Algérie

Evocation


Un reportage de Saïd Aït-ïd Aït-Mébarek
Le pèlerinage et le recueillement effectués à Oulkhou, en souvenir de la mort de Tahar Djaout, est un passage d'une rive à l'autre de la mémoire. D'abord, il y a le souvenir d'un passé tout proche qui ravive l'image du poète assassiné et accompagné en cette funeste journée du mois de juin de l'année 1993, à sa dernière demeure par une foule immense. Il y a, ensuite, l'autre versant de la mémoire où se retrouvent les résonances végétales, bucoliques et minérales et tous les souvenirs inhérents à l'espace- temps qui a vu naître le poète et qui constituent l'espace génétique de son œuvre, sa «madeleine de Prous».
Oulkhou, onze heures, en ce jour du mois de mai. Le village pourrait bien porter cette épitaphe : bienvenue à Oulkhou, cigit le poète. Un aphorisme, en guise de bienvenue, inspiré par la solitude et la gravité de l'instant qui a vu converger vers le Oulkhou et le petit cimetière quelques irréductibles nostalgiques et adeptes des cérémonies mémorielles, petite foule égarée sur les sentiers du souvenir : Oulkhou, ci-gît le poète entre mémoire et terroir. Cette formule qui résonne comme un leitmotiv et surgit à chacun de nos pas prendrait bien sa place sur le marbre funéraire qui recouvre la tombe du poète. Djaout-Oulkhou, Oulkhou-Djaout, va peut-être pour Djaout… En tout cas, la confusion sonne comme un paradoxe. Elle peut même paraître heureuse puisqu'elle profite bien au village, un lieu-dit surgit (grâce ou à cause de la mort du poète journaliste) de l'anonymat et de nulle part. Enserré entre ciel, montagne et mer, Oulkhou a fini par ne faire qu'un dans l'esprit de bien des gens et visiteurs d'un jour, de se confondre dans la mémoire collective avec le nom du poète. Mais Oulkhou, en ce 26 mai, semble toujours triste. Partout où se dirigent nos pas, subsiste une impression de solitude et d'abandon, même si le soleil de cette journée printannière du mois de mai inonde de son éclatante luminescence ces collines qui ondulent à perte de vue, suggère le contraire et invite le regard à l'allégresse, à la communion avec la terre. Dans la voiture qui chemine sur l'étroite route du village au bitume fraîchement mis mais déjà décrépi et parsemé de nids-depoule, Akli Gacemi, un natif du village et ami de Djaout, n'arrête pas, comme il l'a fait depuis notre départ matinal de Tizi- Ouzou, d'effeuiller la chronique de son village. Là, il nous montre la maison des Djaout. Là-bas, le lieu où se sont déroulées des scènes racontées dans Les Vigiles(roman de Djaout), ici et là, des endroits différents où se tenaient les soldats français quand les villageois étaient rassemblés pour être soumis aux fameuses séances de sensibilisation et de mise en garde (une scène du roman Les Vigilesde Tahar Djaout). Là-bas encore, l'endroit où a été exécuté un villageois (encore une scène racontée dans Les Vigiles.), le tout enveloppé dans des réminiscences et des souvenirs lointains, tantôt de jeunesse et des moments passés avec «Tahar» au village, tantôt sur les temps de guerre que notre guide du jour se plaît à nous faire partager. «Tu vois, nous dit-il, en arrivant devant la mosquée, c'est à partir d'ici que Tahar et moi-même transportions du sable sur une brouette. C'était l'été et Tahar qui revenait de Paris où il était étudiant à la Sorbonne n'hésitait pas à se mêler aux villageois et à participer au volontariat pour la construction de cette mosquée que tu vois là, devant toi», nous raconte M. Gacemi, inspecteur de l'éducation nationale et qui se fait un point d'honneur depuis son départ à la retraite à témoigner de l'œuvre du défunt poète et journaliste. Il tient, ainsi, à témoigner de l'esprit de tolérance qui animait Djaout. «Même s'il ne cachait pas son agnosticisme et son attachement à la laïcité, Tahar n'avait aucune haine de la religion comme certains le lui ont prêté, à tort.»
Réminiscences douloureuses
Sur l'une des nombreuses collines du village où repose à jamais et depuis 1993 Tahar Djaout, face à la Grande Bleue, il plane toujours le même air d'abandon. Atmosphère de triste solitude qui tranche avec l'éclatante blancheur de cette journée ensoleillée du mois de mai qui baigne de toute sa luminescence la multitude de collines alentours sur lesquelles s'égrènent comme sur un damier accidenté les hameaux et les villages qui appartiennent, comme Oulkhou, à la commune d'Aït Chafaâ, dans la daïra d'Azeffoun. Comme lors des précédentes visites, des réminiscences douloureuses n'ont pas manqué, en cette journée, de rejaillir et d'imprégner les lieux et, sans doute, aussi, l'esprit des participants au recueillement sur le petit cimetière d'Oulkhou. Une atmosphère si bien rendue par la ballade aux accents lancinants et tristes exécutée magistralement au violon par la jeune Sarah, élève d'un conservatoire parisien et invitée de l'association Etoile du jour d'Ifigha. Requiem déchirant qui sonne encore comme une oraison funèbre. Envolée déchirante qui rappelle le passé, pour mieux conjurer les injures que le temps présent continue d'infliger à la mémoire. On ne peut revisiter Oulkhou sans avoir en play-back cette journée funeste du début de l'été de 1993 et l'image de cette marée humaine, linceul noir qui se répand dans un mouvement de flux et de reflux, arpentant ou descendant les pentes abruptes du village. Image paradoxale, en clair-obscur d'un village qui reste depuis — en tout cas dans la mémoire de l'auteur de ces lignes — lié à l'idée de mort. Fatal et tragique coup de pouce de l'histoire, Oulkhou, qui venait d'enterrer le plus connu d'entre ses enfants, s'est arraché à l'anonymat, à la morne réalité du temps qui coule pour s'ajouter à la multitude de noms et de lieux qui parcourent le pays devenus par la force des choses le réceptacle d'une mémoire tatouée par la douleur et les ravages du déchaînement de la haine des fous de Dieu. Oulkhou, Tala Amara, Tala Bounane, Tanalt… des lieux semblables à beaucoup d'autres en Algérie où résonnent encore les staccatos des armes et les cris déchirants des trucidés et les plaintes éplorées de leurs parents. Des noms devenus emblématiques de la mémoire qu'il n'est pas bon de revisiter par ces temps de bien pensance réconciliatrice. Oulkhou, sève inspiratrice, «la madeleine de Proust» du poète. Et puis, il y a l'autre Oulkhou, petite bourgade rurale, lovée au creux de la montagne et au pied du mont Tamgout, s'offrant, aux douceurs estivales comme aux orgues hivernales et tristes de la Méditerranée. Imperturbablement. Cet Oulkhou-là, c'est celui du poète et que nous redécouvrons en cette journée de mai comme un cadeau offert au regard par la nature dans un écrin de lumière et de verdure printanière et que nous raconte avec émotion et nostalgie notre ami et intarissable Akli Gacemi, complice éploré de Djaout et passionné de son texte. Pour la circonstance, celui qui nous sert de guide, guide nos pas sur les traces des instants fugaces passés au village avec le poète d'Oulkhou a troqué ses habits de citadin et d'inspecteur de l'éducation nationale à la retraite pour revêtir ceux du villageois, natif d'Oulkhou qu'il était pour nous dire la mémoire de son village qu'il confond avec les souvenirs des jours d'été et les moments partagés avec Djaout. Il évoque aussi les escapades, les promenades et les randonnées pédestres ainsi que les moments de solitude passés sur le front de mer à Azeffoun par «Tahar». Ainsi parlait-il, non sans fierté de ces années de complicités villageoises partagées avec T. Djaout à travers les sentiers forestiers et les venelles du village. Des noms, des lieux et des moments qui ont participé, fertilisé un imaginaire fécond qui donna naissance à L'Exproprié, Les Rêts de l'oiseleur, Les Vigiles et Les Chercheurs d'os à Tahar Djaout.


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