Algérie

Expressions, peur et démocratie



La phrase juste Pour peu qu’on ait –sans mégalomanie– du respect de soi, ou un souci de vérité, de précision et de correction de langage, ou encore –sans prétention à l’infaillibilité– une volonté de justesse de jugement, on ne s’empare pas de sa plume pour s’exprimer, à l’adresse d’un maquis imprévisible presque impraticable de récepteurs, sans porter une certaine peur au ventre. Certes on peut avoir, par un certain temps de fougue ou de jeunesse, où l’on se préoccupait peu de certaines valeurs, laissé son seul instinct se charger de juger le hasard objectif des mots ou la sensibilité qu’on a des mots et décider de l’esthétique quand on en a l’intention. On peut avoir laissé ainsi l’insouciance, qui nous affublait d’une décontraction de dandy du langage, prendre allègrement le dessus sur la quête ou l’enquête pour une vérité vraie. Mais avec l’âge ou l’épreuve, le métier est davantage dans la retenue, la profondeur dans la simplicité, et la vérité dans la nuance. Et, dans tous les cas, partir à l’assaut du sujet ne se fait pas sans peur, du moins sans appréhension. Peur de ne pas cerner son sujet, de ne pas pouvoir mener son propos à la cohérence, de tourner en rond, sans pertinence, peur de ne pas trouver le mot; même si parfois on se console par cette sensation d’être un vieux chasseur qui tourne autour de sa proie avant l’assaut. J’entends déjà ceux qui disent: c’est de l’idiotie tout ça; il faut tout simplement se jeter dans la rédaction, et tout viendra en avançant. C’est possible, mais c’est céder à la passion ou être psychologiquement retenu par peu de poids.Combien de fois, d’avoir beaucoup vu, d’avoir à considérer tellement de choses, de porter de fins égards pour ceux, hétéroclites, qui pourraient être concernés par notre propos que nous voilà bègues, tremblant des lèvres et des mains. Et il y en a, parmi nous, qui sont restés aphasiques. Dans ce cas, nous serons tous plus ou moins atteints du complexe flaubertien. Mais «les idiots de la famille», que nous pourrions être, devraient avaler l’amère vérité que nos écrits journalistiques, nés de plusieurs écritures inquiètes, sont ceux de l’éphémère, et sûrement destinés à de simples coups d’œil furtifs, au mieux à une lecture approximative. Sinon inquisitoire. Inquisitoire: voilà une autre source de peur! Face à l’attitude paternelle de le considérer comme le bon à rien de la famille, Gustave Flaubert a réagi par une volonté de prouver, ou de s’assurer, qu’il était sans reproche, c’est-à-dire parfait dans ce qu’il entreprenait. Et il a été ainsi sans faute dans la phrase. Pour l’histoire, c’est ce souci qui le portera à s’assurer de la véracité des détails qu’il empruntera à l’histoire pour sa fiction: il lira mille livres et se déplacera en Afrique du Nord pour la seule fin d’écrire «sans erreur» Salombo. Il lira plus tard mille livres aussi pour écrire son Bouvard et Pécuchet. Nous concernant, s’il en est que nous retournons les choses tellement pour produire la «phrase juste», c’est en réaction à l’attitude ou au regard mental de quel père? Du lecteur citoyen et du Pouvoir, évidemment. Le moins apparent des deux est le plus opérant sur notre activité intellectuelle; nous le craignons à cause de son imprévisibilité, de son omniprésence (réelle ou supposée) et de la mémoire que nous avons de ses punitions. Le vrai pouvoir parle sans s’adresser à nous: il est en signes dans notre vie et dans ses mots. Alors «la phrase juste» serait celle qui porterait, à même le style, l’ordre et le vœu gémissant du contre-ordre qu’il a imposés à l’écrivant; celle qui porterait (nous empruntons cette image à la vie de Flaubert) l’effet de l’eau bouillante qu’il versa un jour dans un geste ambigu sur la main de l’écrivant. Mais notre phrase ici était-elle juste ou satanée? Tourne-t-elle, comme il conviendrait dans un journal, autour du pot, ou danse-t-elle, dithyrambique, autour de lui? Avec moins d’image, disons que «la phrase juste» serait celle qui aura intériorisé les limites de la liberté de parole, le niveau de la démocratie dans l’espace où elle s’inscrit, c’est aussi celle qui porte en son sein les marques de vigilance à l’égard de règles jamais infaillibles. Une connaissance trop aiguë des restrictions, doublée du sentiment d’absence de protection contre un pouvoir contre lequel on se trouverait opposé, conduit à l’autocensure, au silence quand ce n’est pas vers l’opposition explosive ou la volte-face vers le mensonge par la demi-vérité. Nous ferons cependant une «phrase juste» en disant seulement: Pouvoir. Sans désignation particulière (c’est-à-dire en considérant tout à la fois les pouvoirs des institutions, des politiques, des militaires, des religieux, de ceux qui, sans exercer un pouvoir officiel, usent de leur influence, et, au-delà du pays, le pouvoir des surpuissants vers qui on croirait illusoirement pouvoir se retourner pour se protéger sans contrepartie d’un des pouvoirs précédents de son pays). On l’aura déjà remarqué: l’énumération est longue à faire éclater la parenthèse, on comprendra alors sans doute pourquoi notre phrase a été si courte, tel un souffle coupé.


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