1) a) La parole oraculaire
2) b) les saints fondateurs
3) d) Le choix des sites
4) La construction des établissements
4.1) a) Les arcanes de la maison.
4.2) b) Les formes de l'espace
4.3) c) Les matériaux
4.4) d) L’eau
5) La persistance de la cité
5.1) a) La place du monumental
5.2) b) Nommer l’habiter
5.2.1) 1) Toponymie
5.2.2) 2) Ksar et casbah.
5.2.3) 3) L’habitation
5.2.4) 4) Ce qu’habiter veut dire
Deffontaines rappelle que “(...) les hommes, devant la terre à peupler, n’ont pas eu que des attitudes utilitaires” 1 . Sinon, comment peut-on choisir d’habiter des espaces aussi peu cléments? Le petit ksar de Kenadsa a été fondé par Sîdî `Abd ar-Rahmân à la suite d’un appel. Il ne devient une cité d’une telle ampleur que lorsqu’une zâwiya y est fondée. Dans le Gourara, Sîdî Mûsâ est allé peupler la terre, non pas la plus féconde, mais celle où Dieu était le plus adoré. C’est une véritable recherche de la terre promise. Agglomération et dispersion sont le fait du sacré. Tous les récits, à l'instar de la légende de Ouajda, nous le disent. Un sacré qui se manifeste, entre autres, par une parole.
1) a) La parole oraculaire
Une des permanences dans les motifs évoqués par les histoires et légendes de fondation se trouve, au premier plan, la parole. Une voix anonyme a indiqué à Sîdî `Abd ar-Rahmân, le premier fondateur de Kenadsa, le lieu à peupler 2 . C’est Sîdî Ahmad b. Yûsaf al-Milyânî qui indique à son élève et disciple Sîdî Mûsâ, le lieu à habiter. En allant vers le pays où pousse la plante al-`aggâya, Sîd al-Hâj Bû M’hammad ne fait que se conformer à une recommandation paternelle. Sîdî Brâhîm s’installe à Ouajda sur l’indication de Sîdî `Ali des Ançâr qui lui montra la foggara. La plupart des saints sont allés (re) bâtir une nouvelle cité, en quittant leurs lieux d’origine sous l’impulsion d’une parole venue d’un maître ou d’un anonyme, perçue tantôt dans l’éveil, tantôt dans le songe.
Partout, la parole oraculaire est à la base de la fondation. Comme dans la Grèce antique, le saint est ici “ ‘Le fondateur’, celui qui, après avoir reçu sa légitimité de la bouche de l’oracle apollinien, s’en va créer une cité avec ses autels et son agora, ses temples et ses murailles” 3 . Dans la Grèce antique, au moins jusqu’au premier ou même au troisième siècle de notre ère, les grecs considéraient que rien ne se créait ex nihilo nous dit M. Detienne 4 ; car le commencement est un attribut divin. L’acte humain n’est qu’une répétition du geste absolu de la création.
Certes, les cités ne naissent pas en un jour. Il faut une longue histoire. Cependant, celle-ci n’est pas faite que de besoins économiques. L’homme a commencé par nomadiser. Il se sédentarise quand l’histoire de son rapport à son espace nourricier s’élève au dessus du strictement économique. C’est alors qu’il est question de civilisation; mais, celle-ci passe inévitablement par la dimension immatérielle. Or, une telle dimension fait appel au symbolique et au sacré. Le saint est un des principaux agents de cette dimension.
2) b) les saints fondateurs
Chaque localité a sa légende de fondation dont le saint homme constitue la figure centrale. Nous l’avons vu avec Kenadsa, Timimoun, Ouajda. Il en va de même pour Zaouiet Debbagh. Elle aurait été fondée par un saint, Sîdî M’hammad, surnommé ad-Dabbâgh (le tanneur) au début du XVIème s. 5 La légende veut que ce saint soit de descendance chérifienne et né dans la mythique sâgya al-hamra 6 . Son petit fils, M’hammad ad-Dabbâgh aurait vécu au temps de Sîd ash-Shaykh, le grand saint de la célèbre tribu des Ouled Sid Cheikh qui occupe le djebel Amour dans l'Atlas Saharien. La grande amitié qu'avait Sîd ash- Shaykh pour le petit fils d'ad-Dabbâgh lui vaudra de devenir le précepteur religieux et le conseiller de Sîd al-Hâj Bûhafs, l'héritier spirituel de Sîd ash-Shaykh.
Aujourd'hui encore des liens existent entre Zaouiet Debbagh et les Ouled Sid Cheikh qui ne manquent aucun mawlid pour venir faire un pèlerinage en souvenir des relations qui ont existé entre leur ancêtre et Sîdî M’hammad ad-Dabbâgh.
La sainteté apparaît alors comme étant au fondement même de l’espace habité. Un saint, en général, ne succède pas à un autre saint, fût-il son propre maître. Ce dernier est unique et partant irremplaçable. On ne peut alors que l’imiter en allant, ailleurs, fonder son propre lieu. Ainsi la fondation des zâwiya-s est une stratégie d’occupation de l’espace. Sîdî M’hammad b. Bûziyân a quitté Sijilmassa (après avoir procédé au lavage rituel du cadavre de son maître b. `Azzî) pour la ville impériale de Fès avant de venir s’installer dans la petite bourgade saharienne de Kenadsa. Il ne pouvait s'installer sur des terrains déjà conquis. Fès est depuis longtemps un terrain disputé par de nombreux saints, autrement plus qualifiés. D'ailleurs aux premiers signes avant-coureurs, il en fut chassé. Sijilmassa et tout le Tafilalet appartiennent à la nâçiriya avec laquelle il aura maille à partir, malgré toutes le précautions.
Comme le saint de Kenadsa, les saints du Gourara (Sîdî Mûsâ, Sîd al-Hâj Balqâsam, Sîd al Hâj Bû M’hammad, Sîdî Brâhîm) ont, eux aussi, tous quitté un lieu d’origine pour aller s’installer ailleurs, non sans difficulté d'ailleurs, dans des lieux inoccupés, ou devenus vacants. Les légendes montrent Sîdî Mûsâ dans un harassant ballet, entre son maître Sîdî Ahmad b. Yûsaf al-Milyânî et le saint local Sîdî `Ammar. Malgré l'appui du maître et du saint incontesté, il lui faut demander l'autorisation et accepter des conditions pour s'installer sur une terre déjà occupée. Sîdî Mûsâ n'est pas au bout de ses peines. Il lui faut subir l'examen des docteurs de l'époque. Il lui faut fournir des preuves à la hauteur de ses ambitions: se montrer plus puissant que tous les autres à occuper la place de saint Patron de toute la région. Ses arguments sont irréfragables. Comme seul son homonyme, le Prophôte Moïse, a pu le faire, il a vu Dieu.
Sîd al-Hâj Balqâsam n'occupera le terrain qu'à la mort de Sîdî Mûsâ et Sîdî Brâhîm a dû bâtir sa cité sur les décombres d'un ksar depuis longtemps déserté.
c) Le saint dans la cité
Une ville n’existe que par rapport au(x) saint(s) qui l’habite(nt ) et l’abrite(nt). La densité des tombeaux de saints est en rapport direct avec l’importance symbolique de la ville. La valeur d’un saint rejaillit nécessairement sur la ville. Plus le saint cumule de qualités (sharîf, lettré, faiseur de miracles etc..), plus il est important et plus la ville qu’il protège est prestigieuse. Son importance parvient aux générations futures par le biais de sa progéniture qui perpétue le souvenir. En enterrant ad sanctos, elle vivifie la foi et la rend visible.
A Kenadsa, plusieurs descendants de Sîdî M’hammad b. Bûziyân sont enterrés dans le voisinage de leur saint ancêtre éponyme. Les catafalques alignées le long du mur de la qibla ajoutent à la majesté du lieu et lui confèrent une charge de gravité. C’est, dans une large mesure, cette solennité des lieux qui attire les pèlerins de très loin faisant de Kenadsa une cité attractive.
Dans le Gourara, C. Ougouag-Kezzal a recensé 138 walî-s pour 71 localités. En moyenne deux walî-s par ksar, et vingt deux pour la seule localité de Timimoun. Ce qui est signifiant quant à son statut de métropole. Ouled Saïd vient tout de suite après Timimoun avec huit walî-s et justifie sa place privilégiée dans le cérémonial du mawlid qui correspond à son importance dans le réseau ksourien. 7
Au départ, un saint n’est pas nécessairement important dans la hiérarchie symbolique. C’est le travail de la mémoire collective qui, à chaque fois que la ville prend de l’ampleur, se charge de lui donner l’épaisseur requise. Commémorations et cérémonies se multiplient pour donner alors de l’importance au saint et partant au lieu. Ces manifestations peuvent être aussi le témoin d’une résistance aux avancées hégémoniques d'un ordre spatial et social estimé dévastateur. C’est le cas des petites localités de Timimoun (Ouled Saïd, Massine et la zâwiya de Sid al-Hâj Balqâsam ) qui résistent devant la nouvelle organisation spatiale qui a fait de Timimoun, depuis l’époque coloniale déjà, le seul et unique centre de la région.
3) d) Le choix des sites
Que ce soit à Kenadsa ou dans le Gourara, le pèlerinage est en fait un retour sur les lieux de fondation. Sîd al-Hâj Bû M’hammad, aurait eu un rôle important dans la sédentarisation des nomades et le règlement des litiges qui les opposaient aux ksouriens. En partant de Tabelkoza dans le Tinerkouk, le mawlid du Gourara opère un retour sur les lieux de fondation de la zâwiya de Tamasloht (Tabelkoza) et du tombeau de son fondateur Sîd al-Hâj Bû M’hammad, le saint Patron du Tinerkouk. Quand, au bout de sept jours, la procession atteint son terme, elle arrive à la zâwiya qui doit son nom à Sîd al-Hâj Balqâsam qui s’y était établi après son départ brouillé de Béni Mehlal.
Les choix de ces sites sont le plus souvent dû au hasard des choses qu’à leur nécessité. Des pérégrinations, des morts subites, des miracles, des errements des hommes et de leurs montures peuvent déterminer le choix d’un site. Beaucoup de légendes de fondation sont construites autour de l’archétype de la construction de la mosquée du Prophôte lors de laquelle son chameau fut mis à contribution. L’endroit où il s’est arrêté a été choisi comme lieu de la construction 8 .
Cependant, ce choix est conforté par une représentation préalable de l’espace. Un creux ou une proéminence sont le plus souvent préférés à un terrain plat; non pas toujours pour des raisons guerrières mais, le plus souvent, au regard d'autres considérations en rapport avec des représentations cosmogoniques. L'accident topographique a, de tous temps, et universellement, été préféré au terrain plat. Dans beaucoup de mythologies, le creux de la grotte ou celui du vallon renvoie au sein maternel, au monde chthonien et à l’espace du chaos en général; la proéminence de la colline ou du piton, est mise en rapport avec le sentiment d’élévation et de sublimation.
4) La construction des établissements
L’affirmation de l’unité de Dieu qui traverse toutes les suppliques et les chants renvoie à la texture du cercle où Dieu est central, représenté par une force structurante du cercle mais dans le même temps invisible. Les ahallîl-s au Gourara et les psalmodies à Kenadsa qui s’organisent autour du cercle reproduisent la centralité de Dieu, l’Unique, autour duquel sont disposés les hommes, sujets reflets de Dieu. Cette image se rencontre dans l’urbanisme et l’architecture. Elle se traduit également par le gammûn (carré cultivé) qui se multiplie à l’identique dans les jardins de l’oasis; comme, la maison dans le ksar. Cette similarité n’est peut être que l’expression du désir de se fondre dans le semblable pour ne pas s’écarter de l’image unitaire d’homme créature d’un Dieu dont la propriété première est l’Unicité. Le souci architectural conjugué au culte célébré contribue à la domestication de lieux habités, les faisant basculer d'un sacré dangereux vers un sacré bénéfique.
Le sacrifice fait lors de toute construction, sur le seuil ou dans les fondations, participe des mêmes sacrifices qui se déroulent en cours d’année en faveur des saints protecteurs de la région. Ils arrachent des lieux à l’emprise du sacré ambigu. Les jnûn habitent, en général, les lieux où le sacrifice n’a jamais été fait. Pour posséder ces lieux et cohabiter dans la paix, un repas d’alliance est nécessaire. C’est une sorte de rachat du lieu. Le sacrifice sur des lieux déjà construits s’adresse à d’autres forces en général, celles qui sont bénéfiques. Le premier sacrifice nous évite le mal, le second nous procure du bien. L’un est expiatoire, l’autre est propitiatoire.
Le premier endroit que l'homme privilégie de ce point de vue est bien entendu celui où il vit le plus régulièrement. Tous les endroits que l'homme fréquente, tout son œkoumène est ainsi apprivoisé ; mais, l'endroit où l'homme investit le plus est celui où il se retrouve seul ou avec les siens, face à la nuit et à l'inconnu qui l'habite. Un des noms de la maison, al-bayt, renvoie au concept de la nuit, demeure du mystère. Tout dans la maison doit être conçue pour négocier ce rapport au monde de l'occulte et du mystère.
4.1) a) Les arcanes de la maison.
De la disposition de la maison dépend le salut de ses occupants. Toutes les civilisations ont eu recours à des stratégies d’orientation, de formalisation etc... de l’habitat pour se protéger des éventuelles agressions provenant de l’autre monde, invisible. 9
Au Gourara, l’espace intérieur de la maison est découpé selon une conception du sacré et non pas seulement en fonction de besoins concrets et objectivables. En général, deux chambres, une cour intérieure (rahba), un petit magasin à provision et un petit enclos pour les animaux (taghemmin). Comme la fosse sceptique, ce petit enclos est d'une importance capitale, en tant que premier broyeur des déchets ménagers et surtout comme parade contre le danger éventuel.
1- Dans une sorte de fonctionnement écologique, tout déchet domestique se transforme immédiatement en aliment de bétail dont les déjections sont recyclés, à leur tour, en un engrais assez recherché contre les différentes bestioles nuisibles aux racines. Ce fumier, mélangé aux cendres du foyer (kanûn), sert à bonifier l'ajdal, ce jardin que chaque maison possède. Compte tenu de sa qualité, ce fumier fait souvent l'objet d'une clause spéciale. Le propriétaire d'une maison, avant de la louer, exige du futur locataire, comme condition préalable, la récupération du fumier (laghbâr ) aussi bien humain qu'animal.
2- L'autre explication de la présence du bétail dans les maisons est liée aux croyances qui font que les animaux peuvent constituer un rempart contre le néfaste. La croyance veut que les ovins et les caprins qui cohabitent dans le même espace que l’homme, à l’intérieur de la maison, soient des écrans contre le danger. Maintes maladies (et même la mort) peuvent être captées par ces bêtes qui, en les subissant, évitent aux habitants d’en souffrir et/ou d’en périr. Ceci est à lier avec le sacrifice qui consiste à tuer un mouton, ou autre, à faire couler le sang pour éviter une catastrophe que l'on sent comme imminente ou pour évacuer un mal déjà là. Le mouton élevé à la maison est dit-on destiné à la fête ou à parer au mal (lal `îd walla lal `ayb); en tous cas, au sacrifice. De tels rapports à l’espace corroborent les thèses de R. Girard relatives au sacrifice. En effet, cet auteur pense que le sacrifice a précédé la domestication des animaux; et par conséquent, le rituel, l’utilitaire 10 . De ce point de vue, l'enclos domestique est une structure de base de la maison du Gourara, conçue pour abriter ces animaux dont la domestication sert d’abord à capter le maléfice.
A Kenadsa, la dwîriya, dont il a été longuement question plus haut, est une autre traduction locale d'une conception cosmogonique assez répandue en terre d'Islam. Le Yémen, le Koweït au Moyen Orient, la Tunisie ou le Maroc au Maghreb possèdent avec des dénominations différents et des usages à peu près similaires, les mêmes espaces que ceux que l'on retrouve au Nord de l'Algérie, dans la médina de Constantine; ou, au Sud, dans le Ksar de Kenadsa. La même structure carrée d'un patio sur lequel ouvrent des chambres (byût) dont l'une, la plus spacieuse constitue une sorte de séjour ou d'espace semi-public.
“la maison carrée, c’est à dire à quatre angles, est l’indication d’une volonté, elle paraît en beaucoup de cas liée à des peuples à religion astrologique pour lesquels il y avait des directions privilégiées ou néfastes spirituellement parlant” 11 . En Islam, une des direction privilégiée est celle de la Mecque, c'est vers elle que se dirige cinq fois par jour tous les musulmans de la terre. Dans sa dernière demeure, le musulman est couché face à la Mecque. Cette direction intervient dans la conception et la structuration de la maison. La porte est orientée autant que faire se peut vers la qibla. On évite, par contre, de localiser les lieux d'aisance dans cette direction.
4.2) b) Les formes de l'espace
Comme dans les médinas de l'aire islamique, c'est l'horizontalité qui est la règle dans ce type d'établissement. Les maisons ne sont que les tombeaux d'ici-bas. A l'instar des sépultures, qu'elles préfigurent, elles doivent être humbles. Car, l'horizontalité est la forme qui récuse la fatuité et l'orgueil. Ce qui est couché et aplati renvoie à l'humilité et à la soumission. Au-delà de la forme, tout dans la demeure s'inspire de cette représentation, de l’ameublement jusqu'aux postures.
La verticalité est une exception réservée aux édifices exceptionnels (qubba, minaret). Sa symbolique renvoie au sublime. Dieu s’appelle le très haut al-`âly. Les citadelles du Gourara comme les maisons seigneuriales de Kenadsa sont, certes, des constructions "profanes" relativement élevées, mais jamais autant qu'un minaret symbole du divin.
Les qubba-s ne doivent leur forme verticale qu'à la qualité de leur "habitant". Censées abritées un saint 12 , cet axis mundi (H. Corbin), les qubba-s sont nécessairement dans la verticalité; car, comme le suggère l’étendard que portent les pèlerins du Gourara, le saint est le pilier de l’équilibre du monde et l’échelle qui relie l’Ouranien au chthonien.
L'exemple des qubba-s montre bien que ce n’est pas au niveau d’une forme architecturale précise que se love le sacré, mais plutôt dans le soin mis par un groupe à parfaire l’architecture issue de sa culture ambiante. En témoigne la diversité des qubba-s rencontrées dans le seul espace du Maghreb 13 . Les qubba-s du Nord sont construites dans une architecture plus typiquement maghrébine (carré surmonté d’un dôme); celles du Gourara se rapprochent plus de l'architecture africaine (cône élancé). Dans l'un et l'autre type, le facteur commun demeure la verticalité; tout le reste relève du génie local (architecture) dans son appropriation de l'universel (le sacré).
Parmi les principales caractéristiques des ksours se trouvent les fortifications. Loin d’être un indice militaire ou de belligérance atavique, les murailles peuvent découler d’une mentalité collective où l’ordre est symbolisée par la limite matérialisée. Les enceintes des ksours, avant d’être des remparts contre de quelconques tribus belliqueuses, peuvent constituer des frontières délimitant le monde organisé par rapport à celui chaotique 14 . Les circumbulations, lors des fêtes, peuvent se lire comme une façon magique de renforcer davantage ces limites/défenses symboliques.
Dans cet esprit, il est assez significatif qu'un ksar-zâwiya (comme celui de Kenadsa) puisse se passer de remparts. Sa défense étant assurée par de meilleurs remparts, érigés par la puissance du shaykh, les murailles maçonnées deviennent superflues. Quand elles persistent, elles ne sont plus là pour servir de boucliers contre les agressions d’ici bas. Leplus souvent, elles deviennent une des modalités de soustraction d’une portion de l’espace pour en faire un “espace sacralisé” et distinct du reste. A la manière des lieux d’hiérophanie distingués par des hawwîta-s, des rjam-s ou des karkûr-s, 15 l'espace est ainsi arraché au chaos environnant, pour être organisé et doté d’un centre. 16
A notre sens l'explication devenue classique, de l'aspect fortifié de ces établissements par le paramètre guerrier est un détour assez facile. Comment une société peut-elle être fondée exclusivement sur la base de la guerre? Ou bien alors, disons que les agglomérations humaines, à partir d'un certain niveau, se fondent toutes sur ce principe. Car, le dictionnaire historique nous le rappelle: jusqu'au XIXème siècle, les dictionnaires définissaient la ville comme "une agglomération limitée et protégée par une enceinte" 17 .
En admettant la fonction défensive de cette architecture des ksours, le lecteur des chroniques locales et des archives coloniales en découvre le paradoxe. Cette architecture n'a pas été d'un grand secours pour ses habitants. Des razzias mémorables sont consignés par écrit et oralement, relatant avec quelles facilités déconcertantes des ksours ont été décimés. Ce qui oblige à nuancer cette conception qui fait du ksar l’expression d’une architecture militaire. Ne faut il pas plutôt creuser du côté de l'emprunt et de la diffusion culturelle des modèles ?
Timimoun peut ressembler à Oualata (Mauritanie) ou à Tombouctou (Mali). Situées sur le chemin des caravanes, les oasis n'ont pas été qu'un réceptacle de biens matériels, des schèmes conceptuels et spirituels y ont laissé aussi leurs traces. La langue, les chants, le folklore et surtout l'architecture conservent des empreintes très nettes. On ne peut admettre l’échange matériel (attesté) entre le Soudan et cette partie géographique et nier l’échange de styles et de formes. Pourquoi, à l’instar du sel et des dattes qui s’échangeaient, les formes d’architecture des villes ne s’échangeraient-elles pas?
Par ailleurs il est connu que la forme donnée à la matière finit toujours par symboliser l’efficace d’une telle matière. Un rempart censé assurer une défense contre l’ennemi est reproduit ici pour la même fonction même si l’ennemi est cette fois-ci d’un autre genre. Le jinn par exemple est considéré comme une créature potentiellement néfaste contre laquelle on se prémunit. Il faut non seulement s'en prémunir mais l'exprimer aussi, par le signe le plus à même de le… signifier.
Il en va des clôtures de jardins (afrag-s) comme des remparts. Elles servent d’abord à protéger (quelque peu) de l’ensablement, mais c’est surtout contre l’œil envieux, le mauvais œil, qu'elles protègent. Soustraire au regard est une protection–préservation. Les maisons avec leurs murs aveugles et leurs entrées en chicane le disent assez.
4.3) c) Les matériaux
Il est maintenant établi que les plus anciennes constructions ont été édifiées en pierres 18 . L’argile comme matériau de construction n’intervient que par la suite. On peut évidemment penser à une raréfaction du matériau qui va pousser à l’utilisation d’un matériau moins solide. On peut également penser à une “pacification” qui rend superflue une protection. Ces hypothèses ne résistent pas à un examen sérieux. Il est reconnu que la prospérité d’un établissement humain se traduit toujours par un raffinement du matériau dont sont faits ses édifices (cf. Ibn Khaldûn). C’est presque à la même époque que la petite cité saharienne de Kenadsa, éloignée des grandes cités, va connaître un raffinement, dans l’architecture notamment. Les dwiriyât, la mosquée et son mihrâb en bois datent de cette époque. Ces édifices sont construits en matériaux autrement plus nobles que ceux utilisés dans la partie ancienne appelée casbah. Or, l’histoire du Gourara nous renseigne sur la prospérité de Timimoun à l’époque de Sîdî Mûsâ, soit le XVème-XVIème s. C’est à cette époque que Timimoun devient un grand marché et c’est à cette même époque que la région suscite la convoitise du royaume chérifien qui viendra y prélever l’impôt. Comment alors concilier cette prospérité générale et cette pauvreté du matériau des édifices datant de la même époque?
Vraisemblablement, l’avènement de la sainteté inaugure une nouvelle conception où le sacré s'ancre plus dans l'espace; et, où le locussacral se constitue en noyau central à préserver en vue de la protection du tout. Ce qui explique qu’au même moment où les maisons des ksours sont construites en terre, les lieux considérés comme siège du sacré (les mosquées notamment et les dwîriya-s siège de la direction spirituelle) sont édifiés en matériaux durs 19 .
4.4) d) L’eau
On ne peut pas clore cette partie sans évoquer l'eau, cette donnée si rare et si cardinale dans ces contrées. A Kenadsa, nous l'avons vu, Sîdî M'hammad b. Bûziyân a été un grand initiateur de travaux hydrauliques. A Timimoun, Sîdî `Uthmân aurait été à l’origine de la construction de la grande foggara Amghaïer. Vrai ou faux, c’est ce que l’on croit ici et c'est ce qui nous importe en premier. Cette tendance à attribuer les travaux fondateurs à des saints est une manière de mettre l’espace en relation avec la sainteté. Ce n’est pas la technique ou l’effort collectif qui "produit" (au sens de H. Lefebvre) l’espace mais le miracle. Les walî-s sont des producteurs d’espaces, parce qu’ils s’installent dans des lieux inhabités, les rendent habitables en y amenant l’eau, matière vitale; et permettent leur peuplement par la suite.
L’eau s'articule au sacré pour modéliser l'espace; étant indispensable aux ablutions, les mosquées se situent nécessairement sur le passage de celle-ci. A Timimoun la vieille mosquée du ksar se trouve sur le cheminement de la foggara Amghaïer. A Kenadsa, la mosquée al-`atîq se trouve sur le passage de la source laqbûna et Dâr ash-Shaykh (la médersa du Shaykh) sur celui de `ayn ad-Dîr.
L'importance de l'eau au Gourara, en fait d'elle a)l'affaire de tous; et de sa gestion b) une question relevant directement des agents du religieux.
a) Quand l’eau de la foggara vient à baisser de niveau, chacun se voit obligé de contribuer à sa réfection. A. nous disait : "On va à l’entretien d’une foggara, comme on va aux funérailles d’un habitant; c’est à dire chacun selon ses possibilités, mais tous sans exception."
b)Le zmâm, ce registre où sont consignés les parts d’eau de chacun, est si important que sa gestion demeure l'apanage des agents du culte. C'est le faqîh ou à défaut le maître coranique (tâlab) du ksar qui en assure la tenue.
5) La persistance de la cité
Non seulement le saint protège l’espace, mais il l’organise également. Au Gourara, la croyance locale se souvient de la recommandation de Sîd al-Husîn. Il aurait dit: "Enterrez moi du côté que vous craignez le plus". C’est à dire du côté où vous vous sentez le plus menacé. Aujourd’hui sa grande qubba au style soudanais est encore dressé au milieu de l’avenue principale de Timimoun. La casbah qu’il protégeait a disparu, et sa qubba à lui, perdure. Elle est le signe qui indique les limites de l’habitat de l’époque. Grâce à son mausolée, on sait qu’une casbah a existé entre le lieu où il est enterré et la casbah de Sîdî Brâhîm actuellement en ruines. Durant la colonisation, en traçant au cordeau la nouvelle ville, le génie militaire a soigneusement évité la qubba du saint, respectant ainsi une croyance assez manifeste dans la puissance de la vénération que vouent les natifs au mausolée. L'hôtel touristique construit à côté depuis l'époque coloniale, un des plus vieux de la région et certainement du pays, ne posait aucun problème tant que ses activités n'empiétaient pas sur le hurm du saint. Aujourd'hui avec l'urbanisation de la ville et l'apport de populations exogènes, notamment à l'occasion des fêtes, une réprobation se fait sentir. Des bouteilles de vin vides retrouvées de temps en temps dans l'enceinte du mausolée sont à l'origine de ce mécontentement. On demande la fermeture de cet établissement ou la suppression de la vente d'alcool qui est à l'origine de la situation. Nous sommes au milieu des années quatre vingt dix. Qui va avoir raison de l'autre le mausolée ou l'hôtel?, la logique sacrée ou celle (a priori) profane?
A l'autre extrémité du ksar, au bout du manjûr est enterré Sîdî Qaddây lahwâyajj (celui qui satisfait tous les besoins, un qualificatif qui désigne beaucoup de saints au Maghreb). On lui attribue la même sentence que Sîd al-Hûsîn; lui aussi veille sur une lisière du ksar. Sa tombe est aujourd’hui, de manière assez pittoresque, curieusement accrochée au mur séparant le ksar de la palmeraie dans le manjûr, non loin du quartier de Ouled Brahim. On ne comprend la forme de cette sépulture que lorsqu’on sait qu’au début un monticule existait en cet endroit qui a été déblayé au moment où le passage a été taillé. C’est donc un indice informant sur la morphologie première du site et sur le mode d’organisation de l’espace. Sans aucun doute, la sépulture du saint a contribué au développement de ce passage en rue ; car, en tant que lieu de visite, le tombeau nécessite un accès conséquent.
Nos amis M. et A. se souvenaient et nous disaient comment les vieux recommandaient aux enfants qu’ils étaient et aux passants de jeter au loin les cailloux qui se trouvaient a proximité du lieu. Cette mise à contribution à l’entretien de la voirie et au parachèvement de l’ouverture de cette route n’est pas qu’un simple acte de civilité (nettoyage de route). C’est un rite d’expulsion du mal assez répandu au Maghreb 20 . En ramassant une pierre, on fait passer en elle le mal dont on souffre. Ces petits cailloux finissent par former ces fameux “tas de pierres sacrés” (karkûr), notamment à proximité des endroits dont on considère la puissance apte à absorber le mal. Ici, la sépulture du saint et le passage étroit sont deux raisons suffisantes pour recommander une telle pratique. Si aujourd’hui le petit chemin exigu a disparu laissant place à une voie relativement large, la sépulture, elle, est encore là rappelant que le saint demeure, au moins dans le souvenir, au centre de ce geste qui relie l’homme à l’espace.
A Kenadsa lorsque chaque shaykh nouvellement investi, construit sa propre dwîriya, cela renvoie à une restauration de l’ordre du monde. Si le shaykh est un “centre du monde” qui tient sa légitimité d’un autre “centre du monde” disparu, il demeure, toujours différent de celui à qui il succède. Avec la disparition du premier “centre du monde” doit s’effacer également le lieu qui matérialisait ce centre pour être remplacé par un autre correspondant au nouveau centre. Il y a reconfiguration du monde avec l’avènement de son nouveau centre symbolique. Forcément alors, le centre matériel est déplacé ou reformulé. Avec la construction d’un nouveau siège, on est loin de la conception abstraite de la souveraineté qui rendrait inutile son expression matérielle.
Toutes les histoires des lieux illustrent cette conception où l'espace visible fait partie d'un autre invisible. Quand la pluie commence à tomber pour laver le mausolée à al-Ghandûs; quand la pluie cesse parce que on a ouvert un puits; quand le quotidien est en relation avec le cosmique, c’est qu’il y a continuum entre nature et culture, ou mieux encore, entre l’histoire comme temps des hommes et l’histoire comme faisant partie du temps des dieux.
5.1) a) La place du monumental
Qu’est ce que le monumental, sinon d’abord un symbole de la mémoire? Or, à ce titre, ce qui importe ce ne sont pas tant les pierres qui le composent mais sa capacité à prendre en charge la mémoire collective. La matérialité réduite, voire nulle, du monument convient à la nécessaire dynamique de la mémoire. Ainsi s’accomplit de façon plus souple l’évolution de la signification du mémorial; chaque nouveau contexte et chaque public y investissant ses attentes.
L’étude des sites de nos deux terrains nous apprend:
a- Que le monument n’est pas toujours matérialisé si l’on excepte la mosquée et la qubba pour les espaces sacrés. 21 La monumentalité n’apparaît que dans certaines parties du bâti comme la porte. Elle est surtout signifiée par la verticalité. Plus une habitation est haute plus elle est chargée de sens.
b- Que le monument peut être un lieu vide ou un lien plein, un lieu bâti ou un terrain nu. Il est en tous cas, toujours un maqâm, c'est à dire ce qui est debout et ne tombe jamais.
Ceci explique, en partie, le délabrement des ksours mais il éclaire en général sur le rapport au patrimoine et à son entretien. On ne restaure pas un lieu, il existe par-delà l’acte de restauration. La rénovation relève déjà d'une autre logique. Ici la mémoire se voit plus qu’elle ne se conserve. Le patrimoine n’est pas toujours un bâti, il est souvent un lieu vide. D’où probablement la négligence de la restauration. Toutefois, le monument ainsi conçu, immatériel, permet à la mémoire de se refaire sans cesse en investissant son présent dans ce qu’elle croit être son passé. Le non intérêt de pareilles civilisations à l’égard du monument (dans sa conception moderne) n’est-il pas, quelque part, dépendant d’une telle conception? On ne ressuscite pas un cadavre, au contraire on l’aide à bien mourir.
Le cycle khaldounien est une donnée qui semble intégrée dans les mentalités qui vouent selon le précepte coranique toute chose à une disparition certaine. “Ne subsiste que le visage de Dieu” (Coran ). Autrement dit, tout ce qui existe sur terre, autant le construit que le désert, est voué à disparaître. D’ailleurs, il n’a jamais existé que pour permettre l’épipahanisation de Dieu.
Autrement dit, un lieu n'est un monument qu'autant qu'il a été le site d'une épiphanisation. La monumentalité n'est pas dans la partie apparente de la bâtisse qui ne vient que pour marquer le site, elle est dans le site lui même. Avec ou sans l'édifice, le lieu d'une épiphanisation demeure un maqâm, terme polysémique qui veut dire tout à la fois, emplacement, lieu et élévation.
5.2) b) Nommer l’habiter
La façon dont les habitants nomment leur environnement est très importante pour qui voudrait comprendre les principes organisationnels de l’espace. Trois niveaux sont à interroger: La région et sa toponymie, le ksar et l’habitation.
5.2.1) 1) Toponymie
Commençons par le nom même de la région du Gourara qui en berbère est prononcé Tigûrarîn. M. Mammeri considère que Gourara est “le féminin pluriel d’un terme commun au berbère du Nord: agrûr, c’est d’abord l’enclos où l’on resserre le troupeau pour la nuit, par suite l’enceinte, la surface délimitée par des pierres; en guanche “tagoror” désignait, par transfert de sens, l’assemblée du peuple.” 22
Pourquoi une région à climat hyper aride dépourvue de végétation la plupart des mois de l'année et n'en possédant qu'à quelques rares et exceptionnels endroits, s’attribue-t-elle le toponyme d'une région d'élevage?
Pour notre part, c’est l’explication par la géomorphologie qui nous semble la plus plausible. En effet, la région est ponctuée de buttes témoins appelées en arabe gûr (pl. de gâra), racine à partir de laquelle s’est formée le toponyme berbérisé Tigûrarîn que continuent à utiliser les zénètes et dont la version arabisée donne Gourara.
“Là où nos villes se réfèrent à l’histoire et à ses grands hommes, souvent sans le moindre lien avec le lieu physique du toponyme, les villes japonaises se référent à la topographie locale antérieure à l’urbanisation; aux particularités du relief notamment”. 23 Cette remarque de A. Berque, à partir de la civilisation nippone, est dans une large mesure reconductible à l’endroit des ksours du Gourara. Là aussi, on peut parler de “lococentrisme, par opposition au logocentrisme de l’occident” 24 . Beaucoup de ksours sont désignés par leur caractère topographique (al-Kâf, le ravin; Tawrirt, la colline) Il en va de même pour des lieux à l’intérieur du ksar. Akhbu n’tghûni (trou de la rivière) près de la casbah de Sîdî Brâhim, dans le ksar de Timimoun, désigne une place où affleure effectivement une foggara.
A Kenadsa, nous avons la source `ayn ad-dîr (flanc de la colline) qui prend naissance effectivement dans le flanc de la falaise qui borde le ksar dans sa partie nord. Une des khalwa-s où le saint Sîdî M’hammad b. Bûziyân avait l’habitude de se retirer, s’appelle umm aç-çba`, (celle du doigt) 25 parce que ce lieu, qui est une butte, a la forme d’un doigt levé.
Cependant, à côté des toponymes qui font référence à la topographie, il y a ceux qui renvoient aux habitants. En dehors des toponymes formés à partir des noms de saints fondateurs de zâwiya (Zaouiet Debbagh, Zaouiet Sid El Hadj Belqacem), ou d’ancêtres éponymes (El Hadj Guelman, El Mansour) il existe des toponymes faisant référence à tout un groupe humain (Ouled Saïd, Ouled Aïssa) 26 , et d’autres toponymes encore indiquent bien la relation étroite entre l’espace et l’homme qui l’habite. Nous avons parfois le ksar des nobles, descendants du Prophôte (shurfâ ), ou celui des adeptes d’un ordre mystique (mrâbtîn ) ou encore celui d’hommes libres (hrâr) par opposition à celui des serfs (hrâtin) et des esclaves (`abîd-s). Ces appellations persistent alors que la réalité a beaucoup changé.
A Kenadsa, les noms des rues sont essentiellement des noms de groupes ethniques. Tantôt ils désignent leur origine géographique, Hjâwa (ceux qui viennent du Hajwî), Aslâwa (ceux qui viennent de `Asla), tantôt ils désignent une filiation Dkhîsa (les b. Dkhîs). Il renvoie également à la fonction sociale al-fakhkhâra (les potiers) ou al - Haddâda (les forgerons)
Le toponyme comme référent topographique mobilise la logique géographique, tandis que le toponyme qui renvoie au groupe habitant, mobilise l’histoire. Espace et temps se conjuguent.
5.2.2) 2) Ksar et casbah.
Revenons sur ce vocable même de ksar. Popularisée par la littérature coloniale et consacrée, depuis, par l’usage, cette calligraphie est erronée. Localement, le mot se prononce gçar. C'est une altération phonique de la racine arabe qaçr. La foisonnante présence de l'arcature dans le vocabulaire architecturale du ksar nous a fait penser, pendant longtemps, à l'existence d'un lien entre le nom donné à ce type d'établissement (qçar) et le vocable arabe désignant l'arcature (maqçûra). Ce qui est sûr, c'est que l'une et l'autre ont pour racine QÇR qui désigne ce qui est court, limité. L’enceinte réservée au souverain dans la mosquée se dit maqçûra, c’est à dire un espace limité, auquel n’a accès que le souverain. Ainsi le qaçr (château, palais) doit avoir la même sens. C’est un espace confiné, réservé. N’y a pas accès n’importe qui. L'établissement qui nous occupe, le gçar, participe également de ce même principe (espace limité à l’usage de certains) même s’il désigne une réalité différente.
Les légendes de fondation mettent toujours à l’origine de la naissance d’un tel établissement une émigration. Tous les groupes de souche se disent originaires d’un ailleurs. Que ce soient les Thâta-s de Kenadsa, les Ouled Rached ou les Ouled Aïssa du Gourara, tous se réclament d’un ancêtre, venu il y a longtemps, seul ou à la tête d’un groupe. Au delà du mythe, ces déplacements se justifient largement par l’histoire mouvementée de ces régions. Les guerres, les famines largement rapportées par les chroniqueurs arabes, se trouvent être, tout à la fois, la cause et la conséquence. Ce qui explique ce naql (déplacement), dont parle fréquemment l’historiographie arabe maghrébine. De ces contraintes historiques et écosystémiques, est né un équipement caractéristique de ces établissements: la casbah.
Le mot casbah, très répandu en Afrique du Nord, jusqu’au Mali 27 , est une francisation, désormais reconnue, du mot arabe qaçaba. A l’origine, le mot désignait un château fortifié, siège d’un pouvoir; aujourd’hui il qualifie la partie ancienne d’une ville: la médina.
Dans les oasis sahariennes, la casbah recouvre une réalité différente. Prononcé localement gaçba, le mot désigne un agrégat de maisons entouré d’une enceinte avec des tours (bûrja, pl. brûj) aux quatre coins. Ces remparts sont souvent entourés d’une sorte de fossé extérieur avec glacis (ahfir). Ce qui, en effet, rappelle l’aspect fortifié d’un château.
L’existence de la casbah signale l’importance du ksar. Elle est la résidence d’une famille importante et porte d’ailleurs souvent le nom de l’ancêtre éponyme (Gaçbat Hammouzine, Gaçbat Sîdî Brâhîm). Elle possède un grenier collectif (matmûra) ou des silos d’engrangements. Elle n’est qu’une partie du ksar, même si elle en constitue la partie la plus importante.
5.2.3) 3) L’habitation
Un seul mot désigne l’espace d’habitation proprement dit, le même que celui utilisé dans tout le monde arabe: ad-dâr. Avant de signifier maison, espace bâti le mot dâr signifie territoire. Dâr al-`ahd, territoire du pacte, dâr al-harb, territoire de la guerre, dâr al-imân territoire de la foi, dâr al-islâm territoire de l’Islam, dâr al-kufr, territoire de la mécréance, autant de dénominations qui montrent bien qu'avant de désigner une maison, le mot dâr désigne un espace délimité et approprié, sur lequel s'exerce l'autorité indiscuté d'un chef ou d'un groupe. Ad-dâr, c'est donc un espace sur lequel s'exerce un pouvoir dont l'autorité est reconnue; c'est une sorte d'apanage qui fait des attributs d'un tel espace, des parties intégrantes à celui-ci. C'est pourquoi ici l'épouse se dit "la maison d'untel", dâr flân. L’existence de plusieurs dâr-s fait que les territoires se chevauchent. Les limites ne sont pas toujours distinctes. Plutôt mouvantes, il s’agit justement de les souligner à chaque fois. C’est une des finalités des rituels.
Le terme Dwîriya, usité à Kenadsa, est le diminutif de maison (dâr). C’est une maisonnette qui sert, en général, de seconde habitation. Elle est d’ailleurs annexée à la principale. En Tunisie, la dwîriya est un espace annexé à une habitation principale et réservé à son service domestique; ce qui justifie son autre appellation, la maison des domestiques (dâr lakhdam). A Kenadsa, le mot dwîriya a fini par être synonyme de maison habitée par un mrâbat.
5.2.4) 4) Ce qu’habiter veut dire
Dans la civilisation occidentale, l’habiter renvoie à habitus, en terre d’Islam l’habiter réfère à ce qui est immobile. En effet, as-sakan, l’habitat a pour radical SKN qui veut dire tout à la fois calme, immobile et figé. De cette racine dérive aussi le terme sérénité, sakîna. Nous avons également le sens de repos et de conjonction dans l’expression coranique, yaskunu ilayha 28 . En d’autres termes le calme est associé à l’immobilité; et, à contrario, le mouvement, au danger (al-hawl).
Lisân al `arab, le prestigieux dictionnaire d'Ibn Mandhûr, nous dit que le sukûn est le contraire du mouvement. Sakana veut dire “il a perdu de son agitation (harakâtuhu)”, ou “s’est calmé après avoir agi”. Le couteau qui s’appelle as-sikkîn est ainsi désigné parce qu’il sert à empêcher le mouvement, à immobiliser la victime. La principale fonction de la maison est de procurer le repos et la sérénité, de soustraire l’être à l’agitation et au vacarme environnant. Dans cet esprit, un autre mot du registre de l’habiter est encore plus significatif. Il s’agit de celui qui désigne la chambre, al-bayt.
Bayt renvoie à la nuit donc au chaos et à la peur à l’outre monde contre lequel il faut se prémunir par des remparts fussent-ils symboliques. Passer la nuit et se marier se disent avec le même verbe (bâta, yabîtu) qui donne bayt. L'expression locale astabyat, formé à partir du radical bayt, veut dire se marier. Ce qui donne une dimension plus vaste au mot bayt. Il ne désigne pas uniquement un édifice; il renvoie également à des pratiques sociales et des représentations.
1 P.Deffontaines Géogaphie du sacré, p.100
2 Venant de Marrakech, Sîdî `Abd ar-Rahmân a entendu quelqu’un appeler “Ô A`mar”. Il obéit au fâl, la parole d’augure, et dit alors au groupe qui l’accompagnait ici nous allons nous établir. Le nom A`mar et le verbe n`a mmar ont la même consonance, cela suffit pour faire de cet appel ce que T.Fahd (La divination arabe) qualifie de fâl onomatomantique.
3 M. Detienne, “Manères grecques de commencer”, p.160 in M.Detienne(s/d), Tracés de Fondation pp. 159-166.
4 “Ni dans le Testament ni dans la tradition philosophique des Grecs, le “créateur fondateur” ne connaît la création à partir du néant.” M. Detienne “Manères grecques de commencer”, p.159
5 Quelle parenté y-a-t-il entre ce personnage et celui cité dans la biographie des saints de Ibn 'Asâkir, Nashr al-mathanî li ahli al-qarn al-hâdî `ashar wa at-thâni. Vraisemblablement, il en existe une que nous n'avons pu établir avec certitude.
6 La sagya al-hamra ( La rivière rouge) est un cours d'eau qui se jette dans l'océan atlantique, près du cap Juby, au Sud de l'oued Dra. C’est le Rio De Oro des cartes d’Etat major.
7 C. Ougouag-Kezzal “Les manifestations religieuses au Gourara” Libyca.
8 Le Prophôte en entrant à Médine, son chameau s'arrêta sur un terrain. C'est là où il fit ses prières et demanda que l'on construise une mosquée, après avoir acheté le terain à ses propriétaires.
9 Voir à ce propos J. Pezeu-Massabuau, La maison espace social, pp. 40-50 ; mais aussi le travail toujours d' actualité de Bourdieu, la maison kabyle.
10 Voir R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde.
11 P. Deffontaines Géographie des religions, p.17.
12 Certaines sont de simples sanctuaires vides ; mais ici, nous sommes dans le domaine du symbolique où le signe est plus important que la chose.
13 Voir Cauvet (Cdt) "Les marabouts petits monuments funéraires et votifs du Nord de l’Afrique"
14 Voir M. Eliade Traité d’histoire des religions
15 Il s'agit des lieux investis de croyances et marqués dans l'espace par des murets (hawwîta) ou des tas de pierres (rjam et karkûr).
16 Voir à ce propos M. Eliade, Traité d’histoire des religions. “La clôture, le mur ou le cercle de pierres qui enserrent l’espace sacré comptent parmi les plus anciennes structures architecturales connues des sanctuaires.”, p.313.
17 REY A., (s/d) Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, entrée : ville.
18 Echallier J.C. “Forteresses berberes du Gourara.(...)”
19 “Il faut noter que l’apparition des constructions d’argile, toutes quadrangulaires, qui se situe sans doute vers le XVème siècle de l’ère chrétienne, ne semble pas avoir fait disparaître immédiatement l’habitude de bâtir en pierre et que les deux modes de construction ont coexisté pendant un certain temps.”J.C. Echallier, “Forteresses berbères du Gourara.(...)”, p.294
20 Voir E.I., entrée Karkûr.
21 La ka`ba demeure la référence matérielle en la matière ; et sa structure cubique, vide à l'intérieur, le symbole de l'abstrait et de l'infini.
22 note infra paginale M. Mammeri “Culture du peuple ou culture pour le peuple” pp 30-57, AWAL, Cahiers d’études berberes
23 A. Berque, Du geste à la cité, p.101
24 A. Berque, Du geste à la cité, p.102
25 Et non pas "la mère du lion" comme l'ont traduit des auteurs qui entendaient sba` (lion), au lieu de çba` (doigt).
26 Et non pas At Saïd et At Aïssa comme l'écrit Rachid Bellil. Certes l'expression est utilisé en zénète mais pas plus que celle de Tigûrarîn. Pourtant R. Bellil utilise dans le même texte le toponyme Gourara, et pour cause.
27 C’est ce que nous apprend G. Duverdun (E.I., entrée Kasaba) qui rappelle la fortune du mot dans la péninsule ibérique où on le retrouve sous la forme espagnole alcazaba ou portugaise, alcaçova.
28 Voir Coran V, 189 et LXVIII, 73.
Bonjour,
Je suis le rédacteur en chef d'une revue maghrébine d'architecture en ligne. Et je voudrais publier cet article dans notre revue.
www.archi-mag.com
Chaieb Sadok - Architecte - Tunis
08/12/2010 - 9059
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Posté Le : 22/01/2009
Posté par : hichem
Ecrit par : Moussaoui Abderrahmane Mâitre de conférence IDEMEC Aix En Provence
Source : www.algeria.strabon.org