Figurants

«La vie, c'est un peu comme un film... Les uns ont les premiers rôles, les autres un petit rôle de rien du tout.» Quino«Ce qui fait la vraisemblance d'un récit, ce n'est pas seulement la vraisemblance de personnages décrits dans toutes leurs nuances, mais la récurrence de ces personnages dans ce vaste décor qu'est le quartier. Dans cet espace qui délimite les allées et venues des héros de la série, il y a des premiers rôles, comme cet épicier sympathique qui sert de boîte aux lettres à tous les protagonistes: pieux et serviable, il est l'agenda de presque tous les habitants du quartier. Je dis presque, parce qu'il a éliminé tous les parasites qu'il n'ose pas lui-même traiter d'escrocs parce qu'il a peur de se tromper. Il a toutes les adresses des artisans qui gravitent dans son orbite et il renseigne toutes les personnes en détresse qu'il confie aux bons soins du plombier, du maçon, de l'électricien ou du mécanicien du coin. Il prend même la peine de vous renseigner sur le caractère de chacun. La seule chose qu'il ne peut assurer, c'est le montant de la facture que l'artisan présentera.
Quand on écrit, on est tenté de faire des caricatures, or, les caricatures ne sont bonnes que pour les sketches: dans un récit qui se veut d'une certaine profondeur psychologique, il faut essayer de présenter, petit à petit, au fur et à mesure de l'évolution dramaturgique, toutes les facettes d'un personnage. Confronté à diverses situations, le personnage se dévoile petit à petit sous son vrai jour: aucun être humain n'est monolithique. On peut esquisser une silhouette de quelqu'un dont les passages fugitifs dans le décor: ce figurant ne servira qu'à provoquer des commentaires des personnages principaux. Ainsi, le faux plombier du quartier est un personnage folklorique: petit de taille, une mince barbe grise, une casquette toujours vissée sur la tête, il a l'apparence d'un personnage sorti d'un film sur les gens du Midi. Affable, poli, toujours souriant, il ne refuse aucune demande il promet d'être toujours au rendez-vous chaque fois qu'on le sollicite... Mais voilà: bien que les fuites d'eau ne peuvent attendre, il a toujours un chantier en cours et ses rendez-vous sont aussi précis que les horaires de chemin de fer dans notre pays. Alors, à force de poser des lapins à tous les gens du quartier, il a rejoint la cohorte des nombreux artisans pas crédibles, qui passent leur temps à faire courir leurs clients. Le résultat: il n'a plus beaucoup de commandes et, à chacun de ses passages les gens le saluent en lui adressant un sourire forcé mais ne peuvent s'empêcher de faire des commentaires désobligeants à son égard.
Au carrefour, il y a toujours un personnage incontournable: il est constamment assis sur les talons et passe une bonne partie de la journée à siroter un interminable café en fumant une interminable cigarette. Les rumeurs les plus folles circulent à son sujet d'autant plus qu'il porte un tatouage bien visible en été sur son biceps. Beaucoup le soupçonnent de fréquenter les milieux interlopes. Comment fait-il pour nourrir une nombreuse progéniture' De quels revenus dispose-t-il' Quelle est l'origine de ses ressources' Autant de questions qui ne supportent pas de réponses car, de temps en temps, on signale un cambriolage de magasin ou d'appartement dans le quartier et les investigations de la police scientifique n'ont pour l'instant pas donné de réponse. Le seul personnage dont la présence à ce carrefour ne soulève pas de commentaires, c'est bien le gardien de nuit du parking. Discret, vigilant, ponctuel: il commence son travail au crépuscule et le termine à huit heures du matin. Personne n'a jamais pu le prendre en faute. Comme c'est un fin observateur, il lui arrive de faire des réflexions impertinentes: un jour, ayant remarqué qu'un voisin avait acheté plus de pains qu'à l'accoutumée, il ne put s'empêcher de lui demander s'il avait des invités à la maison. Cela irrita le voisin qui le classa tout de go, dans la catégorie des indics.»