24 mars-28 mars 2015. Cinq jours pendant lesquels Tunis s'était érigée, pour ainsi dire, en capitale du monde. L'occasion ' Le Forum social mondial, 13e édition. Comme le rappelait le Brésilien Candido Grzybowski, un des historiques du FSM qui avait activement participé à la création du Forum en 2001, à Porto Alegre (Brésil), le Forum social mondial a été pensé comme une riposte des mouvements sociaux au pouvoir néolibéral mondialisé incarné par le Forum économique mondial de Davos (Suisse).La Tunisie accueillait le Forum social mondial pour la seconde fois consécutive après l'édition de 2013. Une véritable gageure quand on se représente la taille de l'événement et le niveau de participation.Officiellement, 45 000 participants issus de 121 pays, selon les organisateurs. Autant dire un déplacement de population. Le forum s'est ouvert par une marche, et il s'est clôturé par deux marches : l'une, tenue samedi 28 mars, le long de l'avenue Mohamed V, en solidarité avec le peuple palestinien ; l'autre étant cette imposante marche contre le terrorisme du dimanche 29, et qui, même si le comité organisateur du forum ne peut en revendiquer les droits d'auteur, a coïncidé, au point de vue timing, avec la fin de la grand-messe altermondialiste.On a même pu distinguer nombre de «forumistes» qui ont prolongé leur séjour spécialement pour participer à cette gigantesque manifestation populaire, qui a vu des milliers de citoyens s'ébranler de la place Bab-Saâdoun au musée du Bardo en scandant «Tounès horra/Irhab barra !»L'ombre du BardoAlors, que retenir de ce millésime 2015 du plus grand rassemblement anticapitaliste ' D'abord ce document appelé «Déclaration du Bardo» qui constitue, sans doute, une position forte du forum. Celui-ci porte l'estampe des mouvements sociaux de la région Maghreb-Machrek, mais il y a fort à parier que la grande majorité des membres du FSM y adhèrent. Ses auteurs entendent «construire un réseau des mouvements sociaux civils dans la région pour une lutte globale contre le terrorisme».Autres «résolutions» que nous enregistrons d'une manière tout à fait sélective tant les esquisses de projets pullulent au sortir d'un tel rendez-vous : la création d'un Observatoire maghrébin des migrations (OMM). Il faut noter, également, l'engagement des têtes d'affiche du forum à peser sur la conférence sur le climat (COP21) qui se tiendra en novembre prochain à Paris.Mais comme d'aucuns l'ont souligné, le fait même que ce FSM 2015 se soit tenu et maintenu après l'attaque terroriste du Bardo qui avait fait 23 morts, majoritairement des étrangers, et qui survenait, manque de pot, une semaine à peine avant l'ouverture du forum, est une prouesse en soi. «On s'est même demandé s'il fallait maintenir ou annuler le forum. Mais les organisations et les syndicats ont tout de suite répondu présent et nous ont assuré de leur détermination à maintenir leur participation.Pour eux, c'était la réaction naturelle à avoir suite à l'attaque du Bardo», confiait Abderrahmane Hedhili, président du comité d'organisation, en conférence de presse. L'impact de l'attentat est tel que l'avenue Habib Bourguiba, au c?ur de Tunis, grouille d'uniformes et elle est constamment quadrillée par des véhicules de police. Le campus Farhat Hached d'El Manar, en banlieue tunisoise, qui abrite le FSM, était étroitement surveillé par les services de sécurité tout au long du forum. Seules les personnes badgées avaient accès au campus. Des portiques de sécurité étaient disposés aux entrées pour filtrer les gens, et cela donnait lieu à des queues interminables. Les mêmes queues se reformaient devant les tentes d'accréditation. 10 DT (700 DA) pour avoir un kit complet, comprenant le badge, le programme et un sac en tissu, aux couleurs du FSM 2015.La république autonome du campus Farhat HachedUne fois à l'intérieur, il était difficile de trouver ses marques tant le site est immense et le programme foisonnant. Quand on sait qu'une moyenne de 200 activités s'y tenaient quotidiennement, il y a de quoi avoir le tournis. Workshops, tables-rondes, assemblées générales et autres manifestations culturelles redonnaient vie au campus en cette période de vacances. Et cela a attiré du monde malgré les fortes pluies qui s'abattaient sur Tunis. Au plus fort des débats, le site avait les allures d'une vaste agora mondiale. Visuellement, c'est assez spectaculaire, et dans le cas du relief social tunisien, il y a un supplément d'âme que procure la proximité culturelle avec ce pays où les Algériens se sentent comme chez eux. Pas obligé d'être en Amérique latine où tout a commencé pour se sentir de cette communauté d'esprit et d'espoir.Bien sûr, quelques inévitables anicroches organisationnelles ont quelque peu gâché la fête. Abderrahmane Hedhili les impute, en partie, à la météo. «Les intempéries ont perturbé pas moins de 200 activités culturelles», déplore-t-il. «Oh, ce n'est pas méchant. Après tout, ce n'est pas le festival de Cannes ! C'est ça l'ambiance du FSM !» dédramatise un participant. Oui, un mélange de Woodstock et d'université populaire. Une sorte de territoire autogéré. Une République mondiale, sans frontières, avec, en guise de Constitution, la charte de Porto Alegre, et où l'on se sent tous, peu ou prou, citoyen du monde. Mais l'on aurait tort de confiner le forum dans cette image romantique et caricaturale. Pour qui se donne la peine de creuser, de fouiner dans la littérature altermondialiste, le Forum social mondial se révèle un objet extrêmement pointu, élaboré, sophistiqué même, comme en témoigne son dense programme qui eût parfaitement trouvé sa place au salon international du livre de Tunis qui se tenait au même moment. Les intitulés des conférences et des atelierstrahissent un travail de fond, en amont, pour aborder les problématiques économiques, environnementales, les questions de la dette, de l'eau, du climat, du chômage, de la sécurité, du terrorisme, des libertés, de la pauvreté, de la haute finance, de la gouvernance mondiale, des guerres asymétriques, des nouvelles guerres impérialistes, du FMI, des énergies vertes, de la surveillance électronique ou encore des enjeux de l'exploitation du gaz de schiste, avec une rigueur toute scientifique et un sérieux académique.Rigueur qui tranche avec le côté «anar» qui transpire en surface en voyant tous ces jeunes en t-shirt floqué de l'icône du Che ou de Chavez, coiffure rasta et barbe «Marley», se lancer dans des diatribes enflammées et maudissant le Capital en citant Marx ou Rosa Luxembourg. Il y a aussi de cela, certes, mais ce n'est que le vernis, le côté «folklorique», marketing, des choses.«Les partis de gauche sont en panne»Au-delà du bilan de cette 13e édition, il a beaucoup été question dans les débats, des perspectives du Forum social mondial, à la fois en tant que concept et en tant que mouvance organiquement informe.Cela donnera lieu par moments à une sévère autocritique (lire l'analyse de Candido Grzybowski). L'un des thèmes abordés dans ce registre portait sur la question de la transmission, les lignes de jonction et de rupture entre anciennes et nouvelles formes de lutte. Ce fut précisément l'objet d'une «Table de Controverse» organisée par l'ONG Bridge Initiative International à la salle Le Colisée (avenue Habib Bourguiba) sous le titre : «Anciens et nouveaux mouvements : quelles alternatives dessiner ensemble '», et modérée par le journaliste Patrice Barrat, délégué général de l'ONG.Les panélistes se sont longuement penchés sur l'héritage du FSM «canal-historique», incarné sur le plateau par la figure tutélaire de Candido, et les nouvelles stratégies d'action adoptées notamment par les jeunes générations. Le Tunisien Maher Hanin, philosophe de métier et figure de la nouvelle gauche tunisienne proche de Hamma Hamami qu'il avait soutenu à la dernière présidentielle, a dressé un état des lieux assez critique de l'évolution du forum. Il estime, à la suite de Candido, que «cette dynamique est en train de perdre de son souffle».Selon lui, cet essoufflement «est lié à la crise de la civilisation occidentale». «L'Occident se trouve aujourd'hui en panne d'imagination pour la société humaine», soutient-il. Le jeune philosophe en veut pour preuve le fait que «les partis de gauche sont en panne. Soit ils perdent les élections, soient ils gouvernent avec des politiques de droite». Maher Hanin considère que les mouvements sociaux mondiaux gagneraient à s'inspirer de ce qui se passe dans nos régions.«Ces soulèvements, dit-il, ont battu en brèche les préjugés qui soutenaient que nos peuples devaient subir à vie la domination de l'homme blanc, qu'ils ne pouvaient pas aspirer à la démocratie, et si démocratie il y a, c'est sur le modèle de la colonisation de l'Irak. Et aujourd'hui on assiste à une ethnocratie en Irak». «La dynamique tunisienne et égyptienne pacifique et populaire, appuie-t-il, montre bien qu'une région du monde aspire à l'universel, et par sa démographie, par sa jeunesse, peut apporter un souffle nouveau au rêve révolutionnaire». Maher Hanin insiste sur l'importance de l'action à l'échelle locale, hic et nunc : «Il faut travailler autour d'une stratégie mondiale, mais en partant de nos champs d'action locaux», plaide-t-il. «Il faut bien choisir les batailles communes sur lesquelles on peut gagner et là le mouvement mondial sera lancé.»L'expérience grecque de SyrizaDe son côté, le Marocain Kamal Lahbib, du Forum Alternatives Maroc, regrette le fait que le forum soit resté «cantonné dans sa culture latino-américaine et européenne, et n'a pas su intégrer notre culture». Il relève, en outre, que les jeunes militants répugnent à l'action politicienne. Citant le cas marocain, il rapporte que pour la seule année 2013, «il y a eu plus de 20 000 manifestations au Maroc». «Leur principale caractéristique, dissèque-t-il, est qu'il s'agit le plus souvent de mouvements non structurés».Evoquant l'expérience du mouvement du 20-Février, il le décrit comme ayant «une aversion à l'égard du pouvoir, de l'organisation et de la bureaucratisation». «Ils sont éc?urés par les méthodes classiques des partis», ajoute-t-il en soulignant que ces mouvement «ont réinventé le système de l'agora». «Toutes leurs décisions se prennent en assemblée générale», remarque-t-il. Et de s'interroger : «Allons-nous passer de la contestation à la gestion '» Or, force pour lui est de constater que les jeunes militants «ne veulent pas du jeu électoral et les tares et les travers de la démocratie représentative». Constat corroboré par Maher Hanin : «On l'a bien vu en Tunisie.Ce ne sont pas les jeunes qui ont fait la révolution qui gouvernent, mais la vieille classe politique», lâche-t-il. Il n'en faudra pas plus pour que le député européen Stélios Kouloglou, faux airs de Costa Gavras, se lance dans un plaidoyer, précisément sur l'urgence et la nécessité d'occuper le pouvoir.Et de convoquer, à l'appui, l'expérience de sa propre formation, Syriza, ce fameux parti de la gauche radicale qui avait remporté haut la main, à la surprise générale, les élections législatives du 25 janvier dernier en Grèce. «Au lieu de rester une gauche qui proteste contre l'austérité, on s'est dit qu'il fallait prendre le pouvoir et changer les choses.Et, en 2015, nous avons réussi à prendre le pouvoir», témoigne-t-il fièrement. «Le cas de ??Occupy Wall Street'' l'illustre clairement : on peut avoir un mouvement social très fort, mais si on n'a pas le pouvoir, le mouvement décline fatalement», argue l'écrivain-député. Conscient de la lourdeur de la tâche, il précise : «La situation est très difficile, car on a contre nous toutes les forces du monde : l'UE, la BCE (Banque centrale européenne, ndlr) et le FMI qui veulent asphyxier économiquement le pays.C'est une situation similaire à celle vécue par Allende au Chili. Ce sont des méthodes immorales et illégitimes. Mais nous pouvons compter sur un facteur important qui est le soutien du peuple grec. C'est un soutien sans précédent dans l'histoire de l'Europe. Il y a des manifestations spontanées pour soutenir le gouvernement. Et ça fait paniquer les banques !» se réjouit Stélios Kouloglou.Candido tempère les ardeurs de son camarade grec : «Le tout est de ne pas se faire manger par le pouvoir», glisse-t-il en parlant du système capitaliste, et faisant écho à ce que disait sa voisine américaine, Cindy Wiesner. Celle-ci s'était fendue un peu plus tôt d'une cinglante boutade à l'endroit du successeur de Bush en disant : «Obama is just a different colour of neoliberalism» (Obama est juste une couleur différente du néolibéralisme).
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Posté Le : 04/04/2015
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Mustapha Benfodil
Source : www.elwatan.com