Algérie

Feraoun a réalisé une singularité dans son roman fondateur



Feraoun a réalisé une singularité dans son roman fondateur
Udo Satoshi est universitaire et chercheur japonais spécialiste de la littérature algérienne. Il sera à Alger le 15 mars prochain pour animer une conférence sur l'écrivain Mouloud Feraoun dans le cadre d'un colloque international qui sera organisé par le Centre national de recherche préhistorique, anthropologique et historique (Cnrpah). Udo Satoshi a fait son mémoire de maitrise sur le roman «La Répudiation» de Rachid Boudjedra et sa thèse de doctorat sur Kateb Yacine. Dans cet entretien, il nous parle de son regard sur la littérature algérienne.

L'Expression: Vous êtes invité à animer une conférence sur l'écrivain Mouloud Feraoun à Alger dans le cadre d'un colloque international sur ce romancier. Sur quoi au juste portera votre intervention?
Udo Satoshi: Mon intervention s'intitulera «Portrait du jeune homme dans le roman fondateur: Mouloud Feraoun et Sôseki Natsume». On m'avait proposé de comparer Feraoun avec des auteurs japonais et j'ai décidé de parler de Sôseki (1867-1916), écrivain dit «national» au Japon. La parution du véritable roman moderne au Maghreb, donc «Le fils du pauvre» (1950), s'attarda beaucoup par rapport à celle du Machreq (Zaynab, 1914) ou du Japon (Ukigumo, 1887). Mais je crois que, grâce à ce retard, Feraoun a pu réaliser une singularité dans son roman fondateur. Je voudrais aussi mentionner brièvement le cas chinois (Lu Xun, 1881-1936), le cas coréen (Yi Kwang-su, 1892-1950) et le cas tibétain (Döndrup Jya, 1953-1985).

Vous travaillez sur la littérature algérienne depuis plusieurs années, comment l'avez-vous découverte?
Dans les années quatre-vingt-dix, des auteurs antillais et leurs théories «créoles» étaient momentanément à la mode au Japon. Et dans ce courant, la littérature maghrébine francophone a été aussi présentée, quoique limitée, au lectorat japonais. J'ai découvert la littérature algérienne d'abord par la traduction japonaise, consacrant mon mémoire de maîtrise à «La répudiation» de Rachid Boudjedra.

Vous avez aussi réalisé une thèse de doctorat sur Kateb Yacine. Pourquoi avez-vous choisi spécialement cet écrivain algérien?
J'ai pensé qu'il était indispensable d'étudier Kateb si l'on voulait vraiment comprendre la littérature algérienne et maghrébine, surtout les romans après Nedjma. Et sa poésie éclatante m'a saisi tout de suite. J'ai écrit mon mémoire de master sur les «cadavres» et l'africanité chez Kateb.

Sur quoi porte votre thèse
de doctorat consacrée à
Kateb Yacine?
Ce sera la première thèse sur la littérature maghrébine soutenue au Japon. J'ai donc essayé de montrer diverses facettes de Kateb, mais j'ai surtout travaillé sur «Le polygone étoilé». Jacqueline Arnauld a recueilli ses textes inédits en les appelant les uvres en fragments. En réalité, toutes les oeuvres katébiennes sont essentiellement fragmentaires, mais n'oublions pas que ces amas de fragments constituent une cosmologie mouvante et proliférante. En mentionnant tous les fragments du Polygone étoilé, j'ai tenté de saisir d'abord la cosmologie du livre. Ce livre commence par l'ouverture «cosmogonique» d'un univers et finit par la réminiscence visionnaire recherchant le passé familial; ces deux volets (l'origine de l'être et l'origine de la personne) encadrent des épisodes en désordre, là où se répètent errances, malchances, défaites... Et des personnages parfois impersonnels courent, en traversant plusieurs fragments, dans cette cosmologie livresque.
Mais comme Kateb lui-même s'appelait «l'homme d'un seul livre», tous ses fragments veulent, quoiqu'incohérents, s'intégrer et s'unifier en déstructurant les cosmologies livresques que constituent Nedjma ou Le polygone étoilé.
La lecture d'un livre katébien nous invite donc à retracer à la fois l'émergence d'une cosmologie par la structuration des fragments et la déstructuration du livre par le défeuillage des pages (qui devraient se greffer à «un seul livre»). Ce dynamisme cosmologique (émergence-structuration-déstructuration) ne s'arrêtera pas et «un seul livre» ne s'achèvera pas car Kateb aurait écrit et réécrit infiniment des fragments et nous continuerons à lire sans fin. J'ai nommé dans ma thèse cet éternel dynamisme d'écriture «la cosmographie katébienne».
Et dans cette cosmographie mouvante, des personnages sans profil (qui pourraient être parmi nous) connaissent leur destin malheureux.
Mais c'est parce qu'on est «voué à la ruine» que l'on peut ressurgir comme la «Numidie en déroute pour d'autres charges réunis...». En lisant les malheurs des protagonistes, nous confirmons paradoxalement la possibilité du futur. Je crois que la littérature de Kateb Yacine nous chante, malgré son apparence pessimiste, un hymne à l'espoir.

Pouvez-vous nous parler de la traduction d'oeuvres algériennes au Japon? Kateb Yacine est-il lu chez vous? D'autres écrivains peut-être?
«L'Opium et le bâton» de Mouloud Mammeri et «Un été africain» de Mohammed Dib sont les premiers romans algériens traduits en japonais. Ces deux livres ont été publiés fin des années soixante-dix dans une collection de la littérature arabe contemporaine, dirigée par un écrivain tiers-mondiste Hiroshi Noma.
Mais depuis les années quatre-vingt-dix, les romans algériens ont été présentés dans le cadre de la littérature francophone. Malheu-reusement, la littérature algérienne n'est encore connue que par certains chercheurs, et je me donne pour mission de la présenter au lectorat japonais.

Quels sont les écrivains algériens anciens et nouveaux qui vous fascinent? Pourquoi?
Feraoun, Mammeri, Kateb, Dib, Mimouni, Belamri (j'ai traduit partiellement «Le regard blessé»), Djaout... Ce sont les auteurs de défi, contestataires poétiques.
Je m'intéresse aussi aux écrivains arabophones comme Benhedouga, Ouettar (il me faudrait présenter Al-Zilzâl aux Japonais) et Laredj...
Et les jeunes auteurs qui se publient chez Barzakh comme Benfodil ou Kamel Daoud me fascinent depuis peu de temps. Mais en vivant à Tokyo, j'ai beaucoup de difficultés pour acheter des livres publiés en Algérie...


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