Algérie

Fada! Fatras de maux de Djamel Mati, Roman - Éditions Apic, Alger, 2004



Fada! Fatras de maux de Djamel Mati, Roman - Éditions Apic, Alger, 2004
Djamel Mati, le secret de la vraie vie
La solitude du maratonien de fond
A lire certains livres, on ne peut s’empêcher de se demander quelle imagination tortueuse a bien pu autoriser leur naissance. C’est exactement cette question qui vient à l’esprit, une fois achevée la lecture du roman de Djamel Mati Fada !, son deuxième roman après le singulier Sibirkafi.com (paru en 2003 aux éditions Marsa). Dans la vie quotidienne, Djamel Mati est ingénieur au centre de recherche (CRAAG) qui est chargé, entre autres, d’observer les activités sismiques.

Il pratiqua, un jour pas si lointain, le marathon du désert ! Notre homme est donc particulièrement prédisposé aux exercices d’équilibriste et aux efforts de longue distance. Il prend manifestement un malin plaisir à nous mener en bateau par ses constructions farfelues et désespérées. De quoi s’agit-il donc ? Cela commence (presque) comme une pièce de théâtre. Scène I. A la première page du livre, le rideau se lève et l’on est d’emblée projeté au cœur du drame.

Deux personnages - le fameux Fada qui donne son nom au titre du roman et un certain Kada - parlent, ou plutôt monologuent, refont le monde, se chamaillent, s’invectivent, comme un vieux couple qui vient pourtant de se former, là, sous nos yeux. Très vite, on comprend que Fada est une espèce de simplet pas si simple que ça, un idiot-intelligent qui projette sur les choses un regard tendre, amusé mais lucide. De son côté, Kada est un intellectuel.

En tout cas, il prétend l’être ou le devenir ; sur chaque sujet, il possède une théorie établie. Très vite, on se rend compte que nos deux compères habitent un cimetière, chacun occupant une tombe, d’où ils sortent en journée pour leurs inépuisables soliloques. Pourtant cette situation, où l’absurde des réparties le dispute à l’humour, ne nous semble pas si biscornue. Les faits s’enchaînent, plus loufoques les uns que les autres, les sujets de discussion se multiplient : il est question tour à tour de Dieu, du Diable, des cimetières et des asticots qui y prolifèrent, de la mort bien entendu et du secret de la vie.

C’est que Kada croit connaître le grand secret de la vie. « Tiens, je vais te confier mon secret », dit-il à Fada. « Le secret, c’est que ce n’est qu’une question de place ! Si tu n’as pas ta place dans la vie, tu meurs, mais si, par contre, tu n’as pas ta place dans un cimetière tu restes toujours en vie. C’est aussi simple que ça ! » Ainsi, les jours passent et les aventures extravagantes se succèdent encore et ils trouvent bientôt le corps d’une jeune femme qui a laissé une lettre et un poème, puis son corps disparaît et ainsi de suite...

Puis, soudain, à la lecture du deuxième testament de la jeune femme, au détour d’une phrase - « Vivez et laissez la mort pour plus tard » -, les pensées graves et profondes de Kada s’écroulent et Fada comprend enfin la vérité des choses, qui est toujours plus simple qu’il n’y paraît. C’est décidé, il quitte le cimetière pour rejoindre la vraie vie. Fin du premier acte.

Le deuxième acte (qui est aussi la deuxième moitié du livre) s’ouvre sur le dialogue entre un narrateur et son amie, au moment où celle-ci vient d’achever la lecture du manuscrit qu’il lui a confié, manuscrit qui narre précisément les aventures de Fada. Nos deux personnages devisent tranquillement sur une véranda, dans la lumière incertaine d’un matin d’hiver. Ils parlent de Fada, de la vie, du monde, du livre que la jeune femme conseille au narrateur d’éditer, des langues et de Babel, ils boivent du thé,...

De digressions en mises en abîme, le narrateur se retrouve à raconter l’édifiante et hilarante « balade des gnous », qui débouche à son tour sur un secret en forme de morale imparable que délivre une charmante gnou à un jeune et naïf gnou : « Pour les gnous, la vie n’est jamais meilleure là où ils sont, alors ils la cherchent constamment ailleurs. » Le narrateur continue alors ses récits à sa jeune amie, récits toujours plus énigmatiques et improbables, jusqu’à cette métamorphose terrifiante où il se voit transformé en mouton.

Et puis, à un moment donné, presque à notre insu, on comprend. On comprend que ce narrateur, sympathique mais étrange, séjourne en vérité dans un asile, que les histoires qu’il raconte ne sont que le fruit de son imagination (comme toute histoire), que sa jeune amie (prétendument sa confidente) ne doit être qu’un médecin traitant. On comprend que le livre, construit sur le mode du labyrinthe et du puzzle, n’a fait jusque-là que remplacer les indices par des leurres et qu’il faut au lecteur reconstruire l’histoire, construire sa propre histoire des faits.

Peut-être alors, au moment de l’adieu déchirant du narrateur (comme un acteur tire sa révérence), qui se rend compte de la vanité de toute chose et de l’implacable maître qu’est le temps, à notre tour, comprendrons-nous cette ultime vérité. Il ne s’agit pas plus d’absurde que de folie, non. Il s’agit de la parole et de l’abandon que nous devrions manifester à l’égard des mots. Il y a que, parfois, dans les livres comme dans la vie, le sens des choses nous échappe et que à la terreur de la vie et du temps qui passe, il faut opposer, avec confiance, les joies inépuisables de la parole et de l’imagination.

En refermant le livre, lorsque le rideau tombe sur cet univers étrange, on se souvient alors que le premier roman de Djamel Mati, Sibirkafi.com était simplement sous-titré Les élucubrations d’un esprit tourmenté.


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