Certaines de leurs photos ont fait le tour du monde et ont joué un rôle décisif dans l’internationalisation de la question algérienne. Ce n’est pas rien, devant la machine de guerre de la France coloniale et de son puissant appareil de propagande. Un combat inégal à vrai dire. Avec des moyens rudimentaires, les dirigeants du FLN saisiront très vite l’enjeu d’une guerre des images et s’organiseront en conséquence. Dans un premier temps et dans les limites d’une presse clandestine et son peu de visibilité, la photo est présente avec un message essentiel, réponse équivalente à l’image adverse, l’ALN n’est pas une horde de bandits comme le suggèrent à longueur de pellicules les services cinématographiques de l’armée française, mais bien une armée organisée.
A Tunis, dans la rédaction d’ « El Moudjahid », on ne dispose que de très peu de matériel iconographique, la guerre est dure, alors on fait feu de tout bois. On détourne les images de l’adversaire en récupérant les photos des grands journaux français abondamment inondés, mais non signés, en reportages de l’armée française. On change juste la légende. Et quelque fois la photo parle d’elle-même.
Il y a une image. Celle de l’arrestation, en février 1957, de Larbi Ben M’hidi. Elle est forte et elle va résonner, dans les deux camps, de façon antagonique. Pour les uns c’est la capture d’un important chef rebelle et pour les autres, un héros, un symbole de la résistance. Sur cette photo, Ben M’hidi, pieds et poing liés, toise ses futurs tortionnaires. Il sait ce qui l’attend. Il aurait dit, sur le moment, à son compagnon d’infortune, « ne baisse pas les yeux ! ». Il ne leur restait que leur regard, le regard comme un dernier rempart. Et quel regard ! Celui du courage qui marquera de toute sa puissance des générations d’algériens. La photo signée par Daniel Camus fera, à la fois, la une de Paris Match et celle d’El Moudjahid. Une photo pour deux lectures, deux regards, à ce jour, malgré des progrès dans la réappropriation mémorielle, aux antipodes l’un de l’autre.
Pour la propagande coloniale il ne faut montrer l’ennemi que dévalorisé, terrassé, vaincu autrement, comme l’écrit Laurent Gervereau c’est «… reconnaître la légitimité de sa cause » et « penser que les siens meurent pour une erreur…». La propagande de masse bat son plein et la photographie comme le cinéma sont devenue des armes de guerre redoutables, de façon ordonnée, depuis la deuxième guerre mondiale. Pendant « la guerre d’Algérie », ils sont rattachés, c’est tout dire, au service d’action psychologique. Sur le terrain, ils sont jusqu’à trente opérateurs photographes engagés dans l’armée, la plupart anciens d’Indochine, nourris à l’idéologie coloniale et à l’ordre établi. Ils accompagnent et soutiennent les troupes française dans l’œuvre pacificatrice avec deux figures tutélaires, l’instituteur et le médecin, jamais la guerre, car la France ne se considère pas en guerre mais confrontée à de simples troubles à l’ordre public. Quand elle croyait avoir totalement isolé l’Algérie du reste du monde, elle s’enfonçait irrémédiablement dans la surdité et l’aveuglement, de ne pas entendre, de ne pas voir, la justesse d’une cause, d’un combat. La France ne le savait pas encore mais elle vivait les derniers moments d’un empire finissant, la fin d’une époque, la fin d’un monde.
En face, la foi et la détermination, non démenties, d’une victoire inéluctable.
Paradoxalement, toute la machine de propagande était orientée vers les algériens et non vers l’opinion publique en métropole pour qui, comme l’écrit Benjamin Stora, « la guerre d’Algérie n’est pas un vrai sujet, c’est un sujet parmi d’autres. ». La censure est impitoyable, rien ne passe, par la puissance de lois implacables contre tout document qui risque « la démoralisation de l’armée et de la nation (…) les atteintes à l’intégrité du territoire où à l’autorité de la France (…) et l’apologie du crime, du meurtre ou du pillage. ». Un verrouillage intenable. Pour les dirigeants du FLN, au moment le plus fort de la confrontation, il fallait absolument sortir, du point de vue politique et médiatique, de ce face à face sans issue et stérile.
A l’origine « l’internationalisation du problème algérien » figurait parmi les objectifs de la proclamation du 1er novembre 1954. Depuis le Caire dés 1954, New York puis Tétouan au printemps 1956 et enfin à Tunis en septembre 57, la guerre des images se faisait dans « une inégalité criante des moyens de production (tant humains que matériels) d’un point de vue quantitatif, les quelques cent vingt mille clichés produits par le seul service photographique de l’armée française écrasaient de leur masse les images produites par les algériens.… » écrit Marie Cheminot. Pourtant… », précise t-elle dans un travail inédit et remarquable « … si l’on déplace le curseur du domaine de la production vers celui de la diffusion, la perspective est tout autre. La direction du FLN a diffusé, via les supports d’information qu’elle a pu maîtriser, un nombre considérable de photographies. ». Avec ses dix mille exemplaires, en plus des brochures fortement illustrées et des tracts, El Moudjahid est repris par la presse internationale, par les pays amis ainsi que par les journaux, notamment français, qui ne cachaient pas leur sympathie pour la cause de l’indépendance algérienne.
Pour contourner un embargo médiatique intolérable, c’est ce potentiel d’ouverture et de réseaux qui imposera l’appel à des journalistes de la presse internationale. Si une bonne partie d’entre eux sont connus pour leur engagement anti-colonial, d’autres, photographes professionnels marqués par les maîtres du photojournalisme et ses légendes, l’Algérie est un chalenge, un défi sur un sujet peu couvert, « occulté, nié, invisible ». Leur tâche ne sera pas facile, certains seront soumis à des peines de prisons et à de fortes amendes, d’autres connaîtront la censure, la pire, jusqu’à leur mort ou plus cruel encore, ceux dont les archives ont disparues. Tous assumeront leur choix, sans rien trahir de leurs convictions et sans renier leur travail. Ils seront d’un apport indiscutable pour faire sortir du huis clôt la cause algérienne. « Correspondants de guerre ou envoyés spéciaux, journalistes ou reporters photographes…écrit Abdelmadjid Merdaci… ont ainsi vécu, restitué le conflit sur ses différents fronts, écrit ou photographié ; leurs textes ou leurs images, quels qu’en aient été les intentions et les objectifs, contribuaient aussi à rendre plus audibles, plus lisibles, plus visibles les attendus et la finalité de la révolte algérienne. » Pour les dirigeants algériens gagner la bataille politico médiatique de la visibilité internationale continue–t-il c’est « renouveler en quelque sorte les fondements de leur inévitable face à face avec l’Etat français et, de ce point de vue, c’est le regard de l’autre, de tous les autres qui était recherché, privilégié ». Pari réussi car, reportage après reportage et malgré une adversité redoutable et qui ne reculait devant rien, l’opinion publique internationale découvrait la cause algérienne dans sa vérité et sa complexité.
Des journalistes au maquis
Ils ont étés diabolisés, leur travail mis en doute, accusés de partialité, leurs images ont fait peur et déstabilisé l’appareil de propagande de l’armée française. Ils viendront l’un après l’autre, d’un peu partout, chacun son parcours, son vécu, des itinéraires particuliers chargés d’histoires personnelles fortes et, pour certaines, inscrites dans la grande histoire.
Les photographes professionnels en France « hésitent ». Au sortir de la guerre d’Indochine et de la débâcle de Dien Bien Phu, l’Algérie est une « guerre sentant le souffre » écrit Laurent Gervereau. Les grandes agences photo sont réticentes, Keystone ne couvre que les événements officiels, alors que la couverture de la légendaire Magnum est épisodique, Paris Match, avec ses douze Photographes en Algérie, totalement dans le poids des mots et le choc des photos, mais aussi, dans le choix du parti pris « à accompagner, à soutenir les troupes françaises ‘ pacificatrices’ et héroïques face à un ennemi dissimulé qui ne respecte pas les lois de la guerre ».
C’est dans ce contexte de silence pesant, une année après le déclenchement du 1er novembre, en septembre 1955, que Robert Barrat se rend dans les maquis de Kabylie, dirigée alors par Omar Ouamrane, et publie son reportage dans France observateur, il sera poursuivi en justice et condamné à une peine de prison et une forte amende. Une peine exemplaire plutôt efficace car ce n’est que vers la fin de la guerre que la couverture image se fera plus importante et plus importante encore au moment de l’indépendance de l’Algérie. Face à la France, son verrouillage et ses connivences, c’est finalement des Etats-Unis que viendra une part de la solution. Ainsi, en septembre 1956, Herb Greer et Peter Throckmorton, deux reporters américains free lance, partant de Tétouan, vont passer clandestinement la frontière Ouest jusqu’à Nedroma dans la Wilaya 5, ils y resterons de septembre 1956 à janvier 1957. Ils vont, pendant cinq mois, photographier et filmer le quotidien des maquisards, le campement, les entraînements, des embuscades avec des prises d’armes et des prisonniers, la tournée d’une équipe médicale du Croissant Rouge algérien auprès des populations marqués par la guerre. Les photos sont tout de suite exploitées par les services de l’information du FLN dans le journal « Résistance » d’abord, mais également dans les brochures et les tracts. En octobre 1956 déjà les premières images tournées au maquis par Greer et Throckmorton sont, sous l’impulsion du bureau FLN à New York, diffusées par la chaîne américaine NBC. En juin 1957 Peter Throckmorton réussit à faire passer un film de trente minutes « La vie derrière les lignes rebelles » toujours sur NBC. L’impact est immédiat car le mur de la propagande a commencé à se fissurer, l’ALN n’est plus seulement une horde de bandits mais bien une armée organisée et disciplinée. Le succès de l’expérience est indéniable et il est appelé à se renouveler. Alors que la plupart des envoyés spéciaux sont bloqués à Alger, dans l’attente d'hypothétiques autorisations, entre censure et propagande, les seuls photographes à se déplacer sur le terrain du conflit sont les photographes de l’armée. Ainsi, à partir de 1957, les journalistes étrangers sont plus nombreux à rejoindre clandestinement les maquis de l’Est plus accessibles à partir de Tunis.
C’est une belle et triste histoire. Belle parce que c’est l’histoire d’un homme à l’engagement exemplaire et triste pour le prix lourdement payé. C’est l’histoire du Hollandais Kryn Taconis, membre de la prestigieuse agence Magnum. Tout en étant photographe pendant la seconde guerre mondiale il travaille également pour la résistance hollandaise contre le nazisme. Durant l’été 1957, il réussi à passer la frontière tunisienne avec une unité de l’ALN jusqu'à Collo. Il y restera neuf jours, avec juste « une brosse à dent et son matériel photo ». Son reportage « Vivre avec les rebelles » rend de façon troublante l’humanité des combattants algériens, leur vie quotidienne, leur combat, les longues marches, la rencontre avec les populations. Il ni y a pas de tension sur les visages, les relations sont paisibles le maquisard est « comme un poisson dans l’eau ». Exactement ce que craignait l’armée française, avec en mémoire la débâcle indochinoise. « Le verrouillage et la surveillance des autorités françaises étaient tels que nous devions sortir de l'agence pour discuter de l'Algérie», témoigne John G. Morris de Magnum. Le reportage est mis sous embargo « à la demande de Henri Cartier Bresson ». Il sera publié en partie au pays bas mais pas en France. Pour justifier la censure, on avance plusieurs raisons à la mise en doute de la valeur des images « … l'encadrement FLN a été si serré qu'elles ressemblent davantage aux vues d'un camp militaire, à la limite de la propagande, qu'à celles de la résistance spontanée de maquisards. » Ou encore, ajoute-on, il s’en dégage « une impression de mise en scène ». Au delà des justifications avancées, on sent un certain malaise, puisqu’au fond on reproche finalement à Taconis de s’être placé « délibérément dans l’autre camp ». On pourrait préciser… dans l’humanité de l’autre camp. De ce point de vu et en vérité, Magnum ne publie pas le reportage, comme l’explique Pierre Assouline, «…de peur de subir des représailles gouvernementales. » Et elles sont réelles dans le contexte de l’été 1957 avec la fin de la tragique bataille d’Alger et l’incapacité de l’armée française à briser le combat indépendantiste. Le reportage de Kryn Taconis- terrible destin des images- n’est pas bon à montrer, il ne sera publié que bien plus tard après sa mort au début des années 80.
Terrible destin des images mais terrible destin des photographes aussi. Dickey Chapelle est une photographe de presse américaine et reporter de guerre. Elle sera l’une des premières femmes photographes à intégrer la Navy pour couvrir le débarquement d’Okinawa, pendant la deuxième guerre mondiale. Une sacrée bonne femme qui prendra contact avec le FLN en 1957 et réalisera un reportage en Wilaya 5, dans un camp de l’ALN à Bechar. Les images montrent, comme l’écrit Fabrice d’Almeida, « le caractère régulier des opposants » et une rébellion bien organisée mais c’est surtout une séquence entière sur le jugement et l’exécution d’un traître qui va distinguer son reportage et lui donner son caractère complet sur la vie d’une unité combattante qui s’est aussi dotée du pouvoir de rendre justice. Une première photo est publiée dans les pages intérieures de Life en janvier 1958 mais elle sera accompagnée, prudence calculée, par un article qui loue l’intention pacificatrice de la France. En octobre de la même année la revue Argosy publie la scène de l’exécution à la « Une » et quelques photos en pages intérieures avec un texte enfin assumé de Dickey Chapelle. Les autorités françaises « dénoncent le caractère tendancieux de l’article » et « le parti pris de la journaliste et son engagement volontaire ». On relèvera, insinuation grossière, que dans la scène de l’exécution, Dickey Chapelle « est du côté du peloton » et plus insidieux encore, preuve intangible, d’avoir pris « un café avec des hommes du FLN ». Dickey Chapelle de son vrai nom Georgette Louis Meyer décédera en 1965 au Vietnam, terrible destin d’une photographe, en marchant sur une mine vietminh.
D’autres photographes d’horizons différents vont rejoindre Tunis, par choix d’être au plus prés du sujet, de l’autre côté du miroir, au cœur d’une rébellion qui avait enfin réussi à se faire entendre sur la scène internationale. Dirk Alvermann n’avait que 20 ans quand il décide, en 1957, de s’embarquer pour la Tunisie et de traverser clandestinement la frontière pour photographier des combattants de l’ALN. Son choix est fait, il se place d’emblée du côté du combat anticolonial, il veut démonter « en images, point par point », les mensonges de la propagande française. A son retour, il publie un pamphlet contre le colonialisme dans un livre de photos d’une rare intensité et un documentaire intitulé, tout est dit, « Algerische Partisanen ». La RFA, son pays d'origine avait alors refusé de le diffuser afin de ne pas froisser la France. Quant au livre il avait été édité en 1960 en RDA, en format poche. Il ne sera republié, après la réunification de l’Allemagne, que cinquante ans après les accords d'Evian.
Vittorugo Contino est une référence. Caméraman et directeur de la photographie, il a travaillé avec de grands cinéastes comme Rossellini, Antonioni, Pontecorvo, Autant Lara, Buñuel…
Après plusieurs années dans le cinéma, il décide en 1958 de réaliser un film documentaire sur l’Algérie, pour, disait-il « comprendre la Révolution algérienne ». Vittorugo Contino entame son voyage, au début de l’automne1959, en passant par la Tunisie, et se rend, clandestinement sur les monts de Medjerda. Un choix assumé, mûrement réfléchi d’être « le témoin de l’agonie du colonialisme». Lui aussi vient du cinéma et de l’ex Yougoslavie. Stevan Labudovic était photographe et cameraman, il entre en Algérie par la Tunisie en 1959, et reviendra souvent jusqu’en 1962. Cinquante ans plus tard il racontera lors d’un retour à Alger, avec la même émotion, le souvenir des hommes qu’il n’oubliera jamais « ils se sont battus avec des armes, moi avec une caméra car notre objectif était le même, la lutte pour la liberté. » Cela l’a marqué, car aux yeux de ses camarades de combat, il avait compris la valeur capitale du témoin qu’il était « à chaque bombardement, racontait-il, pour me protéger mes camarades me couvraient de leur corps. » Stevan Labudovic aura filmé quatre vingt trois km de pellicules, il nous laisse un précieux témoignage sur une histoire qui n’a pas encore tout dit.
Gerd Almgren vient de la télévision suédoise où elle était journaliste et présentatrice du journal. Elle fut envoyée, en 1960, pour réaliser un reportage sur les réfugiés algériens dans la zone frontalière en Tunisie. Dans la continuité de son travail, elle passe courageusement la ligne Morice pour filmer la vie des maquisards. Ce reportage signera son engagement politique et professionnel pour la cause algérienne. Un soutien qui lui valut en 1961 la perte de son poste de présentatrice à la télé après son discours de premier mai en faveur de l’Algérie indépendante. Elle continua à réaliser des reportages sur l’Algérie et ce fut elle, belle revanche, qui couvrit pour la télévision suédoise, l’indépendance de l’Algérie en 1962.
Parce que les autorités françaises lui avaient refusé l’autorisation de travailler en Algérie Dominique Berretty et un autre photographe américain décident de louer un voilier pour rejoindre Alger en touristes. De Gaule est en tournée et le verrouillage des autorités militaires est extrême. Dominique Berretty est connu et l’on ne veut pas de trouble fête. Il réalise ses premières photographies à l’âge de 14 ans, en photographiant l’occupation allemande en Hollande. Il s’engage dans la résistance. Il est arrêté et déporté en Allemagne en 1943. Il commence véritablement sa carrière de photographe en 1953 et travaille en indépendant pour Paris Match puis rejoint l’agence Rapho et travaille pour le magazine Life de 1958 à 1968 où il réalise de « grandes » photos et de « grands » reportages. Avec son Leica, il couvre les principaux évènements de son temps, Bucarest en 56, la guerre du Vietnam, la décolonisation en Afrique… et l’Algérie, sans autorisation, au moment des manifestations du 11 décembre 1960. Une foule en crue qui déferle de la ruelle de Laâquiba à Belcourt, une foule libérée de toute entrave, déterminée, qui ne connaît plus la peur, qui n’a plus rien à perdre. Une « grande photo » qui à ce jour reste vivante du mystère qui l’entoure. Manifestations spontanées ? Organisées ? Dans tous les cas, la photo dit tout de la maturité de la cause de l’indépendance.
Ce sont là quelques parcours de photographes qui ont marqué la mémoire parce que c’est, en partie, par leurs images que l’opinion mondiale à découvert la cause algérienne. Il y a d’autres photographes et pas des moindres, qui ont enrichi l’histoire de leur regard particulier en tant qu’appelés du service militaire rattachés à l’armée française comme Raymond Depardon ou Marc Riboud, qui raconterons en images les dernières heures de l’amère agonie du colonialisme. Et puis il y a un cas à part, Marc Garanger, appelé lui aussi, photographe de métier, affecté, en 1960 au régiment d´Aïn Terzine, du côté de Sour El Ghozlane. Il a 25 ans et il ne veut pas faire la guerre Il laisse traîner ses clichés sur un bureau, que le commandant remarque, et devient ainsi photographe du régiment. C’est le seul à avoir tenté de montrer, durant son service militaire, entre 1960 et 1962, la face cachée du conflit. Il en a tiré un livre, « La Guerre d´Algérie vue par un appelé du contingent » (Seuil, 1984), complètement passé inaperçu. « Je pensais, raconte-il, que les dizaines de bidasses qui avaient fait des photos allaient les sortir. C´était la chape de plomb, une guerre tabou.» La guerre est tellement taboue que la censure institutionnalisée est là ou on ne la soupçonne pas. « Beaucoup d´appelés envoyaient leurs pellicules à l´usine Kodak de Sevran, qui retenait les photos non « montrables » au motif qu´elles étaient brûlées par le soleil ». Le regard perspicace de Marc Garanger raconte la guerre à sa manière, une guerre qui refuse de se dire, qui nie l’adversaire et sa puissante revendication. Garanger la montre dans son abjecte cruauté. Ici il saisit la peur d'une femme ou l'arrogance des paras et là un chef du FLN arrêté qui lève ses menottes comme on brandit un poing. Mais son sujet le plus connu et qui est aussi l’histoire d’un immense détournement, c’est quand on lui demande de prendre des photos de femmes pour la confection de nouvelles cartes d’identité françaises. Il réalise ainsi, en dix jours, plus de deux mille portraits de femmes dans les villages environnant la caserne. « J’ai reçu leur regard, raconte-t-il, à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente ». Elles devaient retirer leur voile. « Ça se passait dans un silence total, elles me fusillaient du regard, je faisais très vite, une à deux minutes. Beaucoup ont ensuite déchiré leur carte… » Garanger profite de son unique permission, en 1961, pour entrer clandestinement en Suisse, où ses portraits sont publiés dans le magazine L´Illustré. Garanger a ensuite beaucoup exposé ces portraits, dans un cadrage plus large, « pour redonner dignité à ces femmes ». Si aujourd’hui ces images ont valeur de témoignage, elles sont dans le regard d’un homme, le rêve de liberté, même sous la contrainte la plus dure, du mauvais côté de la guerre, au cœur de l’épreuve, le rêve d’un homme et d’un photographe dans le strict cadrage de la photographie. Une belle œuvre.
L’image des Algériens
Abdelmadjid Merdaci a tout a fait raison de rappeler que « Le premier photographe des maquis algériens aura été le maquisard lui-même » Le plus souvent dans la même posture, debout en position de combat, tenant le fusil des deux mains, fixant l’objectif dans l’éternité et la solennité du moment. « Se sachant regardés, écrit Roland Barthes, posant, que veulent-ils bien montrer, malgré eux, d’eux même » Dans la raide tension du moment photographique, c’est en croyant choisir son image qu’elle vous échappe dans les mystères de l’insolation, l’enchaînement de la mécanique et l’alchimie des bains. On ne se voit pas, on s’imagine, on se projette. Car dans le procès incompressible de l’argentique, il faut du temps entre la pose et le tirage papier. Des photos que certains, parce que c’est la guerre, n’ont peut-être jamais vues. Dans leur « lancinant désir de fixer l’instant…poursuit Abdelmadjid Merdaci… photographiant et se faisant photographier… ils livrent…, à corps défendant, la récurrente illustration de la dimension mythiquement collective du combat. » Il y a deux attitudes essentiellement, celle de la position de combat et celle de la pause, heureuse certainement, un répit volé à l’enfer de la guerre, le corps relâché, souriants, fraternels. La vie dans les maquis avec « le plus souvent des scènes de groupe (…) aux acteurs interchangeables », la même scène, la même photo un peu partout, « car il fait aussi peu de doute… poursuit-il… que la seule manière d’être devant l’objectif avait été d’être ensemble ». Ils sont jeunes, ils sont beaux, droits dans les plis réguliers de leurs uniformes, ils ne sont pas la horde déguenillée que l’on veut bien faire croire mais bien une armée qui se bat pour une cause juste. Ce ne sont pas des images politiques à but de propagande, juste des souvenirs pour l’histoire, fragiles et aléatoires, car ils le savent et le montrent, ils sont dans la course de l’histoire, ils sont l’histoire.
Mis à part les photos d’amateurs « occasionnels du regard » il y avait aussi quelques photographes professionnels aux itinéraires chahutés, ayant fait presque tous les métiers et que le mouvement national va intégrer dans le combat anticolonial. Ils ne sont pas nombreux mais ils ont existés. Oubliés, ils sortent peu à peu de l’anonymat où ils ont été confinés, non pas pour la spécificité de leur participation à l’indépendance, mais à l’égal d’autres acteurs, ils longtemps été occultés de l’histoire nationale.
Ils se sont connus jeunes à la Casbah d’Alger, Safia et Mohamed Kouaci ont tout mené ensemble. Lui, il est photographe, en amateur dés les années quarante, elle, elle l’a toujours connu avec « un appareil photo entre les mains, une boîte de quatre sous ». Mariés, ils décident, comme de nombreux algériens, de monter à Paris pour s’en sortir. Le jour, il était fraiseur sur métaux dans une usine et le soir il prenait des cours de photographie. Fréquentant les milieux étudiants algériens, il rejoint naturellement l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens) crée en 1955. On peut dire que Mohamed Kouaci a commencé son parcours de photographe en accompagnant la délégation d’étudiants algériens au festival mondial de la jeunesse à Moscou, en août 1957. Pourtant c’est là que sa vie et celle de sa femme, vont basculer. En s’affichant publiquement, plusieurs membre de la délégation vont être arrêtés et les époux Kouaci fichés et mis sous surveillance. Ils vont alors entrer en clandestinité et à la demande de la Fédération de France du FLN rejoindre Tunis au printemps 1958. Là, ils rejoignent la troupe théâtrale du FLN, dirigée par Mustapha Kateb, Safia deviendra la couturière de la troupe et, tout naturellement, Mohamed en sera le photographe. C’est ainsi qu’il est repéré par Mohammed Saddek Moussaoui secrétaire général de la rédaction du journal El Moudjahid lui confia la direction d’un grand service photographique travaillant pour l’ensemble des ministères du GPRA. « Il assura, écrit Marie Cheminot dans un texte sur Mohamed Kouaci, la renaissance du service photographique mis en sommeil après l’arrestation de son responsable, le photographe Ahmed Dahraoui, parti à l’été 1958 avec le cinéaste français Pierre Clément et un apprenti caméraman, Torki Zelloul, pour mener une mission de prises de vues photo et cinéma en territoire algérien. Les trois hommes avaient franchi la ligne Morice en août et progressèrent dans les maquis pendant deux mois (…) En octobre, ils furent arrêtés par l’armée française aux confins de Bône et finirent la guerre en prison. »
Mohammed Kouaci n’a jamais franchi la ligne Morice, il se consacra entièrement à la réhabilitation du service photographique et à ses archives, tout en assurant la formation de jeunes photographes. Il fera aussi des photos sur les Algériens réfugiés en Tunisie et plus particulièrement des visages d’enfants mais aussi des soldats de l’ALN. On lui doit aussi les portraits de Bourguiba, Ben Bella, Houari Boumediene, Frantz Fanon ou Che Guevara. Il mourra à l’âge de 74 ans en 1996 malade et oublié. Il aura, entre temps, formé et marqué par son humilité et sa sensibilité toute une génération de photographes algériens.
Si l’un était basé à l’Est, Si Kaddour Semmar était à l’Ouest, l’un comme l’autre sont originaires de la riche et merveilleuse Mitidja, Kouaci est né à Blida en 1922, Semmar à Hadjout en juillet 1913. Tous deux fils de commerçants, passionnés de photographie dés leur jeune âge, ils connaîtront un parcours chaotique avant de devenir enfin photographes à part entière. Après avoir été coiffeur à Cervantès du côté de Belcourt, il émigre en 1946 en Tunisie ou il exercera en tant que préparateur de mercure dans une miroiterie, agriculteur dans une ferme prés de Tunis jusqu’au jour ou il rencontre des photographes italiens qui lui transmettrons les rudiments du cinéma mais aussi une façon de voir à la manière du néoréalisme italien marqué par le combat contre le fascisme. Une rencontre décisive pour Kaddour Semmar qui décide d’en faire son métier et ouvre un studio photo à Tunis d’abord puis à Kairouan pendant sept ans. Homme de caractère, il passera dans les années cinquante de La Tunisie au Maroc, à Rabat où il travaille encore une fois dans une miroiterie. Chanceux, il gagne à la Tombola, il est arrêté par la police et libéré le lendemain. Avec l’argent, il ouvre à Oujda un autre studio photo qu’il appellera « Le résistant ». En 1956, il est contacté par les « frères » et rejoint les rangs de l’ALN où il occupera le poste de chef de service de la photographie et de la cinématographie de l’état-major Ouest du commandement des frontières algéro-marocaines. En 1957, il est chargé par les colonels Abdelhafid Boussouf et Houari Boumediene, en tant que photographe et agent de renseignements, de réaliser des reportages cinématographiques lors des entraînements dans les bases de l’ALN. Avec sa Bel&Wall, 16 mm, il va sillonner les camps entre Oujda et la base Ben M’Hidi, tout en formant d’autres photographes. En juin 1960, il est affecté 3e bataillon de Béni Izmir en zone 8, où il assista à un bombardement au napalm où il sera blessé. Il réalisera plusieurs reportages sur les maquis de l’Oranie et restera trois mois lors d’un reportage depuis la zone autonome d’Alger jusqu’à la frontière marocaine et filmera l’attaque de Fellaoucen par l’armée française. Après plusieurs blessures, il sera hospitalisé à Casablanca et à Oujda avant d’être contraint au repos définitif. Il remet les archives photo et cinéma de la Wilaya V au colonel Boumediene et à Kaid Ahmed avant de quitter les rangs de l’ALN. En juillet 1962, il prend le train et regagne sa ville natale, Hadjout. Il ouvre bien sûr, un autre studio photo qu’il appellera, fidèle à son caractère tenace, « El Moudjahid ». Il sera jusqu’en 1970 photographe correspondant du quotidien El Moudjahid et du bureau de l’APS de blida. Et pour assouvir sa passion du cinéma, il sera simple projectionniste en sillonnant toutes les salles de cinéma dela Mitidja. Il mourra en février 2008 à l’âge de 95 ans, malade, blessé dans son orgueil et totalement méconnu. Puisse-t-il un jour que ses archives soient retrouvées.
Il y en a d’autres sur lesquels nous savons très peu, photographes dans les maquis et combattants, valeureux anonymes qui ont fixé des moments d’histoire. Il en est ainsi de Bensoula Mohand Lounes, dit chrouqi de la Wilaya III, région 4 zone 2, qui, raconte-t-on, simple soldat n’arrêtait pas de prendre des photos et d’écrire, il se fait convoquer par Amirouche en personne et à qui il répond… « Je le fais pour l’histoire et pour les générations futures ». Intéressé, Amirouche lui dit « Désormais tu es sergent chef et tu es notre photographe » Ce qui est étonne, de prime abord, dans les images des maquis c’est l’absence de photos des combats, cela saute au yeux et Chrouqi le confirme, dans l’économie d’une guérilla, il est d’abord un combattant. Il y a le photographe et il y a le laborantin, illustre anonyme et qui, quand il était arrêté, était traité exactement comme un ennemi. Le laborantin de Chrouqi s’appelait Chaichi et il avait son studio photo à Sidi Aich, il lui fournissait la pellicule et assurait les tirages papier. Il y a aussi l’histoire de Mourad Bekhodja né en 1938 à Tlemcen et qui a été arrêté et détenu jusqu’à l’indépendance pour avoir effectué des tirages pour les maquisards. Il n’avait que seize ans.
Lors d’une opération de l’armée française en décembre 1959, dans la région de Bordj Bou Arriredj, les soldats trouvent sur le cadavre d’un maquisard une enveloppe pleine de photo. L’armée soupçonne deux studios « arabes » à Bordj. Ils font une descente chez les frères Merazi et ne trouvent rien, alors que des tirages étaient cachés derrière la chasse d’eau. Ils se rendent alors directement chez Mohammed Ben Gherbi, saccagent le studio, saisissent le matériel et l’embarquent. Il sera torturé au fer rouge, remis aux gardes mobiles, puis pris dans un hélico et jeté dans le vide. Son corps ne sera jamais retrouvé.
On ne peut contourner Djamel Eddine Tchanderli pour parler de l’image. Né à Annaba et après avoir étudié la photographie, Il travaille pour la presse parisienne. Reportage sur le pèlerinage à la Mecque pour le compte de Paris-Match (1947). De 1955 à août 56 il est envoyé spécial pour l’Eclair Journal et filme, 1955, l’enterrement du docteur Benzerdjeb, les documents sont confisqués par le préfet d’Oran et le massacre d’Algériens par les pieds-noirs à la sortie du cimetière de Lakhdaria en 1956 et ou il évite d’être lynché, le film est confisqué par l’armée. Il rejoint, dès son retour à Paris, la Tunisieet se met à la disposition de l’ALN. En septembre 1956 il crée le service cinématographique et photographique de l’ALN sous l’égide des chefs de la base de Tunis, représentants la Wilaya II, Brahim Mezhoudi et Amar Benaouda. Début 1957 il retourne au maquis de la Wilaya IIcommandée par le colonel Ali Kafi, et réalise plusieurs reportages et filme « Par Hasard un bombardement au napalm dans la région d’El Milia » il décide de rentrer sur Tunis pour envoyer le document a son frère Abdelkader Tchanderli aux nations unies et confondre l’armée française qui disait ne pas utiliser le napalm en Algérie. Il traverse la ligne Morice en 1958 et se blesse au deux genoux. De 58 à la création du GPRA, il dirige un réseau de renseignement du MALG puis pour le compte du GPRA il crée le service cinématographique du ministère de l’information. Il réalise, en 1961 tour à tour Yasmina, La voix du peuple, Les réfugiés et Les fusils de la liberté avec notamment à la camera Mohamed Lakhdar Hamina et l’aide de Serge Michel et Pierre Clément. Il ne quittera pas le monde du cinéma et cela jusqu'à sa mort le 10 novembre 1990. Il restera celui qui a réalisé les premiers documents filmés sur la guerre de Libération nationale dans les maquis.
Epilogue
Cinquante ans après, les images de la guerre n’ont pas encore livré tous leurs secrets, « elles sont… comme l’écrit Benjamin Stora… en cours de déchiffrage ». Au-delà des images, il y a l’histoire qui reste à écrire et plus que tout peut être, à assumer dans sa conquête de la liberté mais aussi ses drames et ses silences. Le temps de rétablir les vérités car la photo ne « dit…écrivait Roland Barthes… que ce quelle donne à voir ». L’armée coloniale avait eu besoin des légendes pour faire parler et mentir les photos mais voilà et ce sont les revers de la propagande quand elle se fonde sur un immense mensonge. Sur la durée tout remonte à la surface, qui est la nature même de la photographie.
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Posté Le : 01/06/2013
Posté par : dzphoto
Ecrit par : Abdelkrim Djilali, ancien d’Algérie-Actualité