Notre besoin de contrôle et de domination s’exerce d’abord dans les relations parents-enfants, puis entre conjoints. Moins médiatisé que le harcèlement professionnel, car plus banalisé, il est pourtant aussi répandu et ravageur.
"Je ne veux pas me substituer à mes fils. Je voudrais simplement que, de leur plein gré, ils fassent exactement ce que je leur dis de faire." Une autocritique lucide, signée Judith Viorst, quatrième mousquetaire rejoignant le trio Dejours-Hirigoyen-Olivier en lutte contre la violence psychologique.
Psychanalyste et auteur célèbre, elle n’a de cesse de jeter dans son jardin des pierres qui viennent rouler dans le nôtre, nous forçant à réfléchir sur nos comportements les plus habituels. Après son best-seller, Les Renoncements nécessaires (Laffont, 1988), où elle passait au crible les inéluctables crises qui jalonnent chaque parcours humain en en dégageant les aspects positifs, elle récidive avec Renoncez à tout contrôler (Robert Laffont). Autrement dit : où en êtes-vous avec votre volonté de pouvoir ?
L’INSTINCT DE DOMINATION
La question ne saurait être écartée d’une chiquenaude du style "le pouvoir, connais pas" : l’instinct de domination est inhérent à l’être humain. Dans notre vie quotidienne, nous sommes tous dominants ou dominés, et, le plus souvent, tantôt l’un tantôt l’autre selon les partenaires, les circonstances, les lieux… Et chacun, quand il entend être dominant, a ses arguments brutaux, raisonnés ou sournois afin d’imposer ses vues. Avec en plus, souvent, une certaine dose de bonne conscience : s’il agit ainsi, c’est pour le bien de l’autre, ou le fonctionnement impeccable de la maison. Où finit l’exercice légitime de l’autorité, la démarche raisonnable pour obtenir ce que l’on désire ? Où et sous quelles formes commence l’abus de pouvoir pour parvenir à ses fins ?
L’inexorable Judith Viorst dissèque allègrement toutes ces questions. Voilà sous son scalpel, non la guerre, mais la guérilla des sexes. Pierre est un infatigable Don Juan. Ses arguments : "J’aime les femmes, elles sont bien dans mes bras…" Sa compétence sexuelle est son alibi. Pourtant, quand sa réputation ne suffit pas à faire tomber la belle, il use de moyens pervers (le petit verre de trop) et d’arguments ignobles ("Tu es démodée, c’est très tendance de tromper son mari", "Etre vierge à ton âge est ridicule", "Je ne savais pas que tu étais homosexuelle"…). Veut-il simplement séduire ? Non, il veut conquérir, posséder, au sens guerrier du terme. Renaud ne butine pas de fleur en fleur. Du moins pas encore. Il a tout de même lancé à Anne, sa femme, que si elle n’était pas toujours disponible et enthousiaste pour ses fantaisies amoureuses, il en "trouverait une autre". Et Anne d’obtempérer en feignant une ardeur non éprouvée. Lise, elle, est une délicieuse "jeune femme enfant fragile" qui sait parfaitement mener son compagnon par le bout du nez. Pour obtenir la cuisine superéquipée qui lui "faciliterait tellement la vie", elle joue les victimes ; pour partir aux Caraïbes, elle affiche une insurmontable fatigue ; et si elle ne se sent pas assez choyée, elle fait la grève de l’amour. "Quand le sexe est utilisé comme monnaie d’échange et que l’un des deux partenaires ne connaît pas la transaction, il faut s’attendre à des abus, prévient Judith Viorst. Chaque geste amoureux, chaque mot tendre devient alors un outil destiné à obtenir ce que l’on désire en échange de son corps. Il ne s’agit pas forcément de cadeaux matériels, cela peut être un besoin de sécurité." Dans le cadre d’une relation amoureuse, refuser son corps ou imposer à l’autre sa sexualité peut également relever d’un abus de pouvoir qui perturbe le couple.
LE MUR DE PIERRE
Ni Christine, dans ses rapports avec Christophe, ni Simon, dans sa relation avec Marion, n’usent de ce genre d’armes. Ils ont une autre tactique dite par Judith Viorst "du mur de pierre". Soit, en termes triviaux : ils font la gueule pour interférer sur la vie de l’autre et ne faire que ce qu’ils ont décidé pour deux. Silences, air excédé, porte claquée… A la question pertinente : "Qu’est-ce qui ne va pas ?", une réponse laconique : "Rien". Un rien qui dit tout – désapprobation, distance, mépris – et se révèle très éprouvant pour la victime. La stratégie s’exerce alors en terrorisant l’autre et serait, à 85%, une spécialité masculine.
Rares sont les couples qui ne connaissent pas, au moins ponctuellement, une situation où l’un impose et l’autre cède. "Même dans la relation la plus parfaite, dit Judith Viorst, il faut se battre pour maintenir paix et équilibre entre pouvoir et reddition." Existe-t-il un moyen de "rééquilibrage" ? Oui, sans doute, dans la définition d’une frontière entre les décisions du ressort de chacun et celles qui relèvent du domaine commun. Assez facile à mettre en œuvre au début d’une relation, mais beaucoup plus aléatoire quand le rapport de forces inégales est devenu chronique.
La technique du mur de pierre se pratique aussi entre parents et enfants, ou entre enfants et parents. Claquements de porte, front buté, regard fermé : portrait plein cadre d’un adolescent en crise. Il a ses raisons, biologiques et psychologiques, de s’opposer. Et les parents ont aussi leurs (bonnes) raisons de vouloir le contrôler : d’où conflit inéluctable. Mais, hormis ces circonstances –que l’on pourrait presque dire de saison–, la famille est sans doute l’un des lieux où l’abus de pouvoir s’exerce le plus en tous sens. Un père, une mère parfaitement normaux et honorables ont généralement l’impression que leurs intentions sont des plus nobles et qu’ils ne veulent que le bien de leur enfant. En l’obligeant à manger ce qu’il n’aime pas, à être propre avant d’en éprouver le besoin, à obéir pour éviter tel danger, à bien travailler en classe, à ne fréquenter que des amis sélectionnés selon les critères familiaux, à choisir tel mode de vie, ce métier-ci plutôt que cet autre et, quand vient l’âge de l’amour, celui-ci ou celle-ci plutôt que celui-là ou celle-là.
Olivia se souvient que, lorsqu’elle avait 17 ans, ses parents critiquaient systématiquement ses fréquentations. "Mon père voulait que j’obtienne les meilleures notes, que je sois une petite fille modèle. Ma mère s’efforçait de m’impliquer dans sa religion. J’ai fini par craquer."
LES DIVERSES TECHNIQUES DE DOMINATION PARENTALE
Attention, prévient Judith Viorst : "L’enfant est le carnet de notes des parents qui tous aspirent à avoir 20/20. Pour cela, certains imposent leur propre idéal de perfection."
1) Ils disposent à cet effet, selon leur caractère et l’âge de leur progéniture, d’un vaste éventail coercitif.
- Technique sournoise, affirmation d’une évidente contrevérité : "Bien sûr que tu aimes ta petite sœur", assènent-ils au grand qui manifeste la plus parfaite animosité contre l’intruse ; ou plus anodin : "Je sais que maintenant tu préfères manger des carottes plutôt que des bonbons", ce qui empêche l’intéressé de savoir vraiment ce qu’il ressent et ce qu’il veut.
- Technique péremptoire : "Maintenant, tu obéis parce que c’est comme ça."
- Technique du chantage : "Si tu n’as pas le tableau d’honneur ce trimestre, tu n’iras pas faire de ski avec ton copain Hugo."
Dans les trois cas, il s’agit d’imposer sa propre règle du jeu sans permettre à l’enfant d’y participer.
2) Il arrive aussi que l’abus de pouvoir parental soit encore plus pernicieux et ne vise qu’à ligoter celui ou celle sur le point d’ouvrir ses ailes.
- On peut l’effrayer : "Tu es trop jeune pour quitter la maison, tu ne sais rien faire seul…"
- Le culpabiliser : "N’es-tu pas bien avec nous ? Pourquoi nous faire tant de peine ?" – un classique de mère en proie, précocement, au syndrome du "nid vide".
- Diriger sa vie par subsides interposés. Ainsi le père de Paula, 26 ans : "J’ai convaincu ma fille de ne pas vivre dans un appartement que son salaire lui permettait de louer, sous prétexte qu’elle n’y serait pas en sécurité, et je lui en ai fait prendre un plus cher qu’elle ne pouvait payer sans mon aide… Je l’ai donc entretenue jusqu’au jour où j’ai compris pourquoi. J’imaginais que si elle n’avait plus besoin de moi, elle n’aurait plus de raisons de me fréquenter…"
PARENTS UN JOUR, PARENTS TOUJOURS
Alors que le cordon ombilical semble bien coupé, les géniteurs ne peuvent s’empêcher de continuer à conseiller, suggérer, trop aider. "Parents un jour, parents toujours", comme Judith Viorst titre un chapitre de son livre. Or même dans les cas vraiment graves – alcool, drogue, secte, chômage, difficulté à vivre –, il importe de ne tomber ni dans la culpabilité ni dans le soutien inconditionnel. Revendiquer l’entière responsabilité des erreurs de son enfant est une façon d’attenter à sa liberté. Le prendre totalement en charge également. "Respecter ses enfants en tant qu’individus séparés, capables de prendre des décisions sur leur vie, voilà le pas le plus difficile à accomplir pour des parents", écrit le thérapeute Jean Okimoto. Certains n’y parviennent jamais.
Pour que le tableau soit juste, il faut tout de même noter que les enfants ne sont pas forcément des victimes. Le charmant bambin qui se roule sur le trottoir jusqu’à ce qu’il obtienne le jouet convoité, la bouderie, la fugue ou sa menace, la victoire par l’usure sont – aussi – des abus de pouvoir. Et si, en classe, des professeurs outrepassent parfois l’exercice légitime de l’autorité, on sait aussi à quel point la terreur peut s’exercer dans l’autre sens. Reste que la position de parent n’est pas aisée. Il faut bien éduquer les enfants, leur apprendre à respecter des règles, à accepter des contraintes. Eux-mêmes l’admettent. Entre le laxisme, désastreux, et l’autoritarisme, il y a une place pour l’autorité bien tempérée. Idem dans le monde du travail, arène des ambitions où l’on retrouve les luttes de type parents-enfants avec : le chef-père à l’autoritarisme chronique, l’obéissant malgré lui qui finit par se révolter, le résigné qui subit en étant perpétuellement malheureux, l’ambitieux qui use de tous les moyens pour parvenir où il veut, le "compulsif du pouvoir" qui contrôle tout, trop souvent et inutilement.
LÂCHER DU LEST
Mais d’où vient ce besoin de tout contrôler ? En fait, nous avons appris, dès notre plus jeune âge, à "nous" contrôler pour faire barrage à nos pulsions, nos attitudes déraisonnables, nos coups de tête. Mais nos gènes et notre histoire étant ce qu’ils sont, nous pouvons modifier notre poids ou notre silhouette, mais pas la couleur de nos yeux ; nous pouvons apprendre, travailler sur nous-mêmes, comprendre, mais pas transformer certains traits de notre caractère, pallier certaines de nos inaptitudes. Pas plus que nous ne pouvons ni ne devons tout contrôler des autres, nous ne pouvons exercer sur nous-même un pouvoir absolu. Nul ne nous demande d’être parfaits. Le petit chef installé à l’intérieur de notre tête devrait bien, de temps en temps, lâcher du lest…
L’OGRE DE SOI-MÊME
Chacun de nous pourrait tuer. Si nous ne le faisons pas, c’est que, durant nos toutes premières années, nous avons rencontré l’opposition de nos géniteurs. Opposition nécessaire, fondamentale qui fait comprendre à l’enfant qu’il n’est pas permis d’imposer à autrui sa volonté. Avec sa thèse de L’Ogre intérieur (Fayard, 1998) qui, selon elle, habite chaque individu, la psychanalyste Christiane Olivier, auteur des célèbres Enfants de Jocaste (Denoël, 1980), caracole en tête des ventes. Sans doute parce qu’elle lève le voile sur la violence familiale, la violence des "divorçants", la violence des parents qui élèvent un "enfant-objet"… Surtout, elle dénonce l’idéal actuel d’une famille sans conflits. Les parents d’aujourd’hui, explique-t-elle, sont trop attachés au bonheur de leur enfant et ont tendance à céder à ses désirs. Résultat : la toute-puissance de l’enfant, de l’adolescent ne rencontre plus ni frein ni limite. De plus, beaucoup de parents sont seuls, divorcés, en dépression ou au chômage. Le fils cherche alors à prendre la place du père "absent" et à édicter une loi. Il crie, cogne, tape mais c’est sa propre loi qu’il intronise ainsi : celle de ses désirs.
SONDAGE
12 millions de victimes en Europe
Aux Etats-Unis, c’est dans la vie privée que se manifeste le harcèlement psychologique, baptisé "stalking". Souvent le fait d’anciens amants menaçants, il a été pris au sérieux par certains Etats qui prévoient désormais des "protective orders" (ordres de protection civile). En Europe, les études ont surtout été menées sur le harcèlement au bureau. Il est appelé "mobbing" (de "mob", molester) en Angleterre et "psychoterreur" en Suède (par le psychosociologue Heinz Leymann, pionnier des recherches sur le harcèlement). Au total, selon la Fondation européenne, 12 millions d’Européens en auraient été victimes. Quant au Japon, ce serait le pays où le harcèlement existe le moins : en effet, l’esprit de groupe y est tel qu’il est difficile d’exercer sur autrui une pression morale autre que celle déjà imposée par la société.
SOURCE : PSYCHOLOGIE.COM PAR VALÉRIE COLIN-SIMARD
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Posté Le : 21/05/2022
Posté par : imekhlef
Ecrit par : rachid imekhlef
Source : SOURCE : PSYCHOLOGIE.COM PAR VALÉRIE COLIN-SIMARD