'y a-t-il lieu de faire pour faire face à ces perturbations '
Il s'agit davantage de dysfonctionnements logistiques et non de problèmes liés à l'offre alimentaire. Il y a donc peu de risques d'une crise alimentaire mondiale avec un arrêt brutal des exportations. Avant de déclarer le confinement total d'une wilaya, il y a lieu d'anticiper un certain nombre d'éléments afin que cela ne s'apparente pas à un embargo économique. Il faut décider de manière détaillée de l'activité des commerces alimentaires (gros, détails, marchés, supermarchés) : Qui ' A quels horaires ' Avec quelles obligations ' Pour quels objectifs ' Quelle régularité ' etc. Il faut aussi décider des moyens de contrôle à mettre en place. Il faut tracer l'acheminement des produits (quels chemins ' Quels lieux d'entreposage ' Quels acteurs concernés ' Il faut prévoir des stocks (stratégiques) des organismes publics pour contrer toutes velléités de spéculation. Ce dernier point semble concentrer l'attention des pouvoirs publics, alors qu'il ne s'agit là que d'une partie infime du problème. Ce n'est pas la spéculation qui cause les problèmes d'approvisionnement, mais surtout le manque d'anticipation des pouvoirs publics.
Ensuite, on a évoqué la communication. Celle-ci doit être crédible, régulière, détaillée et actualisée. Il ne suffit pas de dire une fois que les transporteurs ont besoin d'une attestation. Il faut détailler la mesure : qui l'octroie ' Sous quelles conditions ' Ou s'adresser ' Avec quels documents ' Blida est confinée et non assiégée en temps de guerre ! Sa population a besoin d'être informée et rassurée en continu, et savoir qu'elle peut compter sur les décideurs. Enfin, et cela n'est pas à faire dans l'urgence de la situation actuelle, mais la non maîtrise des filières (méconnaissance des acteurs, déconnexion de la réalité du terrain, faiblesse de l'accompagnement des entreprises, défaillances logistiques, etc.) ne permet en aucun cas un dialogue serein avec les professionnels. Ces derniers ont l'impression que les ministères sont contre eux, alors qu'en cette période difficile, les uns devraient travailler avec les autres.
-Cette crise justement a dévoilé l'absence d'une stratégie d'anticipation, quelles leçons en retenir '
Non seulement cette crise a dévoilé l'absence d'une stratégie d'anticipation, mais elle signale plus largement l'inexistence même d'une stratégie en temps normal. 4 ou 5 points sont à retenir : Les situations de crise se préparent. Ces épisodes de crise nécessitent des compétences en gestion de crise (cela semble tautologique, mais il faudrait le répéter). Sur le plan agroalimentaire, la connaissance des filières, la maîtrise des approvisionnements et le contrôle-accompagnement des acteurs impliqués dans les chaînes alimentaires deviennent des impératifs de la gestion saine.
En temps de crise, la communication claire, actualisée, régulière, crédible et détaillée n'est pas seulement un exercice de real politik, mais il s'agit là d'un élément essentiel de la régulation des activités, afin d'éviter les mouvements d'achats de panique et anticiper les comportements opportunistes. Le quatrième élément concerne la « veille » : il faudrait regarder ce que font les autres pays (USA et pays asiatiques notamment) ou encore d'autres secteurs (la gestion logistique en temps de guerre par exemple).
Enfin, une des leçons essentielles à retenir dès maintenant est qu'il est nécessaire d'adopter une approche globale avec une coordination réelle entre les différents secteurs (industrie, commerce, agriculture) et à différents niveaux (cellule de gestion de crise, ministères, directions de wilaya, communes, etc.)
-Avec la décision de certains pays d'arrêter les exportations de certains produits, quels risques sur la sécurité alimentaire du pays grand importateur de céréales et de légumineuses '
Il ne s'agit pas d'un souci d'offre alimentaire ou de disponibilités des quantités des produits. Les stocks en Algérie sont suffisants pour plusieurs mois pour la plupart des produits de base. Le problème se situe davantage dans la logistique d'approvisionnement et l'anticipation des goulots d'étranglement. Par exemple, dire clairement que les marchés de gros et les commerces alimentaires de détail (en plus des pharmacies et des structures de santé) doivent rester obligatoirement ouverts (avec contrôle permanent) permet d'éviter les situations d'attroupement des clients autour du seul commerce ouvert du quartier, alors qu'il y avait une dizaine en temps normal. Au-delà de ces décisions globales, l'information devrait aller dans le détail des choses : structures ouvertes par ville/quartier, disponibilités des produits, horaires d'approvisionnement, etc.
Ensuite, les groupements publics sont aussi appelés à jouer leur rôle d' « amortisseurs » des chocs : stocks, régulation des prix, augmentation de la production?Enfin, même si l'ONU et l'OMC alertent sur les risques de perturbation des approvisionnements alimentaires dans le monde, les pays constituant des stocks « paniques » à l'image des ménages, il faut insister sur le fait, que globalement, le commerce de marchandises (y compris les céréales/légumineuses et sucre) est encore peu impacté par la crise. Il s'agit davantage de dysfonctionnements logistiques et non de problèmes liés à l'offre alimentaire. Il y a donc peu de risques d'une crise alimentaire mondiale avec un arrêt brutal des exportations. L'Algérie semble anticiper certaines ruptures, en important de grandes quantités de céréales (près de 1,6 tonnes durant le mois de mars).
?Le premier ministre a souligné l'impératif de l'exploitation de produits agricoles alternatifs pour consacrer un équilibre entre les produits du secteur. Comment à votre avis '
Cela peut être une piste intéressante, mais cette réflexion n'est pas à mener dans les conditions actuelles d'urgence. Pour l'instant, le plus important est d'anticiper les situations futures. Par exemple, il s'agit de préparer, en se basant en partie sur « l'expérience » de Blida, un éventuel confinement total généralisé. Il s'agira donc d'harmoniser les réponses, de préparer les filières d'approvisionnement avec des inventaires précis des stocks, des acteurs à solliciter et des « itinéraires » logistiques (chemin, lieu de stockage, etc). Les décisions ne doivent pas être prises de manière séparée, voire isolée, mais faire partie d'un plan global de réponse à cette crise sanitaire. Cette réflexion doit être menée avant le confinement, adaptée in situ, et évaluer- corriger après.
Posté Le : 13/04/2020
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Samira Imadalou
Source : www.elwatan.com